La housse partie


Je vais aujourd'hui vous conter l'histoire d'un riche bourgeois d'Abbeville. Cet homme avait des terres, et beaucoup de biens.
Mais il advint que tout le pays fut ravagé par la guerre. Par crainte des ennemis, il quitta sa ville avec sa femme et son jeune fils, et vint à Paris.
Cet homme d'honneur était sage et courtois, la dame fort enjouée, et le jeune homme n'était ni sot ni malappris. Aussi les voisins furent-ils très heureux de les accueillir. On les tenait en grande estime. Le bourgeois faisait commerce, achetant et revendant les denrées si habilement, qu'il accrut beaucoup son bien.
Il vécut ainsi fort heureux, jusqu'au jour où il perdit sa compagne. Le jeune garçon, qui était leur seul enfant, en fut très attristé. Il parlait sans cesse de sa mère. Il pleurait, il se pâmait. Si bien que son père chercha à le réconforter.
- Beau doux fils, lui dit-il, ta mère est morte ; prions Dieu qu'il prenne son âme en pitié !
Mais sèche tes yeux, mon enfant, car de pleurer ne sert à rien. Te voilà bientôt chevalier, et d’âge à prendre femme. Nous sommes ici en terre étrangère, loin de nos parents et de nos amis. Si je venais à disparaître, tu te trouverais bien seul, dans cette grande ville.
Aussi voudrais-je te voir marié. Il te faut une femme bien née, qui ait oncles, tantes, frères et cousins, tous gens de bon aloi. Certes, si j'y voyais ton bonheur, je n'y ménagerais guère mes deniers.
Or, devant la maison du prud'homme habitait une demoiselle hautement apparentée. Son père était un chevalier fort expert au maniement des armes, mais qui avait mis en gage tous ses biens et se trouvait ruiné par l'usure.
La fille était gracieuse, de bonne mine, et le prud'homme la demanda à son père.
Le chevalier, de prime abord, s'enquit de sa fortune et de son avoir. Très volontiers, il lui répondit :
- J'ai, tant en marchandises qu'en deniers, mille et cinq cents livres vaillants. J'en donnerai la moitié à mon fils.
- Hé ! beau sire, dit le chevalier, si vous deveniez templier, ou moine blanc, vous laisseriez tout votre bien au Temple ou à l'abbaye. Nous ne pouvons nous accorder ainsi ! Non, sire, non, par ma foi !
- Et comment l'entendez-vous donc ?
- Il est juste, messire, que tout ce que vous possédez, vous le donniez à votre fils. À cette seule condition, le mariage sera fait.
Le prud'homme réfléchit un temps.
- Seigneur, j'accomplirai votre volonté, dit-il.
Puis il se dépouilla de tout ce qu'il avait au monde, ne gardant pas même de quoi se nourrir une journée, si son fils venait à lui manquer.
Alors le chevalier donna sa fille au beau jeune homme.
Le prud'homme vint demeurer chez son fils et sa bru. Ils eurent bientôt un jeune garçon, aussi sage que beau, plein d'affection pour son aïeul ainsi que pour ses parents.
Douze années passèrent. Le prud'homme devenait si vieux qu'il lui fallait un bâton pour se soutenir. Comme il était à la charge de ses enfants, on le lui faisait cruellement sentir. La dame, qui était fière et orgueilleuse, le dédaignait fort. Elle le prit si bien à contrecoeur qu'enfin elle ne cessait de répéter à son mari :
- Sire, je vous prie, pour l'amour de moi, donnez congé à votre père. En vérité, je ne veux plus manger, tant que je le saurai ici.
Le mari était faible et craignait beaucoup sa femme. Il en fît donc bientôt à sa volonté.
- Père, père, dit-il, allez-vous-en. Nous n'avons que faire de vous : allez vous punir ailleurs ! Voilà plus de douze ans que vous mangez de notre pain. Maintenant, allez donc vous loger où bon vous semblera !
Son père l'entend, et pleure amèrement. Il maudit le jour qui l’a vu naître.
- Ah ! beau fils, que me dis-tu ? Pour Dieu, ne me laisse point à ta porte. Il ne me faut guère de place. Pas même de feu, de courtepointe, ni de tapis. Mais ne me jette pas hors du logis : fais-moi mettre sous cet appentis quelques bottes de paille. Il me reste si peu de temps à vivre !
- Beau père, à quoi bon tant parler ? Partez et faites vite, car ma femme deviendrait folle !
- Beau fils, où veux-tu que j'aille ? Je n'ai pas un sou vaillant.
- Vous irez de par la ville. Elle est, Dieu merci, assez grande, vous trouverez bien quelque ami, qui vous prêtera son logis.
- Un ami, mon fils ! Mais que puis-je attendre des étrangers, quand mon propre enfant m'a chassé ?
- Père, croyez-moi, je n'y peux rien, ici je n’en fais pas toujours à ma volonté.
Le vieillard a le coeur meurtri. Tout chancelant, il se lève et va vers le seuil.
- Fils, dit-il, je te recommande à Dieu. Puisque tu veux que je m'en aille, de grâce, donne-moi quelque couverture, car je ne puis souffrir le froid.
L'autre, tout en maugréant, appelle son enfant.
- Que voulez-vous, sire ? dit le, petit.
- Beau fils, va dans l'écurie, tu y prendras la couverture qui est sur mon cheval noir, et l'apporteras à ton grand-père.
L'enfant cherche la couverture, prend la plus grande et la lus neuve, la lie en deux par le milieu, et la partage avec son couteau. Puis il apporte la moitié.
- Enfant, lui dit l'aïeul, tu agis laidement. Ton père me l'avait donnée toute.
- Va, dit le père, Dieu te châtiera. Donne-la tout entière.
- Je ne le ferai point, dit l'enfant. De quoi plus tard seriez-vous payé ? Je vous en garde la moitié, car vous-même de moi n'obtiendrez pas davantage. J'en userai avec vous exactement comme vous l'avez fait avec lui. De même qu'il vous a donné tous ses biens, je veux aussi les avoir à mon tour. Si vous le laissez mourir misérable, ainsi ferai-je de vous, si je vis.
Le père hoche la tête en soupirant. Il médite, il rentre en lui-même.
- Sire, dit-il, rebroussez chemin. Il faut que le diable m'ait poussé, car j'allais commettre un péché mortel. Grâce à Dieu, je me repens. Je vous fais à tout jamais seigneur et maître en mon hôtel. Si ma femme ne peut le souffrir, ailleurs je vous ferai bien servir. Vous aurez toutes vos aises, courtepointe et doux oreiller.
« Par saint Martin, je vous le dis, je ne boirai de vin ni ne mangerai de bon morceau, que vous n'en ayez de meilleur. Vous aurez une chambre privée, et à bon feu de cheminée. Vous aurez une robe telle que la mienne. À vous je dois fortune et bonheur, beau doux père, et je ne suis riche que de vos biens.
« Seigneurs, la leçon est bonne, croyez-m'en. Tel qui jadis s'est dépouillé pour son enfant subit trop souvent le sort de ce bourgeois.


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Le pauvre clerc


Il était à Paris un clerc fort instruit dans toutes les sciences sacrées ; nul mieux que lui ne savait lire le latin. Il étudiait en Sorbonne ; mais sa pauvreté était grande.
Il a peu à peu épuisé son pécule. Et puis il a vendu les chauds vêtements dont ses parents l'avaient pourvu. Il s'est défait aussi de toutes ses médailles et objets de prix. Il n'a seulement plus rien qu'il puisse mettre en gage.
Alors, bien tristement, il retourne en son pays, pleurant les beaux rêves qu'il ne réalisera jamais. Sa subsistance, durant le long voyage, il la trouve, au hasard, parfois plantureuse dans les pays où l'hospitalité est large, bien chiche souvent dans les villages où l'on dédaigne les pauvres étudiants.
Il vient à passer dans une riche bourgade. Il est tard, de tout le jour il n'a bu ni mangé. Tout rompu de fatigue, il frappe à la première porte. A la dame qui lui ouvre, il demande de l'héberger.
- Je suis seule, répond-elle, et mon maître me blâmerait fort s'il savait que je vous ai introduit dans son logis.
- Dame, je viens d'école. J'ai beaucoup marché tous ces jours. Par charité, ne m'éconduisez pas.
Mais elle, durement, fait mine de refermer la porte. D'un coup d'oeil, le clerc voit dans la salle deux barils de vin, qu'un valet cache soigneusement. Sur le feu, un bon rôti est cuit juste à point, et la servante sort un gâteau tout fumant de son four.
À voir si bonne chère, l'eau lui vient à la bouche ! Et le clerc insiste encore. Mais c'est peine perdue. On lui ferme la porte au nez : il faut bien qu'il s'en aille.
À quelques pas de là, il rencontre un archer, en brillant uniforme ; et celui-ci entre, tout de go, dans cette maison d'où on l'a chassé. En voilà un qui va faire bombance !
Pensif, le clerc cherche à se tirer d'embarras. Mais que faire, quand on a sa science pour tout bagage ?
Un homme d'honneur vint à passer sur la route. Justement il l'interpelle :
- Voilà un gars qui paraît bien las et penaud. Que cherchez-vous, mon brave ?
- Je ne suis qu'un pauvre écolier qui a beaucoup marché et qui cherche en vain un gîte.
- Qu'à cela ne tienne ! Seigneur clerc, quittez cette mine déconfite. Je vous hébergerai, moi, bien volontiers. Dites-moi, avez-vous frappé à cette porte ?
- Hélas ! oui, l'on m'a éconduit.
- Eh bien, retournez-y. C'est mon propre logis. Je vous y ferai bien traiter, vous pouvez m'en croire.
Ils y vont tous deux. Devant la porte, l'homme appelle à voix haute.
Sa femme l'entend. La voilà très effrayée. Vite, elle enferme dans un grand bahut cet homme qui venait d'entrer chez elle. Puis elle cache les fines victuailles. Enfin, elle se décide a ouvrir. Le clerc entre avec le maître dans la maison.
- Or ça, dit le bourgeois, servez-nous à manger !
- Vous savez bien, dit la dame en maugréant, que nous n'avons rien de prêt. N’avez-vous pas tout mange, ce matin ?
Enfin, de fort mauvaise grâce, elle prépare une maigre pitance.
Tandis qu'elle s'affaire, le mari demande au clerc quelque conte ou quelque récit, afin d'attendre gaiement le repas.
Le jeune homme commence de bon coeur :
- Chemin faisant, je rencontrai un jour un troupeau de porcs ; un loup qui passait se jeta sur l'un d'eux, dont la chair, certes, me parut grasse et appétissante autant que celle du rôti que je vis mijoter tantôt ici.
- Qu'est-ce à dire ? s’écrie le mari. Auriez-vous donc ici un rôti tout prêt, quand vous ne nous régalez que de ces pois chiches ?
Voilà ma bourgeoise bien contrariée. On lui fait apporter la viande.
Cependant, le clerc continue son récit.
- Le loup s'est donc jeté, très férocement, sur la bête, et je vis le sang couler en abondance, vermeil comme ce vin que l'on rangeait tout à l'heure.
- Nous avons donc aussi du vin ?
- Certes, répond la dame qui reprend de l'assurance. Voyez comme je pensais à vous !
- C'est fort bien fait, nous serons donc deux, avec le clerc, à pouvoir en profiter.
- À cet instant, reprend le clerc, je voulus abattre la bête cruelle. Je me saisis d'une pierre - grosse, tenez, comme le gâteau qu'on sortit du four, tout fumant, devant moi.
- Ma foi, nous voilà bien lotis : chair, vin et gâteau, que souhaiter de meilleur ? Apportez-nous aussi le gâteau, si vous l'avez.
La dame s'exécute et son seigneur fait de grands éloges au clerc, du beau conte qu'il leur a fait.
- Et ce n'est pas tout, ajoute celui-ci. Quand de ma pierre je menaçai le loup, ses yeux brillèrent - avec autant d'éclat, ma foi, que ceux de l'archer qui nous regarde par les fentes de ce bahut.
- Un homme est caché ici ! Eh bien ! nous l'allons voir. Il en sortira peut-être plus vite qu’il n'y est entré !
Et le mari, ce disant, court au bahut, l'ouvre, et en tire notre archer fort déconfit les cheveux en désordre et ses brillants atours tout fripés et salis dans l'étroit bahut.
Il ne lui laissa guère le temps de s'expliquer. D’un maître coup de pied - appliqué au bon endroit, je vous assure - il envoya rouler le galant dans la poussière a vingt pas du logis.
Tel est pris, qui croyait prendre.


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La folle largesse


Il est bon de répandre partout ses bienfaits. Mais il faut rester dans la mesure. Le sage prend garde de donner au pauvre et non au riche.
Nul ne sait ce que vaut la fortune, s'il ne connaît la peine de l'acquérir. Nous l'allons montrer tout à l'heure.
A quatre lieues de la mer demeuraient un homme d'honneur sage et loyal et sa femme. Cet homme, pour tout métier, allait de jour en jour au rivage, pour chercher du sel. Avant de prendre femme, il suffisait aisément de cette manière à ses besoins ; car il vendait son sel fort habilement. Aussi était-il gras et bien repu, bien chaussé et bien vêtu.
Il ne connaissait pas son bonheur ! Un jour, il lui prit fantaisie de se marier. La belle était gracieuse et plaisante. Mais, insouciante et gaie, elle ne songeait qu'à s'amuser.
Après les noces, il reprit son métier. Il alla à la mer, rapporta du sel, et chargea sa femme de le vendre. Elle fut enchantée de cette occupation nouvelle.
- Fiez-vous à moi, s'écria-t-elle, allez chercher le sel. Moi, je vous le vendrai si sagement que vous y gagnerez le double !
Tout joyeux à cette idée, le bonhomme la laissa faire. Tous les jours il allait à la mer. Il en revenait, moulu de fatigue. Le soir, au lieu de se reposer, il lui fallait courir la prétentaine pour distraire sa jeune femme, fraîche et dispose. Le lendemain, il se levait de bon matin pour travailler encore. Aussi je vous prie de croire qu'il ne garda pas longtemps son teint frais et sa figure réjouie !
- Qu'importe ? songeait-il. Quand nous serons bien riches, je me reposerai et je mènerai la vie d'un seigneur.
Or, sa femme, au logis, chantait et riait tout le jour. Ses beaux projets étaient loin, elle ne songeait guère vraiment à vendre du sel.
Ses voisines en profitèrent. Elles vinrent la trouver, leur écuelle en main - entre voisins, ne faut-il pas se rendre de menus services ? - et sans plus réfléchir l'étourdie leur en versa à pleins bords, les engageant à revenir. Toutes les commères du pays en firent autant. Moyennant quelques sourires et quelques compliments, elles étaient approvisionnées gratis. Le sel a si peu de prix ! On ne saurait en être avare.
Mais le brave homme s'avisa un jour que le sel manquait plus souvent que jamais, et qu'il avait par contre moins d'argent. Il en fut très déçu. « D'où me vient cette perte ? » songeait-il à tout moment.
Or, en rentrant un soir, il vit une voisine sortir de chez lui, cachant quelque objet sous son manteau.
- Hé! ma Mie, qu'emportez-vous ainsi ? demanda-t-il.
- Doux ami, j'étais allée voir votre femme Hermesant, que j'aime fort. Elle m'a prêté un peu de levain.
- Belle provision de levain que vous avez faite là ! s’écria-t-il en écartant le manteau.
Une pleine potée de sel apparut.
Il laissa aller la voisine, toute confuse. Et puis, il se prit à songer : comment faire comprendre à sa femme la folie de telles largesses ?
Il s'avisa, comme vous l'allez voir, d'un heureux stratagème.
Précisément, sa femme lui dit dès le retour :
- Comme vous apportez peu de sel, Messire ! Il m'en faudra demain bien davantage, si nous ne voulons en manquer.
- Volontiers, lui dit-il, mais, dans ce cas, vous viendrez, s'il vous plaît, avec moi, pour porter votre part du fardeau. Ce ne sera qu'un jeu pour vous ! Vous verrez les champs qui verdoient et entendrez chanter l'alouette. Le grand air vous fera plus belle que jamais.
- Oh ! la bonne idée ! dit-elle. C'est bien ennuyeux de rester toujours au logis. Et puis, j'allégerai votre tâche.
Il eût fallu la voir, le lendemain, dès l'aube, trottant toute pimpante, sur les rands chemins en chantant à pleine voix. Son mari ne soufflait mot.
À la mer, ils remplissent leurs paniers, puis sien retournent.
La dame ne tarda pas à trouver le fardeau bien pesant. Son mari allait de l'avant, l’engageant à se hâter.
- Il n'est pas tard, dit-elle. Reposons-nous un peu.
- Allons ! Allons ! Vous n'y songez pas, nous n’avons pas fait encore le quart du chemin !
Elle marcha encore, mais son fardeau lui agréait de moins en moins. Si son mari n'avait été là, elle s'en serait débarrassé. Mais elle n'osait et lui cachait son ennui par orgueil. Enfin, n'en pouvant plus, elle se laissa tomber à terre.
- Que vous en semble, Madame ? lui dit son mari en s’arrêtant aussi. Ne me blâmiez-vous pas sans cesse de rapporter de trop petites charges ? En prendrai-je désormais à ma volonté ?
- Messire, je fais voeu de ne jamais plus vous faire de reproche. De tels fardeaux sont trop pesants en vérité.
Il la déchargea de moitié. Mais, quelques pas plus loin, elle s'arrêtait encore.
- « Il fallait que je sois bien folle, songeait-elle, pour croire ce que me disaient les voisines. Plût à Dieu que leur dos à chacune en supporte autant que le mien à cette heure. Qu'elles n'espèrent plus me trouver si prodigue. Par la foi que je dois au Dieu qui n'a jamais menti, elles y viendraient en vain ! Combien je me sens lasse ! »
Vous conterai-je par le menu ses arrêts, ses repos, ses fatigués ? À minuit, ils n'étaient pas rendus. Elle se coucha, sitôt arrivée.
Hélas ! le lendemain, aux premières lueurs du jour, son mari la réveillait.
- Il est l'heure ! Levez-vous, et retournons au sel !
Il y alla seul. Mais la leçon était complète.
Dorénavant, plus de folle largesse. La marchande fut si avisée qu'elle achetait bientôt de ses deniers deux chevaux et une charrette. Leur commerce s'étendit par tout le pays. Ils eurent du bien au soleil, et gardèrent l'estime de tous leurs voisins.


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