Le morceau manquant.
Tout au long de leur périple, les compagnons tailleurs du Tour de France se retrouvaient dans les « cayennes », auberges tenues par les « Mères » (femmes aubergistes). Ceux de la région parisienne racontaient cette histoire.
Il était une fois par chez
nous, un vieux tailleur, comme il n'en existe plus aujourd'hui,
bien entendu. Il savait tailler et coudre à merveille, soit,
mais il avait un vilain défaut : lorsqu'on lui apportait un
tissu pour faire un habit, il ne pouvait s'empêcher d'en
subtiliser un morceau pour son usage personnel, qu'il coupait et
laissait tomber dans un panier, derrière sa table de travail.
Ces morceaux lui servaient à fabriquer des gilets, ou des
vêtements pour les enfants de riches. C'était autant de
bénéfice net.
Cela dura jusqu'au jour, ou plutôt jusqu'à la nuit, au cours de
laquelle il lui arriva une chose terrible.
Il se trouvait bien au chaud dans son lit. Un ange vint le
prendre par la main ; il essaya de résister, mais rien n'y fit,
l'ange le tira jusqu'au ciel. Là, se tenait un tribunal où
d'autres anges accusateurs aux visages sévères, lui crièrent,
les yeux étincelants :
- Tailleur, tu es un voleur ! Tu soutires des morceaux d'étoffes
à tes pratiques!
- Tailleur, tu iras en enfer !
Il essaya de se défendre, utilisant toutes les ficelles du
métier. Il dit que s'il coupait parfois le tissu largement,
c'est pour ne pas en manquer plus tard, au cas où le client
aurait besoin, par exemple, qu'on élargisse son habit, ou bien
s'il fallait le rapiécer proprement...
- Menteur ! crièrent les anges, ne raconte pas n'importe quoi,
nous ne sommes pas dupes, le tissu volé te sert à d'autres fins
!
- Rarement, très rarement, je vous assure, gémit le tailleur.
- Regarde ! clamèrent les voix accusatrices.
Et le tailleur vit tout à coup devant ses yeux, se déployer un
drapeau immense, composé de tous les morceaux d'étoffes tombés
dans son panier depuis si longtemps, et cousus bout à bout... Le
drapeau ondoyait tel un serpent sans fin, tournait autour de lui
et se rapprochait peu à peu, enserrait son visage, l'étouffait,
tandis que le choeur des anges tonnait à son oreille :
- Attends le jugement dernier, tailleur, et tu comprendras ton
malheur !
Le tailleur se débattait, il manquait de souffle, il allait
mourir... Et soudain, il s'éveilla, haletant, couvert de sueur
C'était un rêve qu'il avait fait, ou plutôt un affreux
cauchemar.
Le lendemain, il arriva dans son atelier, les yeux gonflés, le
visage grave, et s'adressa à ses aides et à ses apprentis
réunis autour de lui :
- Mes amis, leur dit-il, je voudrais vous demander quelque chose.
Je connais des confrères qui ne sont pas toujours honnêtes. On
leur apporte un tissu, ils en coupent un morceau pour leur usage
personnel. C'est là une vieille habitude, une tradition que je
ne veux pas perpétrer... Alors, je vous prie, si vous me voyez,
une fois par mégarde, agir de cette façon, n'hésitez pas à me
prévenir. Criez : « Maître, souvenez-vous du drapeau ! ». Je
comprendrai.
Les apprentis riaient, croyant à une plaisanterie. Le tailleur
dut raconter son rêve :
- Le jour du Jugement Dernier, expliqua-t-il, tous ces morceaux
de drapeau pourraient témoigner contre moi.
Les apprentis promirent alors de prévenir leur maître.
Et le temps passa. Le tailleur taillait, bâtissait, cousait,
comme de coutume, mais son panier demeurait vide. Cela dura
jusqu'au moment où quelqu'un lui apporta une étoffe si belle,
si souple, si soyeuse, d'un dessin si choisi, qu'il en fut
émerveillé et qu'il ne put résister à la tentation.
Il guetta la seconde propice. Croyant que ses ouvriers ne le
regardaient pas, il saisit ses ciseaux et coupa prestement un
morceau d'étoffe. Le morceau n'était pas encore au fond du
panier, qu'un cri jaillissait :
- Maître, souvenez-vous du drapeau !
Un apprenti le regardait avec des yeux malicieux ; les autres
reprirent ensemble :
- Maître, souvenez-vous du drapeau !
Le tailleur gronda :
- Vous ne pouvez pas vous taire !
Mais à nouveau, les ouvriers crièrent :
- Maître, souvenez-vous du drapeau !
- Le drapeau, le drapeau, j'y pense, n'ayez crainte, dit le
tailleur. Mais je me suis souvenu qu'il y manquait un morceau.
C'est justement celui que je viens de couper.