Diableries.
Les contes évoquant le diable ont germé par toute l'Ile-de-France comme ailleurs. On retrouve la trace du Malin jusque dans la cathédrale Notre-Dame de Paris, mais aussi à Bicêtre, à Cernay-la-ville, à Longpont-sur-Orge, à Saint-Cloud, à Meaux.. Lisez plutôt.
LE DIABLE SERRURIER
Au temps où l'on construisait
Notre-Dame de Paris, Biscornet, apprenti serrurier, voulait
devenir maître dans son art. Pour cela, il fallait accomplir un
chef-d'oeuvre, et la corporation des serruriers décida que
Biscornet devrait ferrer les portes de la cathédrale.
Il ne s'agissait pas d'un mince travail, Biscornet en rêva
longtemps, imagina des plans de ferrures superbes, à la fois
fines et fortes, aux courbes gracieuses, etc. Mais une chose
était d'imaginer, une autre de réaliser.
Biscornet s'en aperçut ; chaque nuit passée à sa forge le
décourageait, car le fer refusait d'obéir comme il l'aurait
voulu, de se plier à sa volonté. Bref, l'apprenti serrurier
n'arrivait pas à réaliser le chef-d'oeuvre espéré.
Une nuit, devant le feu allumé et le fer rougi, il eut un geste
de désespoir. Il repoussa le fer, jeta le marteau et cria
n'importe quoi :
- Au diable !
Aussitôt, le feu se souleva, comme agité par la tempête. Et le
diable parut, souriant :
- Bien le bonjour ! Biscornet, tu m'appelles, me voilà. Je suis
prêt à t'aider, tu en connais le prix : juste ton âme !
- Pas question, démon ! Et d'abord, je ne t'ai pas appelé.
- Si, tu as crié : « Au diable ! »
- Pas du tout !
- Mais si !
- Tu n'as rien compris !
Aucun des deux ne voulut en démordre ; ils se fâchèrent, et en
vinrent aux mains, tant et si bien que l'apprenti serrurier finit
par s'évanouir au cours de la bataille...
Lorsque Biscornet s'éveilla le matin, il vit sur l'enclume des
ferrures faites, achevées, fines et fortes comme il les avait
rêvées, une merveille, un pur chef-d'oeuvre...
Et juste à cet instant arrivèrent des maîtres serruriers venus
lui rendre visite, qui s'extasièrent, levant les bras au ciel.
Paralysé par les compliments, les félicitations, Biscornet ne
sut que dire. Ce travail était-il son oeuvre ou celle du démon
? Le démon, il ne l'avait pas appelé, et ne lui avait en aucune
façon promis son âme. Donc, le travail était bien le sien,
réalisé la nuit sans qu'il ne s'en rende compte.
Biscornet fut nommé maître serrurier. Un grand malaise le prit
pourtant lorsqu'on fixa ses pentures sur les portes, et que
celles-ci refusèrent de tourner dans les gonds du mur.
Seule fonctionnait la porte principale, celle où passait le
Saint-Sacrement. Celle-ci, le diable n'avait pas osé y toucher.
Les autres, sur les côtés, servant aux fidèles, restaient
obstinément closes. Le diable pensait ainsi décourager les
chrétiens d'aller prier.
Biscornet se sentit coupable... et innocent en même temps. Ce
n'était pas de sa faute, pensait-il avec obstination.
On dut changer les ferrures et il ne retrouva jamais sa joie de
vivre.
Lorsqu'il mourut, là, selon les conteurs les avis divergent, il
alla en enfer, disent certains, pour n'avoir pas invoqué le
Seigneur, mais le Malin. Tandis que d'autres conteurs prétendent
que son ange gardien le sauva à l'ultime seconde, avec l'aide
décisive de la Vierge Marie.
À PARIS, le diable se manifeste
beaucoup, à ce qu'on sait, souvent sous la forme d'un petit
homme vêtu de rouge. Un jour, voilà bien longtemps, on dit
qu'il conclut un marché avec Jean Gobelin, teinturier de son
état, lui donnant le secret de la couleur écarlate de son
vêtement contre son âme.
Le teinturier, qui devint si célèbre qu'on a conservé son nom
à tout un quartier de notre capitale, rencontra le démon une
nuit, alors qu'il traversait la cour de sa maison, une chandelle
allumée à la main :
- Quand me donneras-tu ton âme promise ? demanda le Malin d'une
voix impatiente.
- Laisse-moi encore un peu de
temps.
- Combien de temps ? Je suis pressé.
- Jusqu'à ce que cette chandelle soit brûlée jusqu'au bout.
- D'accord.
Mais le teinturier, pas bête, jeta aussitôt sa chandelle dans
le puits de sa cour, la flamme s'éteignit, et pour ne pas que le
diable puisse la rallumer, il fit combler le puits sur-le-champ.
Ainsi put-il garder son âme.
Le diable, en ce temps-là, demeurait dans les ruines d'un vieux
château, le château de Vauvert, qui se dressait au creux d'un
vallon qu'on appela ensuite, on comprend pourquoi : Denfert (puis
aujourd'hui Denfert-Rochereau).
L'endroit était désert, tant les gens craignaient le fâcheux
voisinage. Cependant passaient par là très souvent des moines
chartreux, installés à Gentilly dans une maison confortable
avec prés et vignes attenants, et qui se rendaient à
Notre-Dame.
Excédés par la présence du démon, les moines décidèrent de
faire le ménage dans les ruines. Sept d'entre eux passèrent
trois jours et trois nuits à exorciser les lieux, brandissant la
croix, assenant prière sur prière, inondant chaque parcelle de
terrain d'eau bénite...
Le diable se défendit avec acharnement ; on entendit longtemps
au-dessus des ruines gronder le tonnerre, on vit des éclairs
jaillir et des fumées noires se tordre vers le ciel.
Enfin, le démon fut vaincu, il s'enfuit. C'est depuis ce
temps-là qu'on dit, lorsqu'on veut se débarrasser de quelqu'un,
qu'on l'envoie « au diable Vauvert », puis « au diable »,
tout court.
POUR CENT ÉCUS
Mais le diable possédait aussi
un refuge à Bicêtre !, un bâtiment appelé : « La
grange-aux-queues », un lieu où se déroulaient d'affreux
sabbats. Le clergé s'en émut, mais là ses exorcismes n'eurent
aucun succès.
La chose parvint aux oreilles d'un barbier qui proposa à
l'évêque de chasser le démon de ce lieu, moyennant cent écus.
L'évêque accepta.
Une nuit donc, le barbier, un cierge allumé à la main, et un
flacon d'eau bénite dans sa poche, pénétra dans la grange
déserte. Il n'eut pas longtemps à attendre avant que
n'apparaisse devant lui l'homme, pâle, vêtu de rouge.
- Que viens-tu faire ici ? demanda le diable.
- Je... je voudrais posséder ce bâtiment. Je le trouve à mon
goût.
- Que m'offres-tu en échange ?
- Mon âme.
- Marché conclu !
Le diable s'empressa d'inscrire la transaction sur un parchemin
qu'il signa. Après quoi, il s'inquiéta :
- Et quand pourrai-je prendre possession de ton âme ?
- Dès que vous aurez éteint ce cierge, et seulement si c'est
vous qui l'éteignez.
- Facile...
Le diable avança aussitôt la main, mais déjà le barbier avait
rangé sa bougie, ainsi que le parchemin, dans la fiole d'eau
bénite sortie de sa poche.
Comme s'il était brûlé par un feu du ciel, l'homme pâle vêtu
de rouge poussa un hurlement de dépit, et s'enfuit sans hésiter
davantage.
C'est ainsi que le barbier gagna cent écus, et que le diable dut
chercher où loger ailleurs.
À CERNAY-LA-VILLE, on conte
qu'un jour le diable attaqua un abbé qui s'en revenait de
visiter une métairie appartenant à son abbaye.
L'homme allait tranquillement lorsqu'il vit un arbre, oui un
arbre, s'élancer, contre lui, le bousculer, le jeter à terre.
Affolé, le prêtre fit un signe de croix, devinant le démon.
Alors, l'arbre recula, et se transforma en chevalier armé de sa
lance.
Celui-là, l'abbé put l'éviter, Dieu sait comment. Mais il
n'était qu'au début de ses peines : le chevalier devenait
fantôme au long cou, que l'abbé, reprenant quelque peu ses
esprits, transforma en nain minuscule, grâce à un grand coup de
poing sur la tête...
Le diable ne lâchait pas prise malgré d'autres signes de croix,
nombreux et précipités. Il devint porc grognard, puis âne
affublé de cornes au lieu d'oreilles. L'abbé se démenait... Il
ramassa un bâton, en fit des moulinets terribles. Mais il ne put
empêcher l'âne de devenir tonneau, puis roue de charrette...
Comme il tombait au sol emporté par son élan, la roue de
charrette lui passa sur le ventre. Le prêtre sentit sa dernière
heure venue : d'un effort suprême il esquissa un nouveau signe
de croix.
C'est plus que n'en pouvait supporter le diable, sans doute, car
il disparut, vaincu à la fin de ce terrible combat.
Le conte, certainement incomplet, ne précise pas si le métayer
avait ou non beaucoup fait boire l'abbé durant sa visite à la
ferme.
À LONGPONT-SUR-ORGE, le diable
décida de s'opposer à la construction d 'une église.
Il fit tant et si bien que le travail des ouvriers de chaque jour
se trouvait gâché la nuit venue par ses soins. Longtemps
l'église ne parvint pas à sortir de terre. Personne n'y
comprenait rien.
Jusqu'au jour où une pieuse comtesse vint travailler sur le
chantier, sans doute inspirée par une volonté divine.
Inquiet, le diable se fit forgeron pour surveiller ses
agissements de près.
Bientôt, il s'aperçut que l'église commençait à prendre
forme, et qu'il n'y pouvait plus rien.
Plein de rage, il essaya tous les moyens pour gâcher le travail,
l'empêcher de s'exécuter. En vain : il coupait les cordages
reliant les parties d'échafaudages, ceux-ci ne s'écroulaient
pas ; il sciait les barreaux des échelles, personne ne tombait ;
il perçait le fond des auges, le plâtre y demeurait tout de
même... Le diable-forgeron alla jusqu'à chauffer à blanc une
barre de fer que la pieuse comtesse utilisait pour transporter
des seaux sur son épaule frêle. La comtesse la saisit à
pleines mains, sans se brûler d'aucune façon. Il est vrai que
l'eau provenait aussi d'une fontaine miraculeuse...
Le diable comprit sa faiblesse, il disparut, dépité.
À SAINT-CLOUD, près de Paris,
ce n'est pas une église, mais un pont sur la Seine que l'on
construisait en ce temps-là.
Sans que le diable ne s'en mêle, les moines bâtisseurs
n'arrivaient pas à se sortir de l'ouvrage, les matériaux
tombaient dans l'eau, les piles s'écroulaient, et le bailli de
Saint-Cloud se désespérait en contemplant ce permanent
désastre.
Un matin, alors qu'il rentrait tristement chez lui, il fut
abordé par un homme qui le salua avec beaucoup de politesse.
- Que puis-je pour vous ? demanda le bailli.
- Pardon, c'est moi qui peux quelque chose pour vous, et non le
contraire, rectifia l'homme.
- Tiens, et à propos de quoi ?
- À propos de votre pont.
Le bailli eut un geste de surprise ; l'autre reprit :
- Jouons cartes sur table, je connais vos difficultés ; moi seul
suis capable de les surmonter. Je me présente : Lucifer, diable.
Le bailli sursauta, un cri allait jaillir de sa gorge : « Vade
retro, Satanas ! » mais il sut l'étouffer à la dernière
seconde.
Au contraire, il dit, reprenant sa respiration :
- Très bien... Voulez-vous m'accompagner chez moi, nous
arriverons peut-être à nous entendre ?
Le diable suivit le notable en se frottant les mains. Ils
entrèrent dans la maison du bailli, s'installèrent tous deux
dans un cabinet tranquille. Une servante leur servit à boire.
- Et maintenant, parlons, commença le bailli. Votre proposition
m'intéresse. En échange de votre aide, je vous offre beaucoup
d'argent.
Le diable éclata de rire : de l'argent, des lingots d'or, des
pierres précieuses, il savait en fabriquer lui-même !
- Non, monsieur le bailli, en échange d'un pont, je ne veux
qu'une chose, l'âme de la première créature vivante qui
passera dessus.
Le bailli réfléchit un bon moment avant d'accepter le marché.
Le diable établit donc sur le champ un contrat dans les règles,
en deux exemplaires, les data, les signa, et prit congé du
bailli, bien content, son contrat en poche.
Dès le lendemain, ce fut le début d'une sorte de miracle : les
moines-bâtisseurs pouvaient bâtir n'importe comment, les
pierres semblaient se mettre en place toutes seules. Louant le
Seigneur, les moines redoublèrent d'efforts, si bien que le pont
fut achevé en un rien de temps, enjambant la Seine avec beaucoup
d'élégance.
Mais avant cet achèvement, le bailli prit soin de mettre toute
la région en garde : que personne, surtout, ne passe sur le pont
sous peine d'être emporté par le diable...
Vint le jour de l'inauguration ; la foule se pressait, mais
demeurait à l'écart, regardant de loin, le diable tout
guilleret, assis sur le parapet, attendant qu'on le paie.
Le bailli avança seul vers le pont. Le diable se leva à son
approche :
- Ce sera donc vous, dit-il, qui allez vous dévouer. Pourquoi
pas ? J'ai déjà de nombreux baillis en enfer, mais qu'importe,
un de plus ne me déplaît pas...
Sans répondre, le bailli décroisa les bras de l'ample manteau
qu'il portait. Et de sa manche jaillit un chat noir qui fila
devant Lucifer et traversa le pont comme une flèche.
- Marché tenu ! cria le bailli. Dépêchez-vous de rattraper la
première créature vivante qui est passée sur le pont ! Je ne
pense pas qu'elle ait une âme, mais cela n'était point
précisé dans le contrat...
La foule riait, applaudissait ; le diable se sauva piteusement.
C'est peut-être depuis ce temps là qu'on accuse les chats de
diableries.
En tous cas une chose semble assez étonnante : dans bien des
régions de France on raconte avoir construit des monuments
grâce à l'aide du diable, payé de la même façon qu'à
Saint-Cloud. Comment se fait-il que le diable soit tombé chaque
fois dans le même piège ?
Au fond, il ne doit pas être très intelligent, ou bien alors,
son envie de faire du mal et de remplir l'enfer d'âmes perdues
est si forte qu'elle l'empêche de profiter des leçons de
l'expérience.
EN PASSANT PAR MEAUX
Venu de Saint-Cloud (d'autres
disent d'Allemagne), le diable arriva à Meaux, où l'on
construisait une nouvelle cathédrale. Il s'immobilisa sur le
chantier, plein d'admiration : le choeur du bâtiment était
déjà terminé, ainsi que la nef jusqu'au portail d'entrée. On
commençait les tours, celle du nord, massive, imposante, celle
du sud, plus fine, que l'on imaginait s'élancer bientôt vers le
ciel, vêtue de ses dentelles de pierre.
Des ouvriers s'affairaient de toute part, les charrois
apportaient sans cesse les matériaux les plus choisis. Le diable
imagina pourtant pouvoir faire là une de ses méchantes
affaires.
Au milieu des compagnons de travail, il vit un petit homme
richement vêtu donnant des ordres à chacun. Il s'en approcha,
lui fit sa proposition sans ambages :
- Je suis le diable, dit-il, et je peux vous aider à faire mieux
ce que vous faites...
- Merci, c'est très aimable, nous n'avons besoin de rien.
- Réfléchissez...
- Et d'abord, que voudriez-vous en échange ?
- Fort peu... L'âme du premier, non, des deux premiers fidèles
qui entreront dans la cathédrale achevée.
Comme on le voit, le diable avait dit « deux » par prudence, au
cas où on lui referait le coup du chat de Saint-Cloud.
- Ça ne m'intéresse pas, répondit le petit homme richement
vêtu.
- J'insiste...
Mais le petit homme, qui était en réalité l'évêque de Meaux
en personne, fit un signe de croix si foudroyant que le diable
disparut sur le champ, poussant un hurlement... Un hurlement qui
brisa les vitres des maisons voisines et fit trembler les
échafaudages.
En même temps que le cri, jaillit de sa bouche une puanteur de
soufre telle que la tour sud de la cathédrale se couvrit de
traînées noires...
Jamais à l'époque, on ne put l'achever. On l'appela, bien
entendu, la tour du diable.
Un diable qui continua ses pérégrinations et qui doit les
continuer encore, méfiez- vous.