Les sourds
Il y a plus de quatre cents années de cela, Bonaventure Despériers puisait dans le fonds traditionnel des contes populaires pour écrire ses Nouvelles récréations et joyeux devis. Ci-après un conte facétieux parisien adapté de cet auteur mal connu.
Un procureur du Châtelet, homme
de justice très important, comptait parmi ses clercs un jeune
garçon de dix-sept ans, appelé Fouquet, fils d'un vieil ami,
Parisien, hardi et la tête pleine d'idées.
Comme il était coutume à l'époque, les clercs n'apprenaient
pas seulement un métier chez le procureur, mais servaient aussi
de domestiques, allant par exemple ouvrir les portes aux
visiteurs.
Un jour donc, Fouquet dut faire entrer dans la maison de son
maître un bonhomme, qui lui dit venir de Bagneux, et vouloir
parler au procureur pour un procès qu'il avait avec des voisins.
Fouquet, on ne sait trop pourquoi, se fit prier pour annoncer le
visiteur. Comme le bonhomme insistait, il résolut de lui jouer
un bon tour.
- Attendez-moi, lui dit-il, je vais voir...
Le procureur travaillait dans son bureau ; le clerc lui fit part
du désir de l'homme et ajouta :
- Je conseillerai à Monsieur de lui parler très fort s'il le
reçoit, car ce paysan me semble sourd comme un pot.
- D'accord Fouquet, merci. Fais-le venir.
Le clerc s'en fut alors retrouver l'homme.
- Monsieur le procureur va vous recevoir, dit-il, bien qu'il ne
soit pas en bonne santé.
- Ah, bon...
- Oui, il est sourd, vous l'ignoriez ? Il vous faudra hurler si
vous voulez qu'il vous entende. N'hésitez surtout pas car, ce
matin, son infirmité semble plus forte que d'habitude.
- J'en tiendrai compte...
Sur ce, Fouquet introduisit le visiteur et se sauva.
Ce fut un face à face assez particulier ; chacun des
interlocuteurs hurla dès le premier bonjour, et se mit ensuite
à encore hausser le ton en voyant l'autre chercher à hausser le
sien.
Si bien que très vite, personne ne comprit plus rien à ce qu'il
disait, tant le concert de hurlements déchirait les oreilles...
Après un bon moment de tapage, l'homme de Bagneux finit par
s'enfuir.
- Tu avais raison, dit le procureur à Fouquet qui riait sous
cape, comme sourd, il n'y a pire que celui-là...
Seulement, quelques jours plus tard, le paysan revint de Bagneux
tenter une nouvelle démarche auprès du procureur, démarche
indispensable avant son procès. Cette fois, Fouquet était
absent ; le procureur et son visiteur s'aperçurent avec
stupéfaction qu'ils n'étaient sourds ni l'un, ni l'autre, mais
seulement victimes d'une mauvaise plaisanterie.
« Je vais me venger », se dit le procureur.
Dès son client parti, il voulut taire venir Fouquet, mais le garçon
était au jeu de paume. Le procureur alla l'y retrouver.
Fouquet achevait une partie et se trouvait en nage, tant le
dernier échange de balles avait été, acharné. Son maître se
saisit du prétexte :
- Viens avec moi, ordonna-t-il, prenant une mine inquiète.
Et il l'entraîna chez un proche barbier :
- Soignez-moi ce garçon, qu'il n'attrape pas froid.
- Entendu.
Le barbier entreprit de frotter Fouquet, de l'étriller avec
ardeur, comme un palefrenier ferait à son cheval.
- Faites circuler le sang mieux que ça, insista le procureur,
une pleurésie est si vite arrivée...
Malgré les protestations du clerc, le barbier saisit alors une
poignée de verges et frappa le garçon, qui se tortilla et se
mit à gémir de douleur.
- N'arrêtez pas, continua l'homme de justice, le père m'en
voudrait si son fils tombait malade ! Frappez, frappez toujours !
Encouragé de la sorte, le barbier se mit à manier les baguettes
de telle façon que le clerc hurla, hurla de plus en plus fort.
Ainsi le procureur se trouva vengé.
Il rit, se penchant vers le garçon :
- Quel bruit tu fais ! cria-t-il. Je ne suis pas sourd, tu
entends, je ne suis pas sourd !