L'écolier et la meunière.
Il nest pas du tout question de transport de marchandises en bateaux dans ce conte de Conflans-Sainte-Honorine, ville surtout connue comme étant la capitale de la batellerie sur la Seine...
Le meunier de Conflans partit à
son moulin en disant à sa femme :
- J'y passerai la nuit, tant j'ai de farine à moudre. Le valet
est malade. Ne m'attends pas ce soir.
- Entendu, mon mari.
Lhomme disparu, la femme envoya sa servante porter un
message, puis vaqua à des occupations toute la journée. Comme
la nuit tombait, elle entendit frapper à la porte. C'était un
pauvre écolier maigre et pâle demandant quelque chose à
manger, et un abri jusqu'au lendemain.
Elle le regarda durement :
- Passe ton chemin, ce n'est pas une auberge ici !
En même temps qu'elle disait ces paroles, elle pensait :
« Et puis d'abord, j'ai plus plaisant à faire qu'à m'occuper
d'un vagabond. »
La porte claquée devant son nez, l'écolier se retrouva dans la
rue... Il ne faisait pas très chaud, un brouillard humide
commençait à s'épaissir au-dessus de la Seine toute proche.
Lécolier s'assit sur une borne, se demandant s'il aurait
le courage de reprendre dès ce soir la route de Paris.
Tandis qu'il réfléchissait, il vit arriver la servante du
meunier, portant un grand plat de viande bien appétissant. La
femme entra dans la maison avec son plat. Un instant plus tard,
accourut un petit livreur avec deux bonnes bouteilles de vin
couvertes de poussière. Il les remit à la servante et s'en fut,
toujours en courant.
Enfin, pour couronner le tout, se présenta un grand militaire,
en bel uniforme, les moustaches avantageuses, l'air conquérant,
la démarche assurée. On le fit entrer avec empressement.
Lécolier soupira, sauta de sa borne et s'éloigna, en
pensant que certains avaient bien de la chance, et d'autres
beaucoup moins.
Soudain, il entendit un bruit de pas. C'était le meunier qui
revenait de son moulin. Son valet était guéri, et donc sa
besogne achevée bien plus tôt que prévu.
De joyeuse humeur, le meunier vit l'écolier, le prit en pitié
tant il était triste.
- Qui es-tu, toi ?
- Un étudiant, en route pour Paris.
- Tu n'y arriveras pas ce soir. Pourquoi ne pas passer d'abord la
nuit au chaud. Dans cet endroit par exemple.
Tout en parlant, il montrait sa propre maison du doigt.
- Hélas, répondit l'écolier, je viens de frapper à la porte
et on m'a chassé.
- Par Dieu, voilà qu'on refuse l'hospitalité chez moi
maintenant ! Attends, tu vas voir.
Le meunier se mit à tambouriner à l'huis. On entendit comme un
remue-ménage à l'intérieur, et enfin la porte s'ouvrit, la
meunière parut, rouge et embarrassée.
- Comment, c'est déjà toi, mon mari ? Tu m'avais pourtant dit
que...
- C'est bien moi, le travail est terminé. Et j'ai là un pauvre
garçon en plus, à qui nous allons offrir le couvert et le gîte...
La femme fit la grimace.
- Mais, je ne t'attendais pas, vois-tu, et je n'ai rien à
manger.
- Allons, cherche un peu, nous ne serons pas difficiles, pas
vrai, garçon ? Tu trouveras bien un ou deux oeufs, un quignon de
pain pas trop rassis...
- Je vais voir avec la servante.
Tandis que sa femme allait dans la cuisine, le meunier fit
asseoir son hôte auprès de la cheminée. La meunière revint
bientôt, une cruche d'eau à la main, une assiette dans l'autre
contenant un vieux morceau de lard, jauni et rance.
- Voilà tout ce que j'ai.
Les deux hommes se mirent à manger, et le meunier proposa :
- Tu devrais nous raconter une histoire, étudiant, quelque chose
de joyeux, qui nous aiderait à faire passer cette pauvre
mangeaille...
- Je veux bien, répondit l'écolier... Et j'ai même là une
histoire vraie à vous raconter, ma rencontre cet après-midi
avec un troupeau de porcs.
- Tiens donc.
- Hé, oui... Ils étaient dans un pré, il y en avait de toutes
sortes, des noirs, des blancs, des roses, des petits et des gros,
des très gros...
- Tiens donc, répéta le meunier.
- Il y en avait même un d'énorme, et je suis certain que
celui-là, il devait donner des jambons aussi beaux et
appétissants que celui qui a été porté dans cette maison tout
à l'heure.
- Quoi ! s'exclama le meunier.
La meunière pâlit, trembla, bafouilla en disant qu'elle avait
complètement oublié cette viande, et qu'elle courait la
chercher sur-le-champ. Ce qu'elle fit, apportant aussi un couteau
à l'aide duquel elle détacha du jambon deux tranches
appétissantes...
- Continuez donc votre histoire, demanda le meunier à
l'étudiant.
- Volontiers... Je parlais donc d'un troupeau de porcs en train
de se restaurer dans un pré. Ils mangeaient tranquillement,
lorsque soudain le loup parut. Sans attendre, il sauta à la
gorge d'un animal, dont le sang jaillit, rouge comme un bon
vin...
- Attendez..., interrompit la meunière. Vous me faites penser
tout à coup à deux bonnes bouteilles que je voulais garder pour
mon mari ce dimanche. Il vaut mieux les déboucher ce soir,
n'est-ce pas ?
- En effet, ma femme, en effet.
La meunière s'empressa d'apporter les bouteilles poussiéreuses.
- Et vous, mon garçon, reprit alors le meunier, racontez encore.
Votre histoire commence à m'intéresser très fort... Vous
disiez qu'un loup attaquait le troupeau. Et vous l'avez laissé
faire ?
- Que non ! Je pris mon courage à deux mains... Sans oublier de
ramasser une grosse pierre, et je m'avançais vers la bête
féroce, qui me regardait avec des yeux terribles, et
méchants...
- Si méchants que cela ?
- Oh, oui ! Aussi méchants que des yeux de militaire qu'on
aurait enfermé dans un meuble de cette pièce.
La meunière poussa un cri, le meunier se leva d'un bond et
s'élança vers l'armoire. Celle-ci s'ouvrit d'une poussée, en
jaillit le soldat aux moustaches effilées, qui courut vers la
fenêtre, l'ouvrit, sauta dans la rue, et s'enfuit sans demander
son reste.
Le meunier empoigna un bâton, la meunière se sauva dans la
chambre voisine, d'où s'élevèrent bientôt des cris de colère
et des cris de douleur...
Le feu dans la cheminée donnait une bonne chaleur.
Lécolier se coupa une nouvelle tranche de jambon, se versa
un nouveau verre de vin, et eut un sourire béat, en pensant que
parfois les choses finissaient par s'arranger dans la vie.