Le retour de Guillaume.
Trouvères et jongleurs racontaient déjà ce conte légendaire à Paris, voilà des centaines et des centaines dannées. Il en existe plusieurs versions. Nous en avons choisi une, il le faut bien.
Le roi Louis était un roi
faible qui n'aimait pas ceux qui le surpassaient en quoi que ce
soit. Il chassa ses meilleurs serviteurs, et le chevalier
Guillaume, pourtant homme de bon conseil et de grand courage,
quitta lui aussi Paris pour se faire ermite au loin.
Le temps passa, un jour, des paysans affolés ameutèrent la
capitale du royaume, annonçant l'arrivée du terrible Ysauré à
la tête de soixante mille Sarrasins ou davantage.
- Ils veulent venger un des leurs, tué en Sicile par les
Francs...
- Ils volent, pillent et tuent sur leur passage...
- Sauvez-nous, Sire, sauvez-nous !
Apeuré, le roi ne savait que faire, ni les barons de sa suite.
Lun d'entre eux pourtant conseilla d'aller chercher comme
secours le chevalier Guillaume. Le roi s'y résolut et des
émissaires partirent sur le champ au grand galop de leurs
montures.
En attendant, le roi Louis s'enferma dans sa ville, toutes portes
closes, et les prêtres en prières.
Ysauré le Sarrasin arriva bientôt, planta son étendard sur la
butte Montmartre, alors loin de Paris, puis devant la porte
Saint-Germain.
C'était un géant de quatorze pieds de haut, le visage cruel,
les cheveux réunis en une longue tresse, la moustache pendante,
revêtu d'une cuirasse faite de peaux de boeufs, renforcée de
cuivre étincelant, une terrible massue de guerre à la main, le
long sabre courbe à la ceinture.
Il se campa face aux remparts et cria :
Sors de ta ville, roi Louis, et viens te mesurer à moi, si tu
l'oses !
Mais le roi n'osait pas, et aucun de ses barons ne proposa de
prendre sa place, comme il était d'usage.
Ysauré riait, d'un rire méprisant. Il ordonna à son armée
d'organiser le siège de Paris, de ne laisser entrer âme qui
vive, ni un seul grain de blé, ni un seul morceau de viande.
- Le roi Louis devra bien se décider à la longue.
Alors, s'étalèrent à perte de vue les tentes rouges des
soldats.
Pendant ce temps, par bonheur, les émissaires étaient arrivés
en Provence, où Guillaume vivait retiré dans un cloître :
- Au secours, Seigneur duc, le roi a besoin de vous !
Le chevalier hésita d'abord puis pensa au terrible danger que
couraient son roi et sa ville. Il oublia l'attitude de Louis à
son égard, sa légèreté, son ingratitude devant les services
rendus jadis.
- Je viens, dit-il seulement.
Il ôta sa robe de bure, revêtit une armure, délaissée depuis
longtemps, ceignit son épée et son long poignard, enfourcha son
destrier et se mit en route.
Tout le long du chemin il médita, se préparant au rude combat
qu'il devait affronter...
Le deuxième jour de sa chevauchée, une colombe passa dans le
ciel. Un archer de sa suite leva son arc en disant:
- Ce sera pour votre déjeuner, Seigneur duc.
Mais Guillaume empêcha l'archer de tirer sa flèche, et l'oiseau
disparut librement à l'horizon.
Le voyage reprit à marche forcée, vers Paris...
La ville fut atteinte un soir.
Guillaume la regarda de loin, masse sombre entourée par les feux
de camp de l'armée sarrasine. Puis il regarda le ciel où
brillaient les étoiles. Un grand apaisement lui vint.
- Reposons-nous, dit-il. J'irai demain.
Et le lendemain, dès que le soleil parut, il avança vers la
porte Saint-Germain, à cheval, seul, sans aucune crainte au
coeur.
Ce matin là, Ysauré se tenait à sa place habituelle, face au
rempart, haranguant les Parisiens, se moquant d'eux:
- Si votre roi a peur, si vos barons sont des lâches, sortez
donc vous même ! Je vous défie, vous tous à la fois ! Mes
soldats se tiendront à distance, je serai seul contre vous !
Mais soudain une voix forte s'éleva, celle de Guillaume :
- Un roi de France ne répond pas au défi d'un païen ! Je
prends sa place, moi, son sujet, son serviteur. Et je te vaincrai
!
Ysauré se tourna, toisa le chevalier qui venait vers lui.
Sans répondre, il sauta sur sa propre monture, se raffermit sur
sa selle, fixa son bouclier au bras gauche, et alors s'élança,
la massue levée, hurlant et empourpré de colère.
Guillaume avait rabattu la visière de son heaume et s'élançait
lui aussi.
Le choc fut d'une rudesse extrême. La masse du Sarrasin, garnie
de pointes d'acier, s'abattit sur le casque du chevalier qui
vacilla sous le coup. En même temps, l'épée de Guillaume
frappait le bouclier de son adversaire, l'arrachant de son bras.
Les deux combattants reculèrent, se toisèrent un instant du
regard avant de s'élancer à nouveau l'un contre l'autre.
Là-haut, sur les remparts, les Parisiens comme le roi Louis,
retenaient leur souffle. La musique de l'armée sarrasine
s'était mise à jouer un air rythmé, strident, qui faisait mal
aux oreilles.
Lépée de Guillaume frappa si fort le cuivre de la
cuirasse du géant qu'elle se brisa dessus ! Ysauré jeta sa
masse, Guillaume l'esquiva. Mais son épée brisée ne pouvait
plus dévier celle du chef sarrasin pointée maintenant vers lui.
Ysauré se crut déjà vainqueur. Guillaume allait-il périr ? Il
cria :
- Dieu m'aide !
Alors il y eut dans le ciel comme un éclair blanc. Une colombe
fondit sur le visage du païen qui chancela, désarçonné.
C'était, bien entendu, la colombe épargnée grâce à lui
durant le voyage.
Guillaume n'eut que le temps de tirer son long poignard hors du
fourreau. Il se baissa, coupa d'un seul coup le jarret d'Ysauré,
le faisant tomber à terre.
Lui-même sauta de cheval, leva une deuxième fois sa lame et
trancha le col du Sarrasin au point de séparer la tête du tronc
!
Les Parisiens hurlaient de joie sur les remparts, l'armée
ennemie se précipita sur Guillaume.
Ce dernier remonta en selle d'un bond, et s'élança vers le
pont-levis de la porte Saint-Germain qui s'ouvrit devant lui.
Le roi Louis le reçut dans ses bras, les larmes aux yeux ; il le
remercia, maudit sa légèreté et son ingratitude passées...
- J'avais peur que tu ne viennes pas...
Les longues acclamations des Parisiens montaient vers le ciel...
Mais Guillaume se dégagea de l'étreinte et dit :
- Sire, il y a un temps pour tout. Il nous faut attaquer l'ennemi
sur l'heure, le repousser, le détruire. Il doit être
désemparé par la mort de son chef, cela nous sera facile.
Le roi approuva, les barons de sa suite se sentaient tout à coup
pleins de courage et ameutaient leurs hommes d'armes.
Les cloches des églises se mirent à sonner, les portes
s'ouvrirent, et l'armée royale s'élança, le roi Louis et le
chevalier Guillaume à sa tête.
Les Sarrasins s'enfuirent en effet pour ne plus revenir. Seul
demeura le corps d'Ysauré étendu à terre, immense et lourd
sous la cuirasse de peaux.
Le roi Louis ordonna :
- Qu'on l'enterre sur place. C'était un païen et un redoutable
brigand, mais aussi un homme brave.
Ainsi fut fait, la sépulture creusée, recouverte d'une dalle en
pierre.
Depuis les temps anciens où fut inventée cette histoire, Paris
a grandi, faisant craquer ses remparts d'alors. Sur la plaine au
delà de la porte Saint-Germain, s'est élevé un bourg appelé
Saint-Germain-des-Prés. Aujourd'hui, les prés ont disparu, et
la forêt aussi. Mais le conte des jongleurs et des trouvères a
tant marqué les mémoires, qu'une rue de Paris évoque encore la
mort du Sarrasin, au nom à peine déformé, la rue de la
Tombe-Issoire.