L'âne volé.

 

On disait jadis, de quelqu'un d'ahuri, d'un peu simplet, qu'il avait « l'air de revenir de Pontoise ». Le conte du Vexin qui suit tendrait à accréditer le sens de cette expression, mais il s"agit sûrement d'une coïncidence... D'ailleurs, on retrouve le même conte dans le Vermandois voisin.

Ce jour là, un paysan s'en revenait de la grande foire de la Saint-Martin, à Pontoise. Il avait peut-être un peu bu, et, en cours de route, il eut envie de se reposer, sa ferme étant encore lointaine.
Bien que le mois de novembre fût largement entamé, il ne faisait pas trop froid ; le paysan s'installa donc au pied d'une haie, son âne à ses côtés, dont il tenait la bride d'une main.
L'homme ne tarda pas à s'endormir. C'est alors que deux voleurs surgirent.
- Ho, ho, souffla le premier, que voilà un bel âne ! Nous le vendrons sans peine.
L'autre approuva. Ils approchèrent sans bruit et se mirent d'abord à débarrasser l'animal de son harnais, car le paysan même en dormant tenait la bride ferme, et ils craignaient de l'éveiller en tirant dessus.
La bête débâtée, le premier voleur se sauva avec elle au plus vite, faisant signe à son compagnon de le suivre. Mais ce dernier hésita. Il se disait que le harnais valait aussi son prix, et il essaya à nouveau de faire lâcher prise au paysan.
Ce qui devait arriver, arriva : le paysan se réveilla en sursaut, bondit sur ses pieds en criant :
- Holà, que se passe-t-il ? Et où est donc mon âne ?
L'homme était grand et fort, le voleur eut peur, hésita à prendre la fuite, surtout qu'il se trouvait empêtré dans le harnachement et les lanières de cuir.
Par bonheur, il ne manquait pas de présence d'esprit, ce qui le fit répondre aussitôt d'une voix soumise :
- Je suis là, mon maître.
- Hé, vous n'êtes pas mon âne...
- Si, mon maître, où plutôt, je l'étais voilà quelques instants à peine.
Le paysan, éberlué, ouvrait de grands yeux.
- Je ne comprends rien à ce que vous dites...
- Écoutez-moi, mon maître, vous allez tout comprendre.
Le voleur se mit à inventer et à raconter une histoire : il était le fils d'un grand magicien, hélas, de mauvaises fréquentations avaient fait de lui un débauché, un paresseux, un joueur. Vingt fois son père voulut le remettre sur le droit chemin, sans y parvenir. À la fin, excédé, le père l'avait puni en le transformant pour cinq années en âne. Les cinq années de pénitence venaient juste de s'achever, voilà pourquoi le fils du magicien avait de nouveau repris une apparence humaine tandis que son maître dormait en revenant de la foire...
Le paysan se grattait la tête, ennuyé.
- Ben, dis donc... Et moi qui te donnais des coups de bâton, on ne frappe pas un chrétien.
- Je les avais mérités, mon maître, je les avais mérités.
L'autre réfléchissait toujours. Il conclut :
- Me voilà bien ennuyé, garçon, car tout de même, je viens de perdre un âne.
- Je suis prêt à réparer, mon maître, gardez-moi à votre service, je travaillerai... bien que je sois chétif et que je ne sache pas faire grand chose. Vous avez le droit d'exiger de moi que je travaille...
- Vraiment ?
- Je vous assure.
Le paysan hésita avant de hausser les épaules :
- Allons donc, tu me serais une charge et non pas une aide. Va-t-en ! Et tâche de rester sur le bon chemin à présent.
Le voleur ne se le fit pas dire deux fois. Il fila en poussant de grands soupirs de soulagement, tout heureux de s'être tiré de ce mauvais pas.
Quant au paysan, il rentra chez lui, pestant contre sa malchance.

Quelques jours plus tard, gêné de ne pas posséder une bête de charge, bien nécessaire à son travail, il décida d'en acheter une autre.
Il retourna donc à Pontoise, le jour du premier marché.
Tandis qu'il examinait les animaux offerts à la vente, il tomba soudain sur son âne, que les voleurs avaient déjà revendu.
L'animal, reconnaissant son maître, comme son maître le reconnaissait, se mit à braire en remuant les oreilles. Le paysan recula :
- Holà, s'exclama-t-il, c'est bien toi ! Tu as encore fait des bêtises, je parie, et ton père, le magicien, t'a de nouveau transformé en âne. Débrouille-toi tout seul, ce n'est pas mon affaire !
Et il s'en fut d'un pas décidé, chercher un autre âne plus loin.


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