A la veillée.
Contes du Vermandois (Aisne), recueillis au début du siècle, adaptés à partir du patois.
QUI PAIERA ?
La pluie tombait sur l'étable
chaude. La vieille raconta cette histoire pour réveiller un peu
ceux qui s'endormaient.
Il était une fois deux soldats de passage par chez nous. Ils
avaient faim et soif en entrant dans l'auberge de la mère
Antoinette. Là, ils s'installèrent à l'aise en commandant le
meilleur.
Ils mangèrent et burent longtemps ; à la fin il fallut payer.
Seulement, ils n'avaient pas le sou. Loin d'avouer la chose ils
firent assaut de politesses :
- C'est moi qui paye ! dit le premier.
- Ah non, c'est moi, dit le deuxième.
- Tu as déjà payé la dernière fois.
- Mais non, tu as mauvaise mémoire. C'est mon tour !
La mère Antoinette les écoutait se disputer, un grand sourire
aux lèvres ; elle sentait déjà dans le creux de sa main la
chaleur de l'argent qu'ils allaient lui donner l'un ou l'autre.
- Tiens, cria le premier soldat, j'ai une idée pour nous
départager.
- Laquelle ?
- Le sort décidera pour nous.
- On tire à la courte paille ?
- Mais non, il y a une meilleure façon.
Et le premier soldat se tourna vers l'aubergiste.
- Vous allez nous aider, la mère, si vous le voulez bien. On va
jouer à colin-maillard ; c'est vous qui porterez le bandeau,
celui que vous attraperez en premier payera.
- Ben... d'accord, puisque ça vous arrange.
Les soldats écartèrent tables et chaises, mirent le mouchoir
sur les yeux de l'aubergiste et la firent tourner. Après quoi,
tandis quAntoinette se promenait dans la salle les bras
tendus, eux, ils ramassaient leurs sacs et se sauvaient sans
bruit, au plus vite.
Lorsque la mère finit par ôter son mouchoir, ils étaient
déjà loin. En revanche, c'est son mari qu'elle vit arriver
alors, lui demandant à quoi elle jouait là au lieu de
travailler. Elle lui raconta sa mésaventure, mais la suite de
l'histoire ne nous regarde pas...
GRÉGOIRE
Le vieux n'était pas venu ce
soir-là. Certains s'inquiétèrent, on les rassura, Grégoire
allait bien. À la fin, il fallait s'y attendre, on ne parlait
que de lui. De fil en aiguille, quelqu'un raconta alors :
- Grégoire, dans le temps, il était jardinier, un bon,
travaillant dur et connaissant son affaire. Toujours prêt à
rendre service, et malin avec ça. Son seul défaut : un peu de
vantardise et le désir d'avoir toujours raison...
Un jour, son maître, un noble comte, décida de se moquer de
lui. Il le fit chercher :
- Grégoire, dit-il, j'ai fait venir de Paris un sachet de
graines précieuses. Savez-vous ce que c'est ?
Et il montra dans un papier des oeufs de harengs étalés.
- Bien sûr que je connais, monsieur le comte, répondit
Grégoire.
Le jardinier bredouilla là-dessus un nom latin, ajoutant que ces
graines-là, dans une bonne terre, elles poussaient vite et bien.
- Parfait, dit le maître, prenez, semez et puis prévenez-moi
dès qu'elles auront germé.
- À vos ordres, monsieur le comte.
Grégoire s'en fut, tandis que l'autre riait de bon coeur dans
ses moustaches :
« C'est pas demain la veille... » pensait-il.
Quelques jours plus tard, le comte rencontra son jardinier :
- A propos, mon ami, et ces graines que je vous ai confiées ?
- Elles commencent à lever, Monsieur le comte, je les arrose
régulièrement.
- Tiens donc, je serais curieux de voir ça.
- Si Monsieur le comte veut bien me suivre.
Ensemble, les deux hommes se rendirent à l'extrémité du jardin
potager.
- C'est ici...
- Je ne vois rien.
- Baissez-vous, monsieur, vous verrez mieux.
Le comte se baissa, ajusta ses lorgnons sur les yeux, et
aperçut... une rangée de harengs saurs bien droits, pointant
leurs têtes au-dessus de la terre.
Lorsque le comte se redressa, il ne riait plus ; c'est Grégoire
qui souriait, d'un grand sourire candide.
LE MALIN
Il fallait bien que ça arrive.
Nous étions pourtant de bons chrétiens à l'époque, l'un dans
l'autre ; n'empêche que le Malin nous est apparu, un soir que
nous étions comme aujourd'hui réunis.
La première peur apaisée, on l'entendit qui nous déclarait,
les yeux luisants :
- Je suis la moitié du monde, il faudra donc désormais me
donner la moitié de ce que vous récolterez. Réfléchissez, je
reviens dans dix jours savoir ce que vous avez décidé.
Sur ce, il disparut, laissant derrière lui une odeur de soufre.
Lassemblée se mit à discuter ; à la fin, on résolut
d'aller consulter un sage ermite, alors installé non loin dans
les bois.
L'ermite réfléchit, et conseilla de demander au Malin s'il
voulait le dessous ou le dessus des récoltes. Lorsque le diable
revint nous visiter, on lui posa la question.
- Je veux le dessus du panier, bien sûr ! s'exclama le démon.
Lermite nous fit planter des navets dans les champs, si
bien que la part du diable fut constituée de feuilles vertes.
Le diable se fâcha, voyant qu'il était joué :
- Puisque c'est ainsi, je veux le dessous de vos récoltes !
Lermite nous fit alors planter du blé. En août, nous
eûmes les épis, et le diable la paille.
Il n'y a pas si malin qui ne trouve plus malin que lui.