Princes des voleurs.
Conte laonnais, d'une région située dans l'Aisne autour de la ville de Laon, perchée sur la butte.
Il y avait, voilà longtemps,
trois frères à Laon, les trois plus rusés voleurs de toute la
région. Lun s'appelait Guillaume, le seul à être marié,
les autres, Bernard et Maubert. Leur père avait été pendu pour
vol, mais cela n'avait point assagi les enfants. Pourtant
Guillaume aurait bien aimé vivre tranquillement avec sa femme
dans leur cabane, mais il ne savait comment dire la chose à ses
frères.
Un jour qu'ils passaient dans la forêt, Bernard désigna un nid
de pie au sommet d'un arbre, où une femelle couvait ses oeufs.
- Je vous parie, dit-il, qu'un de vous ne saurait aller voler les
oeufs sans déranger l'oiseau.
- Cela est à la portée du plus maladroit de nos confrères
voleurs, répliqua Maubert, regardez.
Et le voilà qui entreprend l'escalade de l'arbre, sans un bruit,
sans un mouvement brusque, sans faire craquer une seule branche.
Arrivé à hauteur du nid, il gratta sa base de l'ongle, jusqu'à
y creuser un trou, par lequel les oeufs glissérent dans sa main.
Il n'eut plus alors qu'à redescendre, en prenant toujours les
mêmes précautions.
- Pas plus difficile que ça, dit-il avec fierté, regardez,
aucun oeuf nest seulement fêlé.
- Bravo ! s'exclama Bernard, tu as réussi... Mais, en revanche,
je suis certain que tu ne pourrais pas aller remettre les oeufs
dans le nid sans que la pie ne s'envole.
- Mais si, je saurai.
- En ce cas, je te proclamerai le prince des voleurs sans aucune
hésitation.
- Tu vas voir.
Maubert recommença alors son escalade, sans remarquer que son
frère le suivait.
Tandis qu'il replaçait habilement les oeufs en place, un par un,
en les poussant du doigt par le trou qu'il avait fait, Bernard
lui retirait sa culotte.
À nouveau Maubert redescendit de l'arbre, content de lui.
- Et voilà ! dit-il simplement, s'attendant aux félicitations
de ses frères.
Mais Bernard s'exclama en guise de plaisanterie :
- Je ne te crois pas, je suis sûr que tu as mis les oeufs dans
ta poche.
- Mes poches sont vides, regarde toi-même.
Maubert, joignant le geste à la parole, voulut tirer les
doublures de ses poches, et resta stupéfait en voyant sa culotte
disparue... Son frère la sortit de derrière son dos et l'agita
en riant. Alors, il avoua sa défaite :
- C'est toi, le prince des voleurs !
- Mais non, tu mérites aussi ce titre.
Pendant ce temps, Guillaume ne disait rien. Il n'avait point
participé aux exploits de ses frères, et pensa le moment venu
de leur annoncer :
- Vous êtes trop habiles pour moi, je ne vous arrive pas à la
cheville comme voleur. Le mieux est que je vous quitte...
Les frères protestèrent, essayèrent de le retenir, lui
rappelant qu'ils avaient toujours volé ensemble, unis comme les
doigts de la main. Rien n'y fit, Guillaume leur dit adieu et s'en
alla.
Les jours passèrent, Bernard et Maubert ne pouvaient s'habituer
au départ de leur frère.
- Lingrat, disait Bernard, nous avons toujours partagé,
jusqu'ici...
- Voilà ce qu'apporte le mariage, remarqua Maubert en soupirant.
- Je n'y tiens plus, reprit Bernard, je vais aller le voir.
Il partit sur le champ jusqu'à la forêt de Laon où Guillaume
habitait dans une cabane. C'est sa belle-soeur qui le reçut, une
petite femme craintive, en train de filer sa quenouille au coin
de la cheminée :
- Guillaume n'est pas là, dit-elle, je ne sais quand il
rentrera.
- Tant pis, je reviendrai. Au revoir, Jeannette.
- Au revoir.
Bernard quitta la cabane, non sans avoir remarqué dans un coin
un gros morceau de cochon dans une marmite.
- Tu te rends compte, s'indigna-t-il plus tard, notre frère a
tué le cochon, et ne nous a même pas invités.
- C'est insupportable, approuva Maubert.
Guillaume connaissait bien les siens. Aussi s'alarma-t-il en
apprenant par sa femme la visite de Bernard :
- Je suis sûr qu'il a vu le cochon, sûr aussi qu'avec l'aide de
Maubert il va chercher à le voler au plus tôt. Quel malheur !
- Pourquoi te lamenter ? dit Jeannette, cachons le cochon cette
nuit, demain on verra bien.
- Tu as raison.
Guillaume fit un trou sous la huche à pain, il y mit le cochon,
et les deux époux allèrent se coucher, la porte de la maison
fermée avec soin.
Tandis qu'ils dormaient, les deux frères arrivèrent, comme
prévu. Bernard fit un trou dans le mur, pénétra dans la
chambre, qu'il fouilla malgré l'obscurité, mais sans trouver la
bonne viande.
Il dut se cacher sous le lit, car Guillaume s'était mis à
remuer et se réveillait, réveillant du même coup sa femme.
- J'ai cru entendre du bruit, dit Guillaume en bâillant. C'est
peut-être dans la grange. Je vais voir.
Il sortit, armé de sa hache. Bernard attendit un instant, puis
sortit de sous le lit où Jeannette se rendormait déjà...
Imitant la voix du mari à s'y méprendre, il l'interpella :
- Ça va, tout est tranquille, mais je vais pourtant vérifier si
le cochon est toujours en place. Où l'avons-nous caché déjà ?
- Mais enfin, mon mari, grogna Jeannette tout engourdie de
sommeil, c'est toi-même qui l'a mis dans un trou sous la huche.
- Bien sûr, bien sûr... Dors, ma femme, tout va bien...
Et Bernard se précipita sous la huche, en tira le cochon
enveloppé de linge et n'eut que le temps de fuir en l'emportant,
par le trou du mur, car Guillaume revenait déjà de sa ronde.
- Ça va, tout est tranquille...
- Tu me l'as déjà dit, mon mari, murmura Jeannette à nouveau
réveillée.
- Comment ? s'étonna Guillaume.
- Tu perds la tête, reprit la femme, ne pas savoir où tu as
caché toi-même le cochon...
- Que dis-tu là ?
- Laisse-moi dormir.
Mais Guillaume, frappé d'un pressentiment, courut regarder sous
la huche, et vit que le cochon avait disparu. Le verrou de la
porte n'était point tiré, hélas, un rayon de lune entra dans
la chambre découvrant le trou dans le mur.
« Hé oui, pensa Guillaume avec colère, mes frères sont bien
les princes des voleurs. À moi de montrer que je suis plus malin
qu'eux »
Dans la forêt profonde et sombre, galopait Bernard, portant le
cochon sur l'épaule. Il croyait que Maubert l'avait dépassé,
mais soudain il entendit sa voix à son oreille :
- Tu dois être fatigué, laisse-moi un peu ton fardeau.
Bernard accepta avec soulagement et put ainsi aller plus vite.
Bientôt, à sa grande surprise, il entrevit une ombre courant
devant lui ; il la rattrapa, c'était Maubert !
- Qu'as-tu fait du cochon ? demanda-t-il, d'une voix haletante.
- Mais, c'est toi qui l'avais...
Bernard comprit de suite:
- Guillaume s'est joué de moi cria-t-il, rattrapons-le, il
n'aura pas le dernier mot !
Ils coururent et le rattrapèrent sans se faire voir, tandis que
leur frère arrivait juste au seuil de sa maison, tout
essoufflé.
Guillaume allait frapper à sa porte, mais il pensa à Jeannette
endormie, et ne voulut pas la réveiller à nouveau. Il posa un
instant son cochon près de lui, il fouilla ses poches afin d'y
attraper la clef.
Cet instant suffit aux voleurs pour subtiliser la viande. La clef
trouvée, la porte ouverte, Guillaume voulut reprendre le cochon.
Celui-ci avait disparu ! Il ne put que murmurer, tout dépité :
- Les coquins !
Il allait s'avouer vaincu devant l'adresse de ses frères, déjà
évanouis dans les bois. Un sursaut d'énergie lui fit une fois
encore relever le défi...
Heureux et triomphants, Maubert et Bernard couraient côte à
côte parmi les arbres, portant le cochon repris à leur frère
par un miracle d'adresse et de rapidité. Soudain ils
s'immobilisèrent, comme paralysés de stupeur et deffroi :
à la haute branche d'un chêne, se balançait un pendu en
chemise.
Une voix gémit, et ils reconnurent avec effarement celle de leur
père, mort pourtant depuis bien longtemps :
- Mes enfants, vous me faites honte. Se voler ainsi entre
frères, quelle pitié. Allons, vous serez pendus comme moi...
Bernard et Maubert ne purent résister. Abandonnant le cochon,
ils s'enfuirent, épouvantés...
Alors, Guillaume descendit de son arbre, se rhabilla et rentra
chez lui avec le cochon. Il finit la nuit, le morceau de viande
dans son lit, placé entre lui et Jeannette pour plus de
sécurité.
Le lendemain matin, il reboucha son mur abîmé tout en
réfléchissant :
- Nous allons manger le cochon aujourd'hui, décida-t- il, comme
ça, nous serons tranquilles.
Sa femme installa une grosse marmite sur le feu, découpa le
cochon et le mit à cuire. Guillaume regardait la chose d'un air
réjoui.
Tout à coup, il vit une longue branche pointue descendre de la
cheminée, piquer un morceau de viande dans le récipient et
remonter avec lenteur.
Il éclata alors de rire, et commanda, vaincu :
- Jeannette, mes frères sont sur le toit. Va leur dire que je
les invite à manger. Autrement, cette histoire n'aura jamais de
fin, puisque nous sommes tous les trois les princes des voleurs.