La reine des poissons.
C'est le poète Gérard de Nerval qui recueillit ce conte du Valois que nous avons adapté.
Au milieu des bois de
Villers-Cotterêts vivaient un petit garçon et une petite fille
qui se rencontraient tous les jours avant d'aller au travail,
chacun de son côté. Le garçon ramassait des fagots de bois
mort pour son oncle, un bûcheron ivrogne, et la fille pêchait
des petites anguilles dans la vase des ruisseaux quand les eaux
étaient basses, ou bien attrapait des écrevisses.
- Tu sais, dit une fois la fillette à son ami, je n'aime pas
pêcher, mais je suis obligée, mes parents le veulent. Lorsque
je vois les poissons étouffer hors de l'eau, mon coeur se serre,
et le plus souvent, je les rejette. Pour les écrevisses, c'est
autre chose, elles me pincent les doigts, pas de pitié pour
elles...
Elle rit, le garçon approuva de la tête, puis soupira :
- Allons, il faut nous séparer, mon oncle me battra si je ne
rapporte pas assez de bois mort et de bottes de bruyère.
- On se voit demain ?
- Bien sûr.
Oui, les enfants aimaient se rencontrer ; une parole, un geste,
un sourire, les aidaient à supporter leur peine. Ils se voyaient
donc chaque jour de la semaine, sauf un, réservé celui-là aux
fées et aux enchantements.
Justement, le lendemain d'une de ces journées pas comme les
autres, lorsque le garçon retrouva de nouveau la petite fille,
il lui dit :
- J'ai fait hier un rêve curieux. J'étais au bord du ruisseau,
et je t'ai aperçue dans l'eau. Tu ressemblais à un poisson
rouge, avec des écailles d'or sur les côtés. Les autres
poissons te faisaient cortège, les goujons, les vairons, les
brochets, les carpes...
- C'est drôle, moi aussi j'ai rêvé de toi. Tu étais bien au
bord du ruisseau, et tu ressemblais à un chêne vert, vif,
élancé. Tous les arbres aux alentours se courbaient pour te
saluer, et pourtant, le vent ne soufflait pas.
Ils rirent tous les deux, sans se douter que depuis un moment,
l'oncle du garçon les écoutait, caché derrière un arbre.
Lorsqu'il jugea en avoir assez entendu, l'homme se montra, le
visage gonflé de colère :
- Je vous y prends à ne rien faire ! cria-t-il. Vous n'êtes que
des paresseux !
S'adressant à son neveu, il gronda rudement :
- Tu n'as pas encore fait un seul fagot aujourd'hui ! Regarde ce
bois mort à terre, dépêche-toi de le ramasser, et arrache-moi
une branche verte pour lier le tout ensemble. Et ne me regarde
pas avec des yeux d'ahuri quand je te parle !
- Je ne peux pas arracher du bois vert, mon oncle, j'ai essayé
une fois, et j'ai entendu l'arbre se plaindre.
- C'est comme moi, Monsieur, ajouta la petite fille, lorsque j'ai
des poissons dans mes paniers, ils se plaignent aussi, bien
tristement...
- Bétises ! cria le bûcheron. Tais-toi donc, gamine, c'est de
ta faute si mon neveu est un feignant. Mais ça va cesser, je
vous le jure ! En attendant, au travail, et vite !
Il agita sa hache d'un air menaçant, avant de s'en aller..
De toute la semaine, le bûcheron ne parla pas de ce qu'il avait
entendu de la bouche des enfants. Seulement, la veille du jour
d'enchantement, il prépara une nasse d'osier ; la nuit venue, il
partit l'insaller dans le ruisseau voisin.
Heureusement, le garçon se méfiait, surveillant son oncle. Au
matin, lorsque l'homme quitta sa hutte après avoir avalé de la
soupe et une bonne quantité de vin, il le suivit de loin. Au
bord de l'eau, le bûcheron se pencha, poussa un cri de joie : le
poisson rouge aux flancs d'or s'était pris dans le piège, avec
d'autres poissons de sa suite...
Le garçon ne put supporter ce spectacle, il s'élança, bouscula
son oncle, surpris. Et la nasse se renversa dans l'eau, les
poissons s'échappèrent !
Furieux, le bûcheron saisit son neveu aux épaules, cherchant à
le renverser. Mais le garçon tenait ses pieds au sol avec tant
de force, qu'on les aurait dit fixés par des racines... L'homme
alors attrapa sa hache inséparable. À cet instant, tous les
arbres des alentours se mirent à bouger, à remuer si rudement
leurs branches que le bûcheron recula.
Il s'enfuit plein de colère et alla chercher de l'aide chez ses
compagnons bûcherons.
Ensemble, haches brandies, les abatteurs d'arbres s'élancèrent
à l'assaut de la forêt, malgré la résistance des broussailles
et des branches qui s'accrochaient à eux pour les empêcher
d'avancer davantage.
Pendant ce temps, par bonheur, la petite fille sous forme de
poisson rouge filait dans les eaux comme un éclair doré. Elle
allait alerter les rivières voisines, la Marne, l'Oise et
l'Aisne. Elle les appela à l'aide pour empêcher les arbres de
mourir, et aussi les ruisseaux et les étangs qui avaient besoin
de ces arbres pour attirer la pluie, cette eau nécessaire aux
poissons, aux oiseaux, à toutes les bêtes de la forêt.
Pleines d'indignation, les rivières s'élancèrent hors de leurs
lits et inondèrent la forêt ; vaincus, les bûcherons
s'enfuirent ou se noyèrent...
Quant à la petite fille, elle resta pour toujours désormais une
ondine, une reine des poissons. Le petit garçon, lui, conserva
sa forme de Sylvain, un roi de la forêt.
Ils se marièrent plus tard ensemble, et eurent beaucoup
d'enfants.