La vieille rusée.
Il était un jeune homme à
Compiègne qui aimait une dame mariée à un vieux jaloux. Le
jeune avait voulu l'épouser, lui, mais son père s'y était
opposé pour quantité de ces bonnes raisons qui font parfois
bien du mal.
Donc, la dame était mariée, sans cesse surveillée par le mari,
lequel n'hésitait pas à l'enfermer lorsqu'il avait à faire
dehors longtemps. Ou alors, il la faisait surveiller par les
voisines qui lui rendaient compte de ses faits et gestes.
Le jeune ne savait plus comment rencontrer sa belle, ne serait-ce
qu'une fois. Il se désespérait.
Par bonheur il eut l'idée de s'adresser à une vieille rusée,
laquelle lui promit son aide, moyennant quelque dédommagement.
Leur accord conclu, la vieille s'en fut rendre visite à la dame,
un jour que son mari était absent sous prétexte de lui
emprunter une louche.
Elle lui parla du jeune homme ; la dame rougit, pleura, et finit
par avouer qu'elle aussi aimerait bien le revoir en souvenir des
jours anciens...
- Laissez-moi faire, dit la vieille.
Bien qu'apeurée, la dame accepta.
Lorsqu'elle eut le dos tourné, la vieille glissa sous la
courtepointe du lit conjugal un surcot (une veste) de l'amoureux,
qu'elle avait trouée au préalable, et dans lequel elle avait
piqué une aiguille enfilée. Après quoi, elle prit congé et
s'en alla sous l'oeil curieux des voisines, brandissant sa
louche.
Ce qui devait arriver, arriva : le soir venu, le mari trouva le
vêtement dans son lit. De caractère irascible, il devint comme
fou furieux, accusa son épouse, ne put rien en tirer, et pour
cause. À la fin, il la jeta dehors, se croyant déshonoré et ne
pouvant le supporter..
La dame se retrouva à la rue, affolée, désespérée... Mais la
vieille l'attendait là depuis longtemps, se doutant de la façon
dont le mari réagirait en trouvant le surcot. Elle mena la belle
chez elle, où l'attendait le jeune homme, lequel sut très bien
la consoler.
Le lendemain matin, le jouvenceau parti, la vieille conduisit sa
protégée à l'abbaye de Sainte-Corneille où elle la laissa en
prières devant la statue de la Sainte Vierge.
- Ne bougez surtout pas de là, lui dit-elle. Vous priez depuis
hier au soir, continuez encore.
La dame promit, la vieille fut trouver le mari. Celui-ci s'était
un peu calmé durant la nuit ; il venait de parler aux voisines,
qui ne savaient rien de compromettant, à leur grand regret
d'ailleurs...
Sur ce, la vieille arriva, couvrit le mari de reproches :
- Votre femme est à l'abbaye, je l'ai trouvée là, elle prie,
elle pleure, elle ne comprend pas pourquoi vous l'avez accusée
hier..
- J'avais une bonne raison de l'accuser !
- Je ne veux pas la connaître ! Quoi qu'il en soit, elle était
innocente. J'en suis persuadée rien qu'à son attitude.
Elle en dit tant que le mari prit pitié. Lorsque la vieille
partit, il alla rechercher sa femme à l'abbaye. Ils rentrèrent
ensemble dans leur maison, mais le mari gardait au fond du coeur
ses soupçons et ses doutes...
- Je dois aller à mes affaires, dit-il.
Il sortit, la porte fermée à clef, les voisines prévenues
d'avoir à surveiller.
Il n'avait pas fait trois pas dans la rue qu'il rencontrait à
nouveau la vieille, l'air ennuyé, criant qu'il lui faudrait
payer sa perte.
- Que vous arrive-t-il ? demanda le vieux mari.
- Ah, quel malheur, figurez-vous qu'on m'avait donné une
réparation à faire, un trou dans un surcot. Je ne sais plus où
j'ai mis le vêtement... Ah, ma pauvre tête...
- Attendez... Êtes-vous venue hier à mon domicile ?
- Heu... Que je réfléchisse... Oui, je me souviens, j'avais
besoin d'un ustensile de cuisine.
- Ne bougez pas !
Le vieux mari retourna sur ses pas, courut jusqu'à chez lui
plutôt qu'il ne marcha. Il prit le surcot, vit le trou,
l'aiguille et le fil, et se précipita dehors rejoindre la
vieille.
- Voilà votre vêtement ! cria-t-il plein de joie. Vous l'aviez
oublié chez moi, ma femme est innocente ! Ma femme est innocente
!
- Je l'ai toujours pensé, dit la vieille rusée.