La légende de Guillaume d'Orange

I - Le charroi de Nîmes.


C'est au mois de mai, au renouveau de l'été. Les prés se parent de verdure, les oiseaux chantent, et l'on voit éclore les feuilles tendres et les fleurs.
Le comte Guillaume revient d'une longue chasse à travers la forêt. Autour de lui, de jeunes et très nobles chevaliers s'avancent, leur faucon au poing et suivis de leur meute.
Ils rentrent dans Paris, ils déposent dans leurs demeures le produit de leur chasse. Mais voici venir Bertrand, le neveu de Guillaume.
- L'empereur est occupé a une bien triste besogne, mon oncle. Indifférent aux services rendus, il distribue fiefs et châteaux, villes et provinces aux courtisans qui l'entourent. Il n'oublie que deux barons, seigneur : vous et moi. Vous, le loyal baron, qui avez tant peiné pour lui !
À ces mots, Guillaume éclate d'un rire énorme qui fait frissonner tous les arbres d'alentour.
- Allez, beau neveu, laissez tout cela. J'irai sur l'heure parler à Louis.
Il va, et gravit les marches du palais. Au seul bruit de ses pas, les barons sont saisis de frayeur et Louis, stupéfait, vient à sa rencontre.
- Sire Louis, s'écrie Guillaume, j'ai à te parler.
- Je vous écouterai donc, dit Louis.
- Je t'ai loyalement servi, les armes à la main, comme un véritable baron, n'est-il pas vrai ? J'ai livré maintes batailles : que dis-je ? J'ai tué bien de jeunes et nobles chrétiens : que Dieu me pardonne et qu'il ait pitié de leurs âmes, ce sont de grands péchés !
- Sire Guillaume, patientez un peu. Après l'été viendra l'hiver, un de mes pairs mourra bien d'ici là ! Je vous donnerai toutes ses terres, et sa veuve même si vous voulez l'épouser.
- Par le Christ, reprend Guillaume, faudra-t-il donc que j'attende si longtemps, quand je n'ai pas seulement gagné à votre service le grain qu'il faudrait pour nourrir mon cheval ? Holà, mes nobles compagnons, équipez-vous et chargez nos chevaux, car nous allons quitter cette cour.
- Nous vous obéirons, disent ses gens.
Guillaume est ivre d'orgueil, et ses regards jettent des flammes.
- Sire Louis, fils de Charlemagne qui fut le plus brave et le plus juste des rois, as-tu oublié la rude bataille que je livrai pour toi au géant Corsolt ? As-tu oublié comment tu fus couronné ? Il ne te souvient plus guère de ces services, quand tu partages tes terres.
Roi, as-tu oublié Gui d'Allemagne, qui te disputait ta couronne et que j'ai tué ?
Roi, as-tu oublié la grande armée d'Othon, qui te surprit sous les murs de Rome et devant qui tu fuyais comme un chien effrayé ? Je t'ai défendu, j'ai fait de toi le maître de Rome. Maintenant, tu es riche. Moi je suis méprisé, je n'ai pas gagné en tant d'années un fétu de paille !
- Sire Guillaume, répond le roi Louis, je vois bien que vous êtes dans une grande colère. Eh bien, je vais vous faire un beau présent : je vous donne la terre du vaillant comte Foulque.
- Je ne la prendrai point, dit Guillaume, car Foulque a laissé deux enfants qui sont en état de défendre son fief. Je ne me soucie point de dépouiller des orphelins ; donne-moi quelque autre terre.
- Sire Guillaume, prenez donc celle du marquis Béranger qui vient de mourir et épousez sa femme.
À ces mots, Guillaume croit devenir fou de rage.
- Nobles chevaliers, s'écrie-t-il, écoutez tous et sachez comment Louis récompense ses meilleurs serviteurs. Béranger a lutté pour lui sans relâche. Il l'a délivré des païens qui voulaient le massacrer, et l'a fait monter sur son propre destrier. Tandis que l'empereur s'enfuyait comme un chien peureux, le marquis Béranger, demeuré seul au milieu des Sarrasins, a été tué et coupé en morceaux. Il laisse un petit enfant : l'empereur veut le trahir et me donner son fief ! Par saint Pierre, seigneurs, je refuse ces terres et, s'il y a en France un chevalier assez hardi pour ravir la terre du fils de Béranger, voici mon épée qui lui tranchera la tête !
- Sire Guillaume, écoutez-moi. Si ce fief ne vous agrée pas, je vous donnerai une autre terre, je vous donnerai le quart de la France : le quart des abbayes, des marchés, des archevêchés et des villes, le quart des chevaliers, des bourgeois et des vilains, je vous donnerai le quart des demoiselles, des dames, des prêtres, des moines, oui, je vous donnerai le quart de mon empire. Je vous en conjure, noble chevalier, acceptez-le.
- Non point, Sire, pour tout l'or du monde je n'accepterai point ce présent. Si je le prenais, on entendrait les chevaliers se dire : « Voyez Guillaume qui a su tromper son seigneur en se faisant donner la moitié du royaume et en lui arrachant les morceaux de la bouche. »
- Sire Guillaume, je ne sais plus alors quel don imaginer pour vous satisfaire.
- Roi, répond Guillaume, laissons tout cela. Quand vous le jugerez bon, vous saurez me donner assez de provinces, de châteaux et de forteresses.
Et, sur ces mots, Guillaume sort en frémissant de colère.
- Vous avez eu tort de parler ainsi au roi ! lui dit Bertrand qui l'attendait.
- Par le Christ, il me doit son trône, et je l'en arracherai ! s'écrie Guillaume.
- Ce n'est pas là un langage de vassal fidèle, mon oncle, vous vous repentirez de ces paroles.
La rage du comte est tombée, car son neveu dit vrai.
Beau neveu, retournons au palais, dit-il après quelques instants de réflexion. Il faut toujours être loyal.
Il retourne, rasséréné, devant Louis.
- Donnez-moi, dit-il, l'Espagne, avec Toulouse, Nîmes et Orange : ce fief est digne de moi. J'ai fait voeu, jadis, de délivrer cette terre misérable : j'accomplirai donc mon voeu.
- Mais ces pays que vous dites ne m'appartiennent pas, je ne puis donc vous les donner.
- Qu'importe ! Je les conquerrai pour vous, et je vous en rendrai hommage.
Sur l'heure, il réunit une armée.
A moi les chevaliers les plus pauvres, les plus braves, ceux qui veulent conquérir la gloire, les riches donjons, les plus beaux destriers !
Trente mille bacheliers de France se joignent à lui. Et maintenant, en route pour l'Espagne et pour Nîmes.
On traverse la France entière, le Berry verdoyant, l'Auvergne et ses hautes montagnes. Nîmes enfin paraît à l'horizon : le combat sera rude car la ville est bien fortifiée...
Dans un village voisin, des enfants jouent avec un gros tonneau.
- Par ma foi, dit soudain Garnier, avec mille tonneaux comme celui-ci, tous remplis de chevaliers, il ne serait pas difficile de pénétrer dans la ville et de s'en emparer !
- Tu dis vrai, dit Guillaume tout joyeux. Trouvons tonneaux, bêtes de somme, et chars nécessaires : Nîmes sera a nous plus vite qu'on ne le pense !
Aussitôt Guillaume s'empara des fûts et des tonneaux tout alentour, achetant boeufs, chars, charrettes et carrioles.
Quelques jours plus tard, on pouvait voir Bertrand, devenu charretier, qui conduisait les attelages, tandis que Guillaume s'était improvisé marchand et montait une vieille jument poussive et d'allure bien pacifique.
Ils arrivent dans ce brillant équipage aux portes de Nîmes, et les Sarrasins les observaient curieusement du haut de leurs remparts.
- Ohé ! braves marchands, s'écrient-ils, que nous apportez-vous de beau ?
Guillaume, contrefaisant sa voix, imite le boniment des marchands et vante ses produits.
- Nous avons de beaux draps pourpres et de 1'écarlate, nous avons des armes de toutes sortes, des épées et des boucliers, des casques, des cuirasses. Nous avons des épices aussi...
- Braves marchands, entrez, entrez vite !
Les portes de la ville s'ouvrent, et voici Guillaume dans la place avec tous ses gens.
Il va, selon l'usage, se mettre sous la protection du roi.
- Qui êtes-vous ? lui demande-t-on.
Mais Guillaume, sans se troubler :
- Je suis un père de famille anglais. J'ai dix-huit enfants dans mon pays.
- Et quel est votre nom ?
- On m'appelle Tiacre.
- Sans doute voyagez-vous dans des contrées très diverses ?
- Eh ! oui, j'ai parcouru le monde. Partout on vante mes marchandises. Vous en trouverez sûrement à votre goût : j'ai les plus belles peaux du monde. Et des encens, du vif-argent, du poivre et du safran.
Mais, tandis qu'il parle, le roi païen ne s'avise-t-il pas de la forme bizarre de son nez, qui lui rappelle celui de Guillaume, le fils d'Aimeri de Narbonne ?
Guillaume s'explique de son mieux, mais le roi sarrasin pousse la familiarité jusqu'à tirer la barbe de ce prétendu marchand. Guillaume ne peut supporter cet outrage : d'un coup de poing il étend le roi raide mort à ses pieds. Aussitôt il sonne du cor. Les chevaliers sortent de leur cachette et, se jetant sur les Sarrasins surpris, ils en font un grand massacre.
Ainsi Guillaume a pu accomplir son voeu et délivrer Nîmes des Sarrasins. Sa renommée en fut grande dans la France entière.


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II - La prise d'Orange


Guillaume au Fier-Bras a tenu parole, il s'est conquis un fief de haute lutte sur les Sarrasins. Mais son triomphe a été trop complet ! Il s'ennuie maintenant dans ses terres où les ennemis n'osent pas l'attaquer, et où il n'a rien à faire que de goûter en paix les fruits de sa victoire.
Voici qu'un beau jour arrive à Nîmes, noir comme un mécréant, un jeune baron français : c'est Gilbert, qui vient de s'enfuir d'Orange ou les Sarrasins l'ont gardé trois ans prisonnier.
Guillaume le pressa de questions.
- Orange ? s'écrie Gilbert. Mais c'est pitié qu'une telle ville soit aux mains des infidèles. Autour de ses palais de marbre, les oiseaux innombrables chantent parmi les fleurs aux parfums rares et savoureux. Les plus riches peintures ornent les murailles. Sire Guillaume, tout cela est bien beau : mais tout cela n'est rien. Quiconque a vu Orable, la femme du roi Thibaut d'Afrique, Orable, la princesse merveilleuse, ne voit plus les palais de marbre ni les fleurs précieuses. Orable, Messire, si ce n'était une infidèle, mais elle serait digne d'être reine de France !
Orange appartient au roi Arragon. Guillaume songe qu'une occasion s'offre peut-être de courir de nouvelles aventures...
Il écoute donc les récits de Gilbert. Et puis il se complaît à entendre chanter les louanges de la belle Orable, à tel point qu'il ne peut y tenir et qu'il se résout à pénétrer dans Orange. Il veut voir de près cette merveille !
Rien de plus facile d'ailleurs. Gilbert l'accompagnera, ainsi que son neveu Guielin. Tous trois, pour se rendre méconnaissables, se font badigeonner le visage, et le corps tout entier, avec de l'encre : les voici semblables à des nègres d'Afrique. Qui s'aviserait de les prendre pour des chrétiens ?
Ils n'éprouvent aucune crainte. Les gardiens, aux portes de la ville sarrasine, ont beau les regarder avec méfiance, ils entrent hardiment.
- Nous sommes, disent-ils, des serviteurs du roi Thibaut, qui nous a chargés d'un message pour sa femme, la belle Orable.
Muets d'admiration, les trois chrétiens contemplent les splendeurs de la ville : les jardins, semblables au Paradis, la Gloriette, une citadelle de marbre, et tant d'autres merveilles ! Et soudain, auréolée de mille fleurs, Orable paraît aux yeux charmés de Guillaume qui, sur l'heure, se montre éperdument amoureux. 0 joie ! Malgré son déguisement, Orable s'éprend de lui, elle aussi.
Le roi Arragon ne s'aperçoit de rien, et Guillaume est au comble du bonheur.
Mais voici qu'un païen qui a habité Nîmes reconnaît Guillaume au Court-Nez, et Guielin son neveu, et même Gilbert, naguère encore prisonnier dans la ville. Il court les dénoncer à Arragon.
Les trois malheureux barons sont en bien piètre posture : comment lutter, eux seuls, contre plusieurs milliers de païens ? Et tous ces ennemis grimacent de joie à l'idée que Guillaume, le héros de la chrétienté, le pire de leurs adversaires, est entre leurs mains et ne peut leur échapper.
- Vous allez mourir ! leur crie Arragon.
Guillaume se tourne d'abord vers Dieu, à qui il adresse une courte prière. Puis il saisit un bâton, et se jetant sur le traître qui l'a dénoncé, il l'étend raide mort à ses pieds. Ses compagnons l'imitent, et tous trois font un massacre épouvantable de païens.
Effrayés, les Sarrasins reculent un instant, et les voici déjà délogés de la tour de Gloriette, où Guillaume et ses compagnons s'enferment en toute hâte. Ils lèvent le pont-levis, et se croient tout à fait à l'abri. Aussi, que de plaisanteries à l'adresse de leurs ennemis !
Mais les meilleures plaisanteries sont de mauvaises armes contre les flèches qui pleuvent sur eux. La vaillante Orable leur apporte celles de son époux Thibaut. Maintenant, ils se battent avec rage, avec furie contre leurs ennemis qui par deux fois pénètrent dans la tour, par deux fois en sont chassés. Ils sont pris par le roi Arragon. Orable vient les délivrer, et les abrite encore dans la tour de Gloriette.
Auprès de son amie, Guillaume coule des jours pleins d'angoisse. Il a promis de 1'épouser, et elle, par un souterrain qui du château débouche au bord du Rhône, a fait fuir Gilbert qui va chercher des secours à Nîmes.
Thibaut d'Afrique est prévenu, lui aussi. À la tête d'une armée, il vient s'emparer du héros chrétien, prisonnier dans Orange.
Guillaume vit dans l'anxiété : Thibaut ou Gilbert, lequel arrivera d'abord ? Un bruit d'hommes armés se fait entendre, et s'enfle, et se rapproche. Est-ce Thibaut qui entre dans sa ville et fait dresser le bûcher ? 0 joie ! Bertrand, le neveu de Guillaume, a pénétré dans le souterrain et paraît dans la tour, à la tête de treize mille hommes.
Au cri de « Montjoie ! » tous se jettent sur les païens stupéfaits. A travers les rues de la ville, ils les pourchassent, ils les massacrent. Le roi Arragon lui-même tombe mort parmi ses sujets. Quand ils s'arrêtent enfïn, plus un païen ne respire dans la ville d'Orange.
La reine Orable, seule épargnée, la reine au grand coeur qui a par deux fois arraché Guillaume à la mort, demande le baptême. On lui donne le nom de Guibourc.
Puis Guillaume 1'épouse. Huit jours durant, les réjouissances les plus merveilleuses célébrèrent cette union. Jamais festins ne furent plus magnifiques, jamais jongleurs n'ont reçu plus somptueux présents.
À dater de ce jour, Guillaume a vécu dans son nouveau fief. Et voilà comment Guillaume au Court-Nez devint Guillaume d'Orange. Dame Guibourc fut désormais sa compagne fidèle et partagea ses peines amères comme ses plus grandes joies.


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III - Les enfances de Vivien.


Voilà bien longtemps que nous parlons de Guillaume, et toujours de Guillaume. Il est grand temps de vous faire connaître d'autres héros dont la vaillance ne le cède en rien à la sienne.
Voici l'histoire de Garin d'Anséune, le frère de Guillaume. À Roncevaux, quand périt Roland, il était tombé aux mains des infidèles. Jusqu'alors nul n'était plus heureux que lui : ses jours s'écoulaient paisibles auprès de sa jeune femme Heutace, la fille du duc Naîmes. Un fils leur était né, qu'ils appelaient Vivien.
Et puis, on l'avait emmené en captivité. Un mécréant, Cadort, le tenait étroitement enfermé dans la ville de Luiserne, où il ne cessait de se lamenter.
- Prenez toutes mes richesses, disait-il, tous mes biens, je vous les abandonne.
- Je n'ai que faire de tes biens, disait Cadort. C'est un trésor plus précieux qu'il me faut. Livre-moi ton fils Vivien. Son aïeul a tué mon père et tous les miens. Je vengerai sur lui toute ma race décimée. Donne-moi ton fils et tu es libre.
- Mes terres sont riches et bien ensemencées : vous en tirerez grand profit.
- Que m'importe ? Il faut que je me venge.
On le lapidait, on le mettait à la torture. Il refusait toujours de livrer son enfant.
Des années ont passé. Vivien a maintenant sept ans. Il a le regard fier et le coeur déjà plein de haine pour les païens qui, croit-il, ont tué son père à Roncevaux et depuis lors font couler les larmes de sa mère, la tendre Heutace.
Un beau jour, arrive un messager d'Espagne.
- Dame, dit-il à Heutace, votre mari n'est pas mort, mais prisonnier des Sarrasins !
Heutace ne peut croire à ce bonheur. Elle offre aussitôt une rançon princière.
Le messager secoue le tête : c'est Vivien qu'il doit ramener, pour délivrer son père !
- 0 trahison ! s'écrie Heutace. Garin est mort, et maintenant vous voulez m'arracher l'enfant qu'il m'a donné, le seul bien qui me reste !
Mais bientôt elle doit se rendre à 1'évidence. Garin lui-même a envoyé ce message. Malgré les pleurs de sa mère, le petit n'hésite pas. Bravement il accepte la mort. Son oncle Guillaume l'approuve.
Heutace obéit donc. Elle conduit son enfant a Luiserne. Et puis, elle lui fait ses adieux.
- Beau doux fils, mon Vivien au fier visage, j'aurai bien peu joui de tes grâces enfantines ! Mon fils Vivien, tu ne me quittes pas pour prendre les armes : c'est à la mort que je te conduis !
« Beau fils, qui fus toujours si courtois et si doux, je prendrai une boucle de tes cheveux, et ils resteront jusqu'à ma mort tout contre mon coeur.
« Voici bientôt venir Pâques, la fête printanière. Tous les jeunes garçons vêtus de neuf iront, faucon au poing, chasser aux alentours. Et toi, Vivien, je n'entendrai plus ton rire si joyeux, je ne te verrai plus sauter ni courir autour de moi.
Ainsi parle Heutace. Et elle appelle la mort, car pour elle la vie n'est plus que douleur.
Cependant Garin a appris l'arrivée de son fils, et lui aussi se désole, car c'est pour lui que son enfant va périr.
- Lâche, lâche que je suis ! crie-t-il du fond de sa prison, j'aurais dû mourir ici, oublié des miens. Il me semble que j'égorge mon fils de mes propres mains !

Pauvre petit Vivien ! Il a très peur de ces grands hommes noirs qui gesticulent et crient si fort... Pourtant il marche bravement jusqu'à eux. On allume le bûcher, car il doit être brûlé vif. Les flammes montent, montent, autour de lui. Il se croit mort déjà.
Mais quelle est cette rumeur nouvelle ? Ces Sarrasins qui ne pensaient qu'à leur vengeance, voilà qu'ils s'enfuient de toutes parts. L'enfant est seul parmi les flammes. Puis d'autres hommes d'armes l'entourent maintenant. Mais ceux-là ne sont pas des ennemis : dès qu'ils ont vu l'enfant, ils le délivrent. Ce sont des pirates qui ont chassé les Sarrasins de Luiserne et qui vendent aussitôt tout leur butin.
Voilà Vivien exposé au marché. Il a fort bonne mine et n'est pas long à trouver acquéreur. C'est une brave femme de marchande qui n'a pas d'enfant. Son mari, absent depuis plus de sept ans, va revenir. Il sera heureux de trouver à son retour un si beau fils.
Donc la marchande fait passer Vivien pour son propre enfant. Le petit, tout joyeux d'être sauvé, consent à tout. Il rit, il chante, que c'est un plaisir de l'entendre !
- Comme te voilà gai ! lui dit la marchande. Tu es déjà grand et fort, je suis sûre que tu apprendras à merveille mon métier : tu verras comme c'est amusant de courir les marchés, et d'y vendre des épices, ou encore des draps comme mon mari Godefroi !
- Je serai votre fils, madame, puisque vous le désirez. Mais je vous prie, donnez-moi des armes, afin que je me batte. Voilà le métier que j'aime, et non pas celui de marchand !
Il dit qu'il est Vivien, fils de Garin d'Anséune. Mais la marchande fait fi d'un métier où l'on ne gagne que plaies et bosses au lieu de beaux écus sonnants.
Godefroi revient bientôt, et son coeur est joyeux, car il désirait un fils depuis longtemps.
Il voudrait bien lui apprendre son métier mais Vivien ne s'intéresse pas à ce métier-là. Lui parle-t-on de poids et mesures, du change des monnaies ? Il réclame des éperviers, un bon cheval pour chasser, ou tailler en pièces les Sarrasins. Et Godefroi de rire à ces audaces de l'enfant.
Vivien est beau, avec son teint clair et ses cheveux frisés. On l'habille de bon drap bien chaud, de soie rehaussée d'or, de souliers en cuir de Cordoue : il a fort belle mine, ainsi paré. Godefroi et sa femme peuvent être fiers de lui !
- Beau fils Vivien, je t'apprendrai à connaître l'avoine et le blé, à débiter le drap. Tu visiteras les foires et les marchés.
- J'aime mieux me battre, répond Vivien.
Car il sent en lui bouillonner le sang de Garin, d'Aimeri, de Guillaume.
Il est à craindre que le bon Godefroi n'ait de gros déboires avec un tel fils, qui lui ressemble si peu...

Godefroi un jour appelle Vivien.
- Beau fils, dit-il, voici cent livres. Tu peux les dépenser à ta guise. Tâche de gagner avec cela beaucoup d'argent ! Ce n'est pas difficile : songe que je n'ai eu, moi, en commençant, que six deniers !
Vivien, tout joyeux, cherche quel emploi il fera de la somme. Un cheval ! Ce serait beau d'avoir une monture, comme un vrai chevalier !
Justement, voici venir un écuyer pauvre et mal vêtu. Peut-être consentirait-il à se défaire de son cheval ? L'animal, à vrai dire, est bien vieux, bien laid, efflanqué et misérable. Mais Vivien n'y regarde pas de si près. L'écuyer ravi prend les cent livres, et mon Vivien s'en retourne tout fier, juché sur la vieille haridelle.
Godefroi, lui, n'est pas fier de son enfant. S'être laissé tromper de la sorte ! Une bête bonne à abattre, qui vaut tout au plus trente livres !
- C'est encore un tout jeune enfant, dit sa femme. Il faut lui laisser le temps d'apprendre le métier.
Mais Vivien n'apprend rien du tout. Un nouvel essai échoue plus piteusement encore. C'est a une grande foire, Godefroi lui a confié toutes ses marchandises. L'enfant se trompe d'abord dans les mesures, et puis dans les prix. Puis il vend de très belles fourrures pour des sommes si dérisoires qu'il ameute tous les marchands des environs. S'il s'agit de se battre, il est bien dans son élément, et le voilà qui rosse ses adversaires et les met en fuite. Mais il n'en est pas marchand plus avisé, et il cède cent trousseaux complets contre des chiens de chasse et un épervier !
Peu s'en faut qu'il n'ait ruiné le bon Godefroi.
- Ô honte pour un bourgeois cossu et de bon renom !
Il cherche en vain à le réconforter en lui apportant les produits de sa chasse.
Cependant, Vivien grandit, il va se faire connaître sous un jour plus glorieux...
Godefroi l'envoie à la grande foire de Luiserne, avec quatre cents hommes, des marchands comme lui. Luiserne ! C'est là, précisément, qu'il a failli mourir, qu'il a été délivré. Vivien est ivre de joie à la pensée de se mesurer avec des Sarrasins. Il est si pénétré de fureur guerrière qu'il arrive à la faire partager à tous ses compagnons. Tous ces marchands ne rêvent que batailles à leur tour. Et d'une seule voix ils proclament roi le petit Vivien qui les mène au combat.
Voici venir trente vaisseaux sarrasins, toute une troupe bien armée.
À la tête de ses compagnons, Vivien les défie, puis il se jette sur eux, il les terrasse, il les contraint à la fuite.
Tout son riche butin, il le partage entre ses amis. Lui-même garde seulement quelques vaisseaux qu'il envoie à ses parents adoptifs. Godefroi se retrouve dès lors dix fois plus riche qu'il n'a jamais été.
Et la petite troupe s'avance vers Luiserne avec une ardeur décuplée. Nulle difficulté à l'entrée de la ville : qui chercherait noise à tous ces marchands pacifiques dont on reconnaît bien l'allure débonnaire et le costume traditionnel ? Pourtant ces amples manteaux abritent désormais des âmes avides de gloire et de combats !
Ils attendent le signal. Vivien, mis en présence du roi sarrasin, proclame fièrement son nom et sa naissance.
- Je suis Vivien, dit-il, le fils de Garin d'Anséune, Vivien, que vous avez voulu brûler jadis !
L'enfant, d'un coup d'épée, tranche la tête du roi. Alors tous ses compagnons se démasquent à leur tour. Ils chevauchent à travers la ville, massacrant ou égorgeant les habitants, saccageant leurs demeures. Et ils demeurent maîtres de la cité.
L'enfant Vivien est vainqueur, il a conquis Luiserne, qui est une grande ville, une capitale ! Ivre de joie, il ne s'émeut pas à la pensée que tout le pays environnant est aux mains des infidèles, qu'il ne pourra, lui seul, les repousser tous...
Cependant les païens essayent de reprendre la ville. Leurs assauts sont chaque fois repoussés. Vivien et ses compagnons font mille prouesses ; leurs vivres pourtant s'épuisent. Ils sont affamés, ils s'affaiblissent de jour en jour et commencent à perdre espoir...
Non pas Vivien pourtant : il est inébranlable, il sait qu'il va être secouru. Mourant, il espère encore...

Et Godefroi ? Godefroi est enrichi, grâce au merveilleux présent de Vivien. Mais il sait son enfant en danger et il ne peut lui venir en aide.
- Ma femme, dit-il, que ferons-nous pour cet enfant ? Il faudrait une puissante armée.
- Nous l'aurons, répond-elle.
La brave femme sait bien que, seuls, les fils d'Aimeri pourront sauver Vivien. Alors elle avoue tout : comment elle a recueilli l'enfant et qui sont ses parents.
- Il faut aller à la cour de France, dit-elle. Nous dirons qu'il vit, qu'il est en péril. Son père Garin, son oncle Guillaume le sauveront.
Ils vont à Paris, ils trouvent Garin, ils lui apprennent l'existence, la gloire, les dangers que court Vivien.
Et Garin tremble à la fois de joie et d'angoisse, car il a retrouvé son fils, peut-être pour le perdre une seconde fois...
L'empereur, lui, est beaucoup moins ému.
- Que m'importe, dit-il, ce jeune fou qui a cru, lui seul, réduire l'Espagne entière ? Nous ne pouvons lever une armée pour chaque enfant téméraire qui se laisse entraîner à pareilles folies !
- Eh quoi ! lui dit Garin, vous hésitez à sauver le neveu de Guillaume, Guillaume qui vous a couronné, sans qui vous seriez un moine obscur ?
Ses frères avec lui s'indignent, menacent Louis d'abattre ses palais, de massacrer ses serviteurs...
L'empereur cède, car il ne peut rien refuser à ces gens, il a trop besoin de leurs services.
La puissante armée française s'avance à grands pas victorieux vers le petit Vivien qui se meurt de sa conquête. Arrivera-t-on à temps ?
0 bonheur! Il vit encore. Déjà Guillaume, lui prenant la main, amène l'enfant vainqueur devant son père qui défaille de joie.
Tout glorieux de ses récents exploits, Vivien n'oublie pas ses bienfaiteurs qui l'ont sauvé pour la seconde fois. Il s'incline devant eux, très humblement, leur demande pardon, les comble de dons et de bienfaits.
Et puis Garin l'emmène à Anséune, où l'attend la douce Heutace, sa mère si tendre, qui ne peut croire à son bonheur.


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IV - Le voeu de Vivien.


C’est jour de fête à Orange, toute la ville est en joie : car Guillaume a choisi ce beau dimanche de Pâques fleuries pour adouber Vivien, son beau neveu qu'il a si longtemps pleuré.
En ce temps-là, sans trêve ni repos, les païens attaquaient les Français, et Guillaume ne quittait guère son heaume ni son bouclier.
Mais aujourd'hui, point de combats. Pour l'amour de Vivien, cent jeunes hommes parmi les plus beaux et les plus riches sont armés chevaliers avec lui. Chacun se réjouit en son coeur, tant la fierté et l'audace brillent dans les regards ardents des nouveaux chevaliers.
Vivien se lève. Il dit :
- Mon oncle, vous m’avez donné cette épée. Pour en rester digne, je vais faire un voeu. Je jure à Notre Seigneur Dieu, devant vous tous qui m'entendez, de ne jamais reculer d'un pas devant les païens.
Folie ! s’écrie Guillaume. Vous n'avez guère combattu et ne savez ce que vous dites. Beau neveu, ne faites pas un tel voeu, car vous fuirez, quand vous serez pressé par de trop nombreux ennemis. Vous fuirez, quand votre vie sera en jeu. Et vous ferez bien.
- Devant Dieu, et devant tous les barons qui sont assemblés ici, j'ai fait voeu de ne jamais fuir. Et je ne reculerai jamais, pour qui que ce soit au monde !
- Guillaume au Fier-Bras n'est pas un lâche, et pourtant il a fui devant de trop graves dangers.
Hélas ! beau neveu, je le vois, il faudra que nous vous pleurions. Car vous ne vivrez pas longtemps après un tel voeu.
Une grande tristesse plane maintenant sur l'assemblée. Car chacun sait que Guillaume a dit vrai.
Seul Vivien, ignorant la crainte et les regrets, ne songe qu'à la gloire des combats futurs.

Vivien est en Espagne. Avec dix mille chevaliers, intrépides et jeunes comme lui, il veut la délivrer des infidèles. Alors l'Europe sera sauvée, et le culte du vrai Dieu partout célébré.
- Point de quartier ! dit-il. Et l'on extermine hommes, femmes et enfants. Invincible, il est partout à la fois, et partout les mécréants tombent par milliers sous ses coups.
Il s'exalte, sa haine ne connaît plus de bornes. Même envers des mécréants, n'est-ce pas horrible de commander de pareilles choses ? Mais aussi, quel ne sera pas son châtiment et celui des Français ! Écoutez le récit de la rage très cruelle de Vivien.
Il a fait cinq cents prisonniers qui ne veulent pas devenir chrétiens : il leur coupe les pieds, et puis les mains. Il leur tranche le nez. Il leur crève les yeux. Et puis ces corps sanglants et douloureux, suprême cruauté ! il les envoie à leur souverain, 1'émir Desramé.
Dans sa résidence lointaine, par-delà les mers, l’émir, heureux d'être en paix avec Guillaume, jouit de son repos. Il ne s'attend guère à pareille infamie ! Devant le macabre et insolent message de Vivien, sa colère ne connaît plus de bornes.
Il appelle à lui tous ses barons. Les rois païens en foule accourent à sa voix. Le crime de Vivien a rassemblé contre lui la plus formidable armée qui se soit jamais réunie pour écraser et terrasser enfin la religion du Christ.
Vivien ignore la pitié et le remords. Il ne soupçonne pas les vastes préparatifs des Sarrasins. Aux Aliscans, il contemple la mer violette : qu'est-ce donc, à l'horizon lointain, cette ligne de pourpre et d'or qui va toujours grandissant ?
C'est la flotte de l'émir Desramé. Trente rois l'accompagnent. Tous les païens d'Espagne, tous les Barbares de l'Orient viennent, avec leurs meilleurs guerriers. Voici des hordes sauvages dont les hurlements effraieraient les plus braves. Voilà les riches Syriens aux armes invincibles, voici ceux de Saragosse. Et tous ont au coeur la même rage.

Vivien connaît le danger. Il est seul, avec une poignée de jeunes bacheliers de France. Il se souvient de son voeu et on ne le voit point trembler.
- Amis, dit-il, voici venir de toutes parts vers nous les infidèles. C'est une flotte immense, nous ne pouvons leur échapper. Eh bien ! sachons montrer notre vaillance, et Dieu recueillera nos âmes dans son paradis !
Ses compagnons pâlissent. Ils croient voir déjà l'approche de la mort.
- Le Seigneur nous protège, murmurent-ils.
Gérard le preux, le cousin de Vivien, essaie en vain de le fléchir.
- À quoi bon tenter l'impossible ? dit-il. À cent contre un, nous périrons tous sans que Dieu même en tire quelque gloire. Demandez à Guillaume de nous venir en aide. Peut-être serons-nous sauvés...
- Quoi! s'écrie Vivien, appeler au secours avant même d'avoir combattu, avant d'avoir reçu la moindre blessure ? J'ai fait voeu de ne reculer d'un pas, et mes parents ne rougiront point de moi.
Quant à vous, si des mécréants vous font peur, partez, je ne vous retiens pas.
Ce fier langage ranime tous les courages. Personne n'abandonnera Vivien : et il leur montre au ciel, toutes grandes ouvertes, les portes du Paradis, où leur Dieu, le seul vrai Dieu, voudra les accueillir pour l'avoir vaillamment défendu.
Les païens croyaient venir aisément à bout de quelques milliers de chevaliers, conduits par un enfant. Déjà, ils se voyaient maîtres d'Orange, rendant au roi Thibaut sa femme Orable.
0 stupeur ! Dès le premier choc, ils doivent reculer, laissant bien des morts sur le terrain.
Et pourtant, l'enfant Vivien se prend à pleurer. Car il sait qu'il ne reverra plus sa terre, dame Guibourc, qui le nourrit si tendrement, ni peut-être son oncle Guillaume.
Vivien est blessé, il perd tout son sang.
- Appelez Guillaume, il en est temps encore, répète Gérard.
Mais les païens s'enfuient, il se jette à nouveau dans la mêlée.
- Voyez, dit-il à ses compagnons, au-delà de l'armée païenne, ce château construit par des géants. Si nous y parvenons à travers les rangs ennemis, nous y panserons nos plaies, et de là j'enverrai un message à Guillaume.
La lutte est plus sanglante que jamais. Hélas ! que de Français tombent encore, blessés à mort ! Ils sont vainqueurs, pourtant, le château est à eux. Quinze mille infidèles sont tombés. Vivien lui seul en a tué près de mille.
Maintenant, ainsi que ses compagnons, il est pantelant, à demi mort. Il perd du sang en abondance de ses quatre blessures béantes. Demain, Desramé en personne va commander l'assaut. Alors il cède. Tel Roland à Roncevaux, il envoie vers son oncle un messager : Gérard de Commercis, qui est habile et fin, et fertile en ruses.
A peine sorti du château, Gérard se voit entouré de dix mille Sarrasins.
- Qui es-tu ? lui dit-on.
- Ne me reconnaissez-vous pas ? Je suis Quinart de Nubie, je porte un message a Desramé notre roi.
- Tu mens ! s'écrient les Sarrasins. Quinart a été tué hier. Si tu portes quelque message, ce doit être pour Guillaume et les siens !
Se voyant démasqué, Gérard éperonne son cheval. Ses ennemis le poursuivent, mais, sous une grêle de flèches, il parvient pourtant à s'échapper.
Son petit cheval arabe, plus vif que le vent, le sauve encore en maintes rencontres. Harassé, sanglant et couvert de poussière, le voici enfin sous les murs d'Orange.
La ville est paisible et joyeuse. On danse dans les rues. On écoute les jongleurs et des joueurs de vielle. Guillaume, tout au plaisir, goûte avec bonheur ce moment de repos.
A demi aveuglé par son sang, meconnaissablé, Gérard parvient jusqu'à lui.
- Au secours, crie-t-il, volez au secours de Vivien qui se meurt.
Guillaume ne peut croire à de si funestes nouvelles. Il est atterré. Il ne sait que faire.
La première, Guibourc reprend ses esprits.
- Il faut vous armer sans délai, dit-elle. Appelez à vous tous vos vassaux. Voici tout mon or pour sauver Vivien.
Bientôt dix mille chevaliers partent pour Aliscans sous les ordres de Guillaume.
Mais Vivien saurait-il les attendre au repos ?
- Il faut qu'ils nous trouvent combattant! s'écrie-t-il.
Il se lance de nouveau dans la mêlée. Il abat les païens par centaines, mais ses plaies ne se comptent plus. Son sang ruisselle dans ses yeux et l'aveugle.
Au loin, on entend comme le bruit d'une armée en marche. Serait-ce enfin Guillaume ? Ou peut-être encore des païens qui viennent les accabler... Vivien et les quelques survivants qui l'entourent s'embrassent une dernière fois. Car maintenant il faudra mourir.
Vivien sonne du cor, et Guillaume l'a entendu et se hâte. Mais une veine de son cou a crevé et il ne lui reste qu'un souffle de vie. N'importe ! Il combat, il tue toujours.
Une fanfare de clairons retentit soudain. Cette fois, nul ne s'y trompe, c'est Guillaume lui-même qui entre en lice. Et les païens d'instinct ont reculé.
La bataille se poursuit.
- Mon Dieu ! se dit Vivien. Déjà s'entrouvrent pour moi les portes du Paradis. Mais pour l'amour de vous, faites-moi, une fois encore, revoir mon oncle Guillaume !
« Montjoie ! Montjoie ! »
La lutte est forcenée. Vivien. dont les blessures ne se comptent plus, dont les habits déchirés traînent derrière lui, frappe comme un possédé. Il n'y voit plus, ô douleur ! Il va frapper Guillaume qui ne reconnaît pas son neveu dans cette chair informe, pantelante...
Mais la voix de son oncle arrête à temps son bras : il se nomme. Guillaume ne peut supporter cette vue : est-ce donc l'enfant bien-aimé, le plus beau et le plus fier de sa race, ce malheureux dépouillé, aveugle, qui baigne dans son sang ?
Guillaume pleure et se lamente.
- Laissons les pleurs aux femmes ! dit Vivien. Vous et moi nous devons combattre encore. Ce soir, quand le soleil achèvera sa course, j'aurai aussi cessé de vivre. Mais auparavant, j'aurai fait tel massacre de païens que j'en recevrai au ciel merveilleuse récompense.
Et puis il contraint Guillaume à l'attacher sur son cheval, car il ne saurait s'y tenir seul. Il lui dit adieu, et Guillaume le mène au milieu des païens. Tous deux, 1'épée haute, entrent dans la mêlée.
Le sang coule. On voit tomber, innombrables, les plus valeureux guerriers. Qui vit jamais pareille douleur ?


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V - Aliscans.


En ce jour, la bataille fut rude aux Aliscans. Jamais la chrétienté ne connut semblable massacre. Là mourut Vivien, et Guillaume perdit tous ses neveux, les uns morts et les autres prisonniers du roi Desramé. De tous ces gens, aucun n'a réchappé. Seul le comte Guillaume a revu sa ville d'Orange.
Le combat est sans merci. Des milliers de païens déferlent de toutes parts dans la vaste plaine, hurlant et mugissant. On voit de tous côté tomber les têtes, les membres ensanglantés. Les lances volent, les armes s'entrechoquent. Les Français tuent, tuent sans cesse et meurent au cri de « Montjoie ! »... Certes, en enfer même on ne vit jamais si effroyable mêlée !
Guillaume, sur son cheval Baucent, est partout à la fois. Il frappe, et les ennemis tombent autour de lui comme des mouches. Mais, le coeur navré, il cherche des yeux Vivien, qui va mourir.
Bien loin de lui, tout couvert de son propre sang, déchiré de plus de quinze plaies, Vivien combat toujours. Maintenant, ce sont de vrais monstres qui s'attaquent à lui : des êtres hideux, cornus par-devant et par-derrière, et armés de massues telles qu'elles assommeraient des boeufs. Bertrand est avec lui ainsi que ses cousins. Ils sont sept chevaliers qui ne se quittent pas et que toute l'horreur de la lutte ne sépare pas un instant. Ils frappent d'une seule main de tels coups que les monstres reculent épouvantés. Mais d'autres plus immondes les remplacent. À leur tête est Haucebier qui porte à Vivien le dernier coup ; sa lance lui perce le coeur. Voici venir enfin Aérofle avec vingt mille païens. Vivien tombe, on le laisse pour mort sur le sable, tandis que les sept cousins sont emmenés, toujours inséparables, captifs du roi païen.
L'enfant vit toujours. Il voit là-bas un arbre frais au bord d'une fontaine. Il trouve la force de l'atteindre. Au loin, c'est le fracas de la bataille. Mais pour lui, tout est fini.
Il songe à Dieu, qui a perdu ses plus fiers défenseurs...
Ses yeux se ferment, des anges lui apparaissent.
- Dieu aide mon oncle Guillaume ! songe-t-il.
Et il retombe inanimé.
Hélas ! quel secours du ciel pourra sauver Guillaume ? Il avait vingt mille compagnons ce matin, ce soir ils sont quatorze.
- Mes amis, leur dit-il, nous ne pouvons plus vaincre. Sachons au moins mourir en chevaliers. Les jongleurs dans leurs chants ne se gausseront pas de nous.
À ces mots, les Français vont sus à l'ennemi qui recule, effaré. Mais d'autres arrivent, et d'autres encore. Et vient le moment où tous les chrétiens sont tombés. Guillaume est seul. Il parcourt comme un fou tout le champ de bataille.
Il voudrait regagner Orange, les Sarrasins lui coupent la retraite. Il leur échappe par miracle. Et maintenant, il erre par la morne plaine. Le vent du soir fait lever le sable, qui, comme un nuage, le cache à ses poursuivants. Il est là, seul parmi les morts, et son regard cherche les amis et les parents, et l'enfant si cher et si tôt disparu.

Le comte Guillaume vient d'apercevoir Vivien agonisant et, plein de douleur et de rage, il lance son cheval vers lui. Il arrive à la fontaine auprès de laquelle, sous un arbre, Vivien s'est étendu. Son corps et son armure sont couverts de sang ; son visage et son casque flamboient ; à côté de lui, il a couché son épée.
- Hélas ! s'écrie Guillaume, que mon coeur est rempli de douleur ! Vivien, mon neveu, depuis que Dieu créa Adam, aucun homme n'eut jamais ta vaillance et te voilà maintenant tué par les Sarrasins. O ! terre ! entrouvre-toi et engloutis-moi, car jamais je ne retournerai à Orange et jamais je n'oserai revoir Guibourc, ma femme.
Ainsi le comte Guillaume se lamente et pleure. Il jette les yeux sur Vivien qui gît, couvert de sang.
- Hélas ! Vivien, mon neveu, que sont devenus ton corps si vaillant, ta prouesse, ton audace et ton aimable beauté ? Jamais tu ne te vantais de tes exploits, car tu étais humble et doux. C'est contre les païens que tu savais montrer ta hardiesse et ton courage : sans craindre leurs rois ou leurs émirs, tu as tué plus de Sarrasins qu'aucun homme de notre temps et tu meurs, beau neveu, pour n'avoir jamais fui ni reculé d'un pas devant eux. Hélas ! que ne suis-je arrivé auprès de toi quand tu étais encore vivant ! Tu aurais pu communier avec le pain consacré que je porte et recevoir le vrai corps de Dieu. Daigne cependant, Seigneur, admettre son âme au Paradis, car c'est en combattant pour toi que ce brave chevalier est mort aux Aliscans.
La tête dans les mains, le comte Guillaume laisse couler de tendres pleurs.
- Vivien, mon neveu, poursuit-il, que sont devenues ta jeunesse et ta force ? Hélas! Guibourc, ma femme, quand vous apprendrez la mort de Vivien votre coeur souffrira comme s'il était percé de mille traits et peut-être même éclatera-t-il dans votre poitrine.
Chancelant de douleur, le comte Guillaume baise les joues sanglantes de Vivien ; il se penche sur sa poitrine, met ses deux mains sur son coeur, et soudain, il sent la vie qui y bat encore faiblement.
- Vivien, mon neveu, quand je t'ai armé chevalier dans mon palais, je t'ai donné cent casques et cent boucliers, je t'ai donné de la pourpre, des manteaux, des robes, des selles et des armes ; Vivien, mon neveu, je t'en prie, parle-moi, Vivien, parle à ton pair.
Et le tenant sous les aisselles, le comte l'embrasse : ses pleurs coulent et ses plaintes et ses regrets s'exhalent tendrement.
- Vivien, mon seigneur, qu'est devenue ta beauté ? Les Sarrasins et les Esclavons t'ont tué : ton pauvre corps n'est plus que plaies et que lambeaux. Tu avais juré à Dieu de ne jamais reculer devant les païens au cours d'une bataille, fût-ce de la longueur d'une lance. Beau neveu, tu n'aurais point survécu longtemps à ton serment. Hélas ! les Sarrasins vivront désormais en paix ! Ils ne redouteront plus nul chevalier, ils ne perdront plus un seul pouce de leur terre, puisqu'ils seront délivrés de moi et de tous les barons que j'ai tant aimés.
Le comte Guillaume souffre si profondément qu'il perd connaissance.
Quand il reprend ses sens, il regarde aussitôt son neveu. Vivien a levé un peu la tête : il pousse un léger soupir.
- Dieu, s'écrie Guillaume, mes voeux sont exaucés. Beau neveu, par charité, dis-moi si tu vis encore !
En disant ces mots, il entoure Vivien de ses bras.
- Oui, mon oncle, je vis, reprend Vivien, mais je suis bien faible et mon coeur est rompu.
- Beau neveu, parle-moi franchement : as-tu goûté dimanche au pain consacré par un prêtre ?
- Je n'en ai point goûté, mais Dieu ne m'a pas abandonné puisque vous êtes venu à moi.
Guillaume porte la main à son aumônière et il en retire du pain bénit, consacré sur l'autel de Saint-Germain.
- Prépare-toi, Vivien, à te confesser à moi de tous tes péchés, car je suis ton oncle et tu n'as nul parent plus proche, sauf Dieu, le souverain de toutes les créatures. Au nom du Seigneur, je serai ici ton chapelain, car je veux être ton parrain à ce baptême céleste.
- Sire, j'ai grand besoin que vous appuyiez ma tête sur votre poitrine. Oui, en l'honneur de Dieu, faites-moi goûter de ce pain pour que je puisse mourir aussitôt, mais hâtez-vous, mes forces m'abandonnent.
- Hélas ! reprend Guillaume, que ces paroles me déchirent le coeur ! J'ai perdu tous mes barons, j'ai perdu tout le bon grain de ma race : il ne m'en reste plus que la paille et le chaume.
Sans rien cacher de ce qui lui revient en mémoire, l'enfant Vivien commence sa franche confession.
- Une chose me préoccupe et m'afflige sans cesse, dit-il à Guillaume. Le jour où je portai les armes pour la première fois, je fîs le serment à Dieu, en présence de mes pairs, de ne jamais fuir devant les Sarrasins ou devant les Esclavons et de ne jamais reculer dans les batailles, mort ou vif, fût-ce de la longueur d'une lance. Hélas ! en ce jour une bande de Sarrasins m'a fait reculer au cours de la mêlée et je crains de n’avoir plus observé mon voeu.
- Ne craignez rien, mon neveu, lui répond Guillaume, et il lui fait goûter du pain sacré et communier avec le corps du Seigneur.
Sans forces, Vivien reconnaît ses fautes et prie son oncle de saluer Guibourc, sa tante. Son regard se trouble, ses couleurs changent, ses yeux se fixent sur le gentil comte Guillaume qu’il veut saluer de la tête une dernière fois. Mais son âme s'envole et monte au Paradis, où Dieu la fait entrer pour y demeurer avec les anges.

Devant le corps de Vivien, le comte Guillaume ne retient plus ses larmes. Comme il ne peut emporter le cadavre de l'enfant à travers la bataille, il le couche doucement entre deux larges boucliers.
Guillaume demeure toute la nuit auprès de l'arbre qui abrita les derniers moments de Vivien et il y veille le cadavre de son neveu. Quand l'aube paraît, il se résigne, tristement, à abandonner les restes de Vivien et il reprend le chemin d'Orange.
Sur sa route, il est exposé aux plus grands dangers et lutte contre quinze chefs sarrasins. Vainqueur du païen Aérofle, il s'empare de son cheval, revêt son armure et ainsi déguisé, après avoir bataillé contre des milliers de Sarrasins qui l'ont reconnu, il arrive blessé, épuisé, hors d'haleine, sous les murs Fortifiés de sa ville d'Orange.

Le comte Guillaume s'approche de la porte, appelle le portier et lui crie d'une voix forte :
- Ouvre-moi la porte, frère, fais tomber le pont-levis sans tarder, car les Sarrasins me poursuivent.
En entendant ces appels, le portier monte à la tourelle et dévisage Guillaume, mais il ne reconnaît ni son cheval ni l'enseigne de sa lance, ni son casque, ni son bouclier. Il le prend pour un ennemi qui veut s'introduire dans Orange par traîtrise et lui dit :
- Allez arrière, par saint Jacques. Car si vous approchez, j'assénerai sur votre casque un tel coup que vous en tomberez de cheval. Allez arrière, traître et félon, car Guillaume va bientôt revenir d'Aliscans. M'aviez-vous donc pris pour un paysan crédule ?
- Ne te trouble pas, ami, lui répond le comte. Je suis Guillaume, le marquis au fier visage qui partit en Aliscans pour venger son échec et secourir Vivien. Hélas ! là-bas, j'ai perdu tous mes hommes et toutes mes ressources. Ouvre-moi la porte, ami : je suis Guillaume, n'en doute point.
- Attendez un peu, dit le portier, et descendant de la tourelle, il appelle Guibourc : Hâtez-vous, gentille comtesse : un chevalier armé, à la haute stature, aux bras ensanglantés, tout couvert d'armes païennes, est dehors, qui se dit Guillaume au Court-Nez. Au nom de Dieu, dame, courez vite le voir.
En entendant ces mots, Guibourc sent son sang se figer. Elle accourt sur les remparts crénelés qui dominent les fossés :
- Vassal, que demandez-vous ? crie-t-elle à Guillaume.
- Dame, ouvrez vite la porte et descendez le pont-levis, répond Guillaume. Vingt mille Turcs sont sur mes traces et, s'ils m'atteignent, c'en est fait de moi. Pour l'amour de Dieu, gentille comtesse, hâtez-vous de m'ouvrir.
- Vassal, vous n’entrerez point ici. J'y suis seule et n'ai d'autre homme pour me défendre que ce portier, un prêtre et de petits enfants, qui n'ont pas dix ans. Je suis entourée de dames qui ont le coeur plein de douleur depuis le départ de leur mari, partis avec Guillaume au Court-Nez, combattre les païens aux Aliscans. Non, vassal, je n'ouvrirai ni une porte ni un un guichet, jusqu'au jour où je verrai rentrer ici Guillaume, le gentil comte que j'aime et que je confie à Dieu.
À ces mots, Guillaume baisse la tête et laisse couler de douces larmes de pitié.
- Dame, je suis Guillaume, reconnaissez-moi, je suis Guillaume, daignez me croire.
- Vous mentez, vil païen, reprend Guibourc. Par saint Pierre, vous n'entrerez point ici avant de m'avoir montré votre figure, délivrée de votre armure.
Le comte Guillaume a grand hâte d'entrer dans Orange, car il entend derrière lui le sol trembler sous les pas des bandes sarrasines qui le poursuivent.
- Franche comtesse, ne me faites point attendre si longuement. Voyez autour de vous toutes ces hauteurs qui se couronnent de païens.
- En vérité, dit Guibourc, vos paroles me prouvent clairement que vous n'êtes point Guillaume, car jamais je ne le vis, redouter les Sarrasins. Mais par saint Pierre, je n'ouvrirai rien, que vous n'ayez débarrassé votre figure de votre casque. - Regardez-moi donc, dame, s'écrie Guillaume, en relevant son casque vert orné de pierreries. Reconnaissez-moi et laissez-moi entrer dans Orange.
Guibourc le regarde et reconnaît ses traits. Mais, soudain, elle aperçoit dans la plaine cent Sarrasins qui conduisent en esclavage deux cents jeunes chevaliers chrétiens et trente dames au clair visage, chargés de lourdes chaînes. Roués de coups par les païens maudits, les captifs crient et implorent le secours de Dieu. Guibourc entend leurs plaintes et, indignée, elle se tourne vers son mari.
- Non, je suis bien sûre maintenant que vous n'êtes pas Guillaume le baron, dont on célébrait à l'envi le bras courageux. Si vous étiez vraiment Guillaume, vous ne laisseriez pas ces païens emmener nos gens et vous ne souffririez pas que des chrétiens fussent battus et insultés sous vos yeux.
- Dieu, dit le comte, comme Guibourc m'éprouve durement ! Mais, au nom du Christ, dussé-je y laisser ma tête, j'irai combattre ces païens pour mériter son amour et pour faire triompher la loi de Dieu.
Sans perdre un instant, Guillaume remet son casque, lance son cheval au galop sur les païens. Il perce 1'écu du premier qu'il rencontre, rompt son haubert et le transperce de sa lance ; d'un coup d’épée, il fait voler la tête d'un autre, pourfend un troisième jusqu’à la cervelle et en étend un quatrième raide mort à ses pieds. Alors les païens abandonnent leurs prisonniers et s'enfuient, épouvantés. Le comte s'élance à leur poursuite, mais Guibourc, qui a vu ses prouesses, l'arrête et se déclare satisfaite.
Le pont-levis s'abaisse, la porte s'ouvre et le comte pénètre dans la ville avec les chrétiens qu'il a délivrés et le butin qu'il a pris aux païens. Le pont-levis se relève et les portes sont refermées et barricadées à grand renfort de barres et de chaînes. Mais avant que Guillaume ait eu le temps de se débarrasser de ses armes, trente rois païens établissent leurs camps sous les murs d'Orange et font le serment de ne point lever le siège de la ville de toute l'année.
Tandis que les païens investissent Orange, brûlent et ravagent toutes les terres environnantes, Guillaume dans son palais se défait de ses armes ; sa femme Guibourc lui ôte tristement son épée, son heaume et le débarrasse de son armure. Le comte a plus de quinze plaies ; sous le haubert, sa chair est mutilée, ses bras sont en sang, l'eau du coeur lui est remontée aux yeux et sa figure est inondée de larmes. Guibourc voit toutes ses blessures et elle change de couleur.
- Sire, dit-elle, je suis votre très loyale épouse, mais je suis épouvantée de vous avoir ouvert la porte d'Orange. Il me semble que, si vous étiez Guillaume, vous eussiez ramené avec vous vos compagnons, et le comte Bertrand au beau visage, et l'enfant Guichart au bras vigoureux, et Guielin et Gaudin de Pierrelée, et Vivien que je regrette tant. Si vous étiez Guillaume, vous eussiez ramené avec vous les barons de toute la chrétienté : les jongleurs seraient rentrés à votre suite et on eût entendu résonner maintes vielles, au milieu d'un joyeux cortège. Non, puisque vous êtes revenu seul, vous ne pouvez être Guillaume, et je demeure saisie de terreur !
- Dieu, sainte Vierge, Guibourc dit la vérité et toute ma vie sera désormais ravagée par une immense douleur. Loyale comtesse, je ne te cacherai rien : tous mes compagnons d'armes ont trouvé la mort aux Aliscans, tous ont eu la tête tranchée. Seul, j'ai pu prendre la fuite et voici plus d'un jour que les Sarrasins me poursuivent.
En entendant Guillaume, Guibourc tombe à terre, inanimée. Quand elle revient à elle, elle se lamente de tout son coeur.
- Hélas, dit-elle, que mon malheur est grand. Sainte Marie, reine couronnée, tant de jeunes gens ont péri pour moi et je suis encore vivante. Hélas, je ne pourrai jamais oublier cette peine infinie et elle durera autant que ma vie.
Dans Orange, la douleur est immense. Guibourc pleure et bien d'autres dames pleurent avec elle.
- Sire, dit Guibourc où sont demeurés Bertrand, Guielin, Guichart, Gautier de Termes, Gérard et Guinemant ? Où sont demeurés Gaudin le Brun, Joserans le Preux et Vivien le gentil combattant ? Où sont demeurés tous les barons de la terre de France ? Rendez-les-moi, sains, saufs et vivants.
Dame, répond tristement Guillaume, ils sont tous morts aux Aliscans. Ils ont lutté contre cent mille mécréants en les frappant de leurs épées tranchantes. Tous ont noblement combattu, mais Vivien plus encore que tout autre, car rien ne put le faire reculer d'un pas devant les Sarrasins. Hélas ! les païens débarquèrent en tel nombre de leurs bateaux que jamais nul n'en vit autant rassemblés ; leurs boucliers et leurs armes couvrirent les Aliscans et nous dûmes lutter à un contre trente. Tous mes hommes sont morts, aucun n'a pu s'échapper et j'ai seul survécu, couvert de blessures, avec mon armure brisée. J'ai pu prendre la fuite, mais ne m'en blâmez pas.
- Non point, Sire, mais que Jésus vous soit en aide.
Au palais seigneurial règne le désespoir et les nobles dames y pleurent leurs maris.
- Sire Guillaume, dit Guibourc, que sont devenus Bertrand, Guichart le Hardi, Gautier de Termes, Gérard le Marquis et le preux et gentil Guielin ? Ont-ils aussi trouvé la mort dans cette mêlée ?
- Non pas, Dame ; tous ces guerriers sont vivants, mais ils sont prisonniers des païens qui les ont enfermés sur leurs vaisseaux. Hélas ! le hardi Vivien est mort. Je suis arrivé auprès de lui avant qu'il rendît l'âme ; j'ai pu recueillir sa confession et lui donner la communion. Vivien a rendu le souffle sous les branches d'un bel arbre couvert de feuillage, à côté d'un étang, en me priant de vous apporter son dernier salut.
- Que le Christ le recueille en son saint paradis, car cette mort me fend le coeur. Mais, sire Guillaume, reprend Guibourc, il convient de se conduire avec sens et raison. Ne vous laissez point dompter par les Sarrasins, puisque votre château est campé au milieu de leurs terres. Comme vous avez encore des neveux, des parents et des amis, allez à Saint-Denis en France demander des secours à votre beau-frère, le puissant roi Louis. Allez chercher votre père Aimeri, qui vous amènera tous ses fils et son puissant lignage. Ainsi vous pourrez aller au secours de vos neveux que les Sarrasins ont faits prisonniers, pour épargner à ces jeunes gens une dure captivité au-delà des mers.
- Par le Christ, répond Guillaume, nulle dame ne parla jamais plus sagement que cette comtesse.
- Sire Guillaume, continue Guibourc, ne vous mettez pas en émoi, mais allez vite en France chercher secours et aide. Quand votre père Aimeri, à la barbe fleurie, et quand votre mère Hermengarde de Pavie connaîtront votre malheur, ils convoqueront leurs beaux aspirants à la Chevalerie, leurs riches barons et viendront sans tarder à notre secours, au milieu de ces païens maudits.
- Dieu, sainte Marie, répond Guillaume, j'ai réclamé si souvent l'aide de leurs armées, j'ai exposé tant de fois les guerriers de France à de rudes épreuves que mes parents ne voudront jamais croire à mon horrible malheur. Guibourc, ma femme, ma douce amie, nul en France ne croira le messager qui apportera la nouvelle de ma ruine. Si je n'y vais moi-même, personne ne viendra à mon secours, mais, par saint Pierre, je serais le plus lâche des chevaliers si je vous abandonnais dans Orange, seule et sans défense.
- Sire Guillaume, dit Guibourc en pleurant, il convient que vous alliez en France. Laissez-moi sans inquiétude dans Orange avec les dames qui m'entourent. Chacune de nous revêtira un haubert, se coiffera d'un heaume, se ceindra d'une épée et portera un bouclier au cou ainsi qu'un épieu tranchant au poing. Les chevaliers que vous avez arrachés aux païens seront là pour nous défendre, car, avec eux, nous monterons sur les remparts et nous défendrons Orange contre les assauts des infidèles. Par saint Denis, je saurai me conduire en vrai soldat, et si un Sarrasin m'attaque, d'une pierre je le ferai tomber à bas de son cheval.
À ces mots, Guillaume embrasse Guibourc, et, pleins d'amour, tous deux s'étreignent longuement. Il se laisse convaincre.
- Sire Guillaume, dit la sage Guibourc, vous allez donc partir pour la France et me laisser seule, éplorée, au milieu d'une population qui me hait. Cependant, vous parcourrez une terre riante, vous y rencontrerez mainte jeune fille aux fraîches couleurs et mainte belle dame richement parée : vous m'oublierez bien vite, et l'amour vous attachera pour toujours dans ces contrées. Vous ne reviendrez point à Orange ; et pourquoi reviendriez-vous, en effet, dans cette ville ou vous avez toujours souffert ?
Guillaume entend Guibourc, il la regarde et les pleurs lui montent aux yeux. Sa peine est si forte que ses larmes coulent sur ses joues, sur son menton, sur le fourreau de son épée. Pour consoler Guibourc, il la prend dans ses bras et l'embrasse longuement :
- N'ayez aucune crainte, dame, dit-il, et fiez-vous à ma parole. Je vous fais ici le serment que, durant tout ce voyage, je ne changerai point de chemise ni de chausses, je ne me laverai pas la tête, je ne mangerai ni viande, ni épices, ni gâteau ; je ne boirai pas de vin, mais de l'eau pure ; je ne dormirai point dans des draps, mais seulement sur le cuir de ma selle. Je vous le jure : mes lèvres ne toucheront point d'autres lèvres que les vôtres et je ne connaîtrai jamais d'autres baisers que ceux que vous me donnez ici.
Guillaume embrasse tendrement Guibourc et tous deux versent des larmes. Mais, richement harnaché, Folatisse, le cheval du comte, attend son maître. Guillaume revêt son armure et monte sur son cheval.
- Sire, implore Guibourc, puisque vous m'avez épousée devant Dieu et convertie à la religion chrétienne, puisque j'ai abandonné pour vous tous mes biens, puisque vous savez combien je vous aime, ne m'oubliez point et songez à moi.
Guillaume embrasse sa femme une dernière fois, la rassurant et la confiant à Dieu et à ceux qui l'entourent. La porte s'ouvre, le comte s’éloigne fièrement, sous la garde de Dieu et de la Vierge Marie.

Le roi Louis est à Laon, où il mène joyeuse vie, ainsi que toute sa cour. Grâce à Guillaume, tous ses barons sont riches, ainsi que lui. Guillaume a terrassé tous leurs ennemis, et ils jouissent en paix de leur fortune.
C'est demain jour de fête, et l'animation est plus grande encore que de coutume : Louis va couronner sa femme Blanchefleur, la soeur de Guillaume. Il lui offre en dot le Vermandois.
Toute la baronnie de France est réunie, et autour du roi et de la reine, avec leur fille Aélis, l'on verra le vieil Aimeri, sa femme Hermengarde et plusieurs de ses fils.
Seigneurs et dames s'empressent aux alentours du palais, en somptueux équipage. On ne voit que manteaux d'hermine et robes brodées d'or.
Parmi cette splendeur, un homme s'approche, seul. Son cheval est maigre et paraît épuisé. Ses habits en désordre sont tachés de sang. Ses cheveux et sa barbe hirsute, son oeil hagard, disent qu'il vient d'échapper à une rude bataille. Quelque guerrier pauvre et malheureux sans doute. Qui se détournerait de son chemin pour le saluer ? La foule joyeuse fait le vide devant Guillaume le vaincu.
Celui-ci, les larmes aux yeux, songe aux écuyers qui se disputaient naguère l'honneur de tenir son cheval.
Il met pied à terre auprès d'un olivier. Et puis il envoie un valet prévenir Louis.
- Je suis Guillaume au Fier-Bras ! s'écrie-t-il à voix haute.
Et chacun l'entend, et loin d'accourir, l'on s'écarte davantage. Ses amis passent, dédaigneux, sans lui faire même l'aumône d'une parole de bienvenue. Les jeunes bacheliers le dévisagent curieusement, et se montrent du doigt le fameux protecteur de l'Empire. Ils rient, ils se gaussent de lui et du piteux état où le voilà réduit.
Guillaume se tait et contient difficilement son dépit. Mais, au fond de son coeur, s'amasse une immense colère. Louis ne s'est pas même dérangé. Et Blanchefleur, qui eut dû courir à lui en lui tendant les bras !... Il les tuera, oui, il leur tranchera la tête à tous deux !

Sur le trône d'or, Louis a pris place avec l'impératrice. Aimeri et Hermengarde siègent auprès d'eux. Les chevaliers et les dames en costume d'apparat remplissent la vaste salle et tout le monde rit au couple royal.
On a oublié le tragique guerrier qui, l'oeil sombre et le sabre nu sous sa houpppelande en lambeaux, attend son heure et rumine sa vengeance.
Or, parmi la rumeur joyeuse des chants et des rires, voici que s’élève la voix tonnante de Guillaume.
- Bénis soient mon père, ma mère, et mes autres amis. Mais Dieu punisse ma soeur à 1'âme vile, et ce roi lâche qui me trahit ! Par tous les saints, si mon père n'était là, il aurait déjà cessé de vivre !
Et il surgit, les yeux flamboyants comme son sabre qu'il brandit.
Le roi et la reine pâlissent. On s'entre-regarde :
- Quelle diablerie Guillaume veut-il faire ?
Hermengarde aussitôt court embrasser son fils. Aimeri et ses fils l'entourent eux aussi. Alors il leur raconte, les larmes aux yeux, la grande pitié de l'armée française aux Aliscans, qu'il était vaincu, que Vivien était mort, que Guibourc restée seule défendait Orange investie.
Il se fait un grand silence. Chacun pleure un des siens. Aimeri demeure accablé. Seule Hermengarde dompte sa douleur.
- Français, s'écrie-t-elle, n'avez-vous plus de coeur ? Guillaume, mon enfant, tout mon or est à toi. Retourne à la bataille. S'il le faut, je m'armerai moi-même du casque et du haubert. Ah ! je suis vieille, certes, mais j'ai des trésors d'espérance !
Guillaume, possédé de rage, se tourne encore vers Louis.
- Ce jour où je t'ai moi-même couronné, tu l'as oublié, n'est-ce pas ?
- Ami, je veux te satisfaire. Reçois le Vermandois.
- Quelle diablerie est-ce là ? s’écrie la reine. Le Vermandois m'était promis !
- Ah ! misérable, dit Guillaume, que viens-tu parler des diables ? Ce sont eux qui te protègent !
Pendant que nous souffrons, que les guerriers ont froid et meurent aux pays lointains, que t'importe ? Votre vie est aussi douce et votre chère aussi délicate. Vous prenez vos aises tandis que le sang coule dans nos batailles !
Hors de lui, il saisit sa soeur par les cheveux, il arrache sa couronne, et l'aurait égorgée, si sa mère n'eût retenu son bras. Blanchefleur s'enfuit, épouvantée.
- Que la mer engloutisse ce démon et nous en délivre à jamais ! pensent les Français tremblants.
Et Louis sent déjà le frisson de la mort.
À l'instant, la porte s'ouvre. Aélis entre, blanche et radieuse apparition. Elle embrasse Aimeri et ses oncles. Puis, voyant Guillaume et son épée nue, elle s'agenouille devant lui.
- Pitié, beau sire ! dit-elle. Faites de moi tout ce qu'il vous plaira, mais, pour l'amour de Dieu, pardonnez à ma mère qui se désole, soyez en paix avec mon père. Sire, j'aime mieux mourir si je ne puis apaiser votre colère.
Alors Hermengarde unit sa voix à celle de l'enfant.
- Vois, dit-elle, le roi lui-même te promet son aide.
- Oui, oui, s'écrie-t-il, votre volonté sera faite.
Ému cette fois, Guillaume relève l'enfant. Il l'embrasse. Il remet son épée à l'un de ses frères et, sa grande colère tombée maintenant, il demande humblement pardon à sa soeur qui s'excuse à son tour.
La paix faite, Louis, dès le lendemain, réunit cent mille hommes. Sous la conduite de Guillaume, ils vont sauver Orange et venger la défaite d'Aliscans.
Parmi les serviteurs du roi se trouvait alors un jeune homme d'une force et d'une taille peu communes. Il avait la peau sombre d'un habitant de l'Afrique.
Des marchands l'avaient vendu à Louis, mais on le disait fils de roi. Il travaillait dans les cuisines royales, où il s'abêtissait peu à peu en compagnie de marmitons qui le raillaient et le bafouaient. Il paraissait si sot qu'on ne l'avait pas même baptisé.
Guillaume admirait sa puissante stature : Louis, en riant, le lui avait donné.
C'est ainsi que le géant Rainouart est parti pour Aliscans.
Nul ne sait encore qu'il est fils du roi Desramé : le propre frère de Guibourc !
Rainouart a fait choix dans les forêts royales, d'un sapin tel que cent chevaliers ensemble peuvent y trouver ombrage. Il le fait abattre. Un charpentier le lui prépare. Armé de cette massue digne de lui, quels ne vont pas être ses exploits !
Sans trêve ni repos, Guillaume et son armée chevauchent vers Orange. Là, Guibourc et ses compagnes se défendent avec vaillance. Armées de pied en cap, comme des chevaliers, elles repoussent tous les assauts. Quel est ce nuage de poussière qu'elles voient grossir à l'horizon ? Quelque puissante armée qui s'approche, sans doute...
- Dieu ! Des Sarrasins encore ! Je ne reverrai plus mon époux ! dit Guibourc qui se pâme.
Mais un chevalier se détache de l'armée. Il se hâte, il est aux portes de la ville.
- Dame, soyez sans crainte. Je suis Guillaume, voici les Français qui vont vous secourir.
Il soulève son heaume, elle le voit, elle vole dans ses bras.
- J'ai tenu ma promesse, dit-il. Et, longuement, il l'embrasse et l'étreint en pleurant.
De tous côtés affluent les hommes d'armes. Voici Beuves, Bernart, Aïmer le Chétif, tous les frères de Guillaume, et le vieil Aimeri lui-même, qui viennent délivrer leurs enfants, et sauver la chrétienté.
- Dieu ! s'écrie Guibourc, Vivien sera bien vengé !
Cependant Rainouart est dans les cuisines avec les valets. Il n’a pas quitté sa massue, et se dit qu'il est de lignée royale, et qu'on le verra bien, demain, à la bataille.
Guibourc l'a remarqué. Elle le considère longuement. Et puis elle l'interroge, le presse de questions : ils ne tardent pas à se reconnaître. La comtesse, émue, se tait. Mais elle lui fait don d'une épée qui lui servira contre les païens, s'il vient à perdre sa chère massue. Et lui, tout fier, s'en va dans la salle et entraîne tous les barons au combat.
C'est aux Aliscans que les païens se sont retranchés. C'est aux Aliscans qu'a lieu cette fois encore la bataille surhumaine. Là on voit Guillaume et ses frères abattre sans relâche ces monstres hideux. Là on voit surtout Rainouart, sa massue en main, délivrer Bertrand et ses cousins captifs sur les navires sarrasins. On voit Rainouart massacrer tous ses frères, et ses parents, qui refusaient de se faire chrétiens. Il faillit dans sa furie tuer son père lui-même !
Aux lueurs rougeoyantes du soleil couchant, la lutte sanglante s'est terminée. Bien rares sont les païens qui, avec le roi Desramé, ont atteint quelque navire épargné par miracle, et se sont enfuis vers leurs pays lointains.
Les Français, pieusement, ont recherché, sous le chêne auprès de la fontaine, Vivien, l'enfant glorieux qui dort de son dernier sommeil. Et tendrement, ils l'ont enseveli.
Puis, à Orange, de grandes réjouissances ont fêté le retour de l'armée victorieuse. Devant une foule immense, on a baptisé Rainouart. L'empereur lui-même a connu ses prouesses. Il lui a donné pour femme la douce princesse Aélis.
Dame Guibourc et Guillaume, enfin, sont restés seuls dans Orange délivrée. Longtemps encore ils ont pleuré Vivien, mort à la fleur de son âge. Ils ont subi bien des épreuves et plus d'un rude combat. Et, saintement, ils ont fini leurs jours en rendant grâces au Seigneur Dieu.


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