Les trois aveugles de Compiègne.

 

Ce conte est un « classique », colporté depuis le Moyen Age.

Trois aveugles s'en allaient sur la route qui mène de Senlis à Compiègne.
Ils marchaient à la queue leu leu, les deux derniers tenant un compagnon à l'épaule de la main gauche, et tous trois la main droite tendue au moindre bruit signalant un passant.
- La charité, s'il vous plaît, ayez pitié de trois pauvres aveugles...
Hélas, ce jour là, personne ne répondait à leur appel, si bien qu'ils commençaient à s'inquiéter, tant pour leur repas du soir que pour leur hébergement de la nuit.
- Il ne me reste plus un quignon de pain dans la besace, dit le premier.
- Ni à moi, fit le deuxième.
Le troisième soupira, ce qui revenait à dire la même chose.
- Nous allons être obligés de dormir dans un fossé, reprit le premier.
- C'est sûr, approuva le deuxième.
Et le troisième ajouta :
- Pourvu qu'il ne pleuve pas.
À ce moment passait sur la route, un bourgeois de fière allure, l'escarcelle sans doute bien garnie. Alertés par les pas de son cheval, les trois aveugles reprirent d'une même voix leur complainte habituelle :
- La charité s'il vous plaît...
- Où allez-vous, mes braves ? demanda le bourgeois.
- Où va la route, noble passant. En priant Dieu qu'elle s'arrête pour nous dans une quelconque auberge, offrant le gîte et le couvert. Nous ne sommes pas difficiles.
L’homme sourit ; l'idée d'une bonne plaisanterie lui traversait l'esprit.
- Allons, mes braves, dit-il, à deux cents pas d'ici vous trouverez une excellente hôtellerie. On y mange bien et on y dort de même.
- Hélas, noble seigneur, nous n'avons pas le premier sou pour payer un tel rêve.
- Qu'à cela ne tienne ! Tenez, voici un écu d'or, faites en bon usage.
Les trois aveugles s'exclamèrent de joie, et remercièrent leur bienfaiteur, chacun croyant qu'un de ses compagnons avait reçu et empoché l'écu, alors qu'en réalité le bourgeois ne donnait rien à personne.
- Soyez béni, généreux passant, et que Dieu vous réserve une belle place dans son royaume.
- Adieu, les braves !
Le cavalier piqua sa monture des éperons et s’écarta quelque peu, tandis que les aveugles continuaient à manifester leur gratitude, agitant leurs chapeaux troués tant qu'ils entendirent le galop du cheval sur la route.
Ensuite, ils tinrent conseil :
- Je propose, dit le premier, que nous suivions l'avis de notre bienfaiteur, allons donc à cette hôtellerie qu'il semble vanter.
- D'accord, approuva le deuxième, j'ai justement grand faim.
- Moi aussi, acquiesça le troisième.
Et les voilà partis sans plus attendre, toujours à la queue leu leu, mais marchant cette fois d'un pas plus guilleret... Sans qu'ils ne s'en doutent, le bourgeois les suivait de loin.
Une compiègnoise rencontrée guida les trois hommes jusqu'à l'hôtellerie recherchée... Ils poussèrent la porte, les narines aussitôt agréablement chatouillées par les bonnes odeurs venant des cuisines.
- Holà, hôtelier ! Nous avons faim et soif !
Impressionné par leur allure décidée, l'hôtelier s'empressa. Il connaissait par expérience des mendiants plus riches qu'ils ne le paraissaient. Il les conduisit donc lui-même à table, fit flamber la cheminée et servir du vin de Soissons en attendant le repas à cinq services comprenant des pâtés, une omelette gigantesque, un lièvre rôti, une tarte chaude...
Les aveugles mangeaient et buvaient de si bon coeur qu'ils ne prêtèrent nulle attention à la présence, discrète d'ailleurs, du bourgeois, qui dînait non loin d'eux, riant à l'avance des suites de l'histoire.
Le ventre plein, les aveugles eurent la meilleure chambre de l'auberge. Ils y passèrent une excellente nuit.
Le lendemain matin, frais et dispos, ils s'apprêtaient à quitter l'hôtellerie, une fois avalés un bon bol de soupe et un dernier verre de vin.
Le bourgeois levé tôt, lui aussi, guettait dans un coin, le résultat de sa farce.
- Eh bien, dit l'hôtelier, cela vous fera en tout douze sous d'or.
- Voilà un écu, dit fièrement le premier aveugle, n'oubliez pas de nous rendre la monnaie.
L’hôtelier tendit la nain, attendant la pièce. Ne voyant rien venir, il demanda :
- Et alors ?
- Payez donc, dit le premier aveugle à ses compagnons.
- Mais je n'ai pas d'argent, répondit le deuxième.
- Ni moi, fit le troisième.
- Comment cela ? s'étrangla le premier. Et la pièce ? Et l'écu ?
- C'est à toi que le seigneur l'a donné !
- Non, à toi !
- Mais tu étais devant.
- Je l'ai entendu derrière...
Ce fut un beau charivari d'exclamations diverses, une discussion à laquelle l'hôtelier mêla bientôt sa voix, hurlant qu'il ne voulait rien savoir, et qu'il fallait le payer, ou bien gare, les aveugles se retrouveraient en prison, sans parler de bonne bastonnade en avant-goût...
Le bourgeois riait dans son coin comme un bienheureux. Lorsqu'il eut assez ri, il fit signe à l'hôtelier, lui murmura à l'oreille qu'il allait payer pour les aveugles.
Calmé, l'homme laissa les trois aveugles partir, ces derniers fort désappointés, mais en même temps soulagés de se tirer sans dommage d'une méchante affaire... dont ils ne portaient aucune responsabilité.
- On a quand même bien mangé, dit le premier aveugle pour se consoler.
- Et bien bu, renchérit le deuxième.
- Et bien dormi, ajouta le troisième...
À la queue leu leu, il reprirent la route, la main tendue au moindre bruit :
- La charité s'il vous plaît, ayez pitié de trois pauvres aveugles...

Pendant ce temps, le bourgeois réfléchissait. Il pensa que l'hôtelier s'était mal conduit envers les pauvres malheureux, les menaçant de prison pour seulement douze sous. Il méritait une leçon, il décida de la lui donner.
- Combien vous dois-je, mon brave ? demanda-t-il. Comptez largement.
- Monsieur, ce sera donc six sous pour vous, plus les douze sous des aveugles, soit dix-huit sous au total.
- Très bien... Dites-moi, avez-vous confiance en votre curé ?
- Mon curé ? Mais... oui, bien sûr, pourquoi donc ?
- Parce que c'est lui qui va vous payer. Il me doit de l'argent.
- Mais...
- Ne vous inquiétez pas. Accompagnez-moi à l'église, nous y réglerons cette affaire sur le champ.
L’un suivant l'autre, ils allèrent donc à l'église, où le curé allait commencer à dire la messe.
- Attendez-moi un instant, fit le bourgeois.
Il rejoignit le prêtre, qui s'inclina devant cet homme de belle apparence. L’autre lui prit familièrement le bras et lui glissa à l'oreille :
- Monsieur le curé, je suis un voyageur de passage. J'ai dormi cette nuit chez l'hôtelier que vous voyez là, près de la porte.
- Je le connais, dit le curé, c'est un de mes paroissiens.
- Je sais, un bien brave homme, mais je le crois souffrant. Cette nuit, il était fort agité et nous a tous empêchés de dormir. Ce matin, il a voulu que je l'accompagne ici. Il a honte de son esprit dérangé, et voudrait que vous lisiez l’Evangile sur sa tête pour guérir. Il est prêt à vous payer dix-huit sous pour cela.
- Dix-huit sous ! Parfait, parfait, je m'occupe de lui dès la fin de la messe.
- Merci, monsieur le curé. Mais voudriez-vous le prévenir de votre accord ?
Le curé se précipita vers son paroissien :
- Ne bougez pas, mon ami, je dis la messe, et je réglerai votre affaire aussitôt après.
- Vous êtes donc d'accord, monsieur le curé...
- Bien entendu ! Je reviens. Priez en attendant cela fait du bien.
Et il s'éloigna sans plus attendre, courant à son office.
- Quant à moi, dit le bourgeois, il me faut partir à présent, on m'attend. Tout est donc en ordre ?
- Tout est en ordre, répondit l'hôtelier en faisant sa révérence. Bonne route, Monseigneur, bonne route. Et merci beaucoup...
Le bourgeois retrouva son cheval et s'en fut, tout heureux de sa malice qui lui rappelait le bon temps de sa jeunesse étudiante...
Pendant ce temps, la messe se disait. Lorsqu'elle fût terminée, le curé alla trouver l'hôtelier.
Voilà qui est fait, dit-il, à votre tour. Agenouillez-vous maintenant.
Mais... je ne suis pas venu pour cela, répondit l'homme, assez étonné.
- AIlons, allons, faites ce que je vous dis. Vous verrez, tout ira mieux ensuite.
- Mais laissez-moi, monsieur le curé, et payez-moi plutôt mes dix-huit sous.
« Ca y est, pensa le prêtre, il divague, voilà une crise qui le reprend. Soyons ferme. »
- À -genoux ! cria-t-il.
Il voulut forcer l'hôtelier, le prit aux épaules. L’autre résista, se débattit, réclamant toujours son argent.
Il fallut l'aide d'autres paroissiens pour qu'il se tienne enfin tranquille, l'étole au cou, le missel sur la tête.
Le prêtre dit l'Évangile, l'aspergea d'eau bénite... Et l'hôtelier finit par comprendre qu'il avait été joué.
C'est ainsi que non seulement il perdit dix-huit sous, dus par les aveugles et le bourgeois, mais dix-huit autres sous encore pour le sermon, car les curés ont toujours le dernier mot.

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