Jean de Paris.

 

Jean de Paris vaut mieux que roi d'Angleterre ou d'Espagne. Voilà ce que nous pensons, nous autres, car on a son orgueil quand on est Parisien.

Le roi d'Espagne, un jour, appela le roi de France à son aide, afin de mater ses barons révoltés. Tout heureux après la victoire, il proposa à son sauveur :
- Ami, il nous faut conclure une belle et bonne alliance, aussi je vous propose la main de ma fille pour votre fils. Nous les marierons le moment venu.
Le roi de France accepta la proposition et s'en retourna dans son royaume après maintes embrassades et force serments. Quant au mariage, il ne devait pas être célébré de sitôt, car son fils Jean était âgé de cinq ans à peine, et la fille du roi d'Espagne de trois ans seulement.
Quinze années s'écoulèrent ; le roi de France mourut, et le roi d'Espagne, oublieux de son accord passé, accorda la main de sa fille au roi d'Angleterre.
Ce dernier débarqua donc en France, et prit la route pour le pays de sa future épouse. En chemin il fut rattrapé par l'escorte d'un jeune homme de bonne mine qui se présenta sous le nom de Jean de Paris, fils de riche bourgeois. Le roi d'Angleterre, séduit par ses bonnes manières et sa politesse, lui proposa de l'accompagner jusqu'en Espagne.
- Avec joie, Sire, répondit Jean de Paris, je comptais justement me rendre dans ce pays.
- Tiens donc, et pour quoi faire?
- C'est simple, Sire, feu mon père s'y est rendu voilà quinze ans, et il avait attrapé alors un oiseau dans son filet de chasse. Je voudrais savoir si l'oiseau s'y trouve toujours.
- Depuis quinze ans ?
- Pourquoi pas, Sire ? Les oiseaux que nous attrapons, nous autres, gens de Paris, nous les conservons.
- Eh bien, en route.
Les deux hommes firent ensemble un excellent voyage. Sur le point d'arriver à destination, le roi d'Angleterre proposa :
- Voulez-vous, cher ami, que je vous présente aux seigneurs et aux belles dames de la cour ? Peut-être aussi, à Leurs Majestés, le roi et la reine d'Espagne ? Pour vous introduire, il me suffira d'indiquer que vous êtes de ma suite...
Jean de Paris se redressa fièrement :
- Je n'appartiens à la suite de personne, Sire, mais j'accepte votre idée de rencontrer le roi d'Espagne. Séparons-nous, je vous rejoindrai à la cour dès que ma suite à moi sera rassemblée.
- Entendu.
Bien qu'un peu surpris, le roi d'Angleterre ne fit aucune remarque ; il prit les devants et arriva bientôt chez le roi d'Espagne. Celui-ci l'accueillit avec tous les honneurs possibles et imaginables, le présenta à sa future épouse, la plus belle princesse que la terre eut jamais portée.
La princesse, elle, fit grise mine, ne trouvant pas le prétendant à son goût, mais on ne lui demandait pas son avis.
Dans la conversation, le roi parla de Jean de Paris, dont il fit tant d'éloges que chacun éprouva beaucoup de curiosité à son égard.
- Vous le verrez, dit le roi, il m'a promis sa visite.
Trois jours passèrent, et un page se présenta, en effet, qui demanda au roi d'Espagne une audience pour son maître, Jean de Paris, audience aussitôt acceptée. Le page ajouta :
- Mon maître demande aussi à Votre Majesté l'autorisation d'occuper une partie de la ville pour y loger son escorte.
- Un quartier de ma ville ? Diantre, votre maître est-il un empereur des Indes ou bien le sultan de Constantinople?
Le page s'inclina sans répondre, tandis qu'un peu d'inquiétude se faisait jour dans l'esprit du roi d'Angleterre.
La curiosité de la cour ne fit que croître après cela ; aussi, le moment venu, chacun s'empressa à la rencontre du visiteur, le roi d'Espagne et la Reine, le roi d'Angleterre, toutes les majestés invitées, les princes, les ducs, les marquis... sans oublier, bien entendu, la jeune princesse, peut-être plus curieuse que n'importe qui.
Une troupe arriva enfin, composée de centaines de cavaliers chamarrés entourant de lourds chariots. Au centre cheminait un homme imposant et grave. La princesse demanda au page:
- Est-ce lui, Jean de Paris ?
- Oh, non, Madame, c'est seulement l'intendant qui dirige ses domestiques.
Une autre troupe suivait la première, composée elle aussi de chariots et de cavaliers, mais ceux-là vêtus de façon différente.
- Jean de Paris est-il parmi elle ? demanda à nouveau la princesse.
- Madame, tous ces gens sont des gens de cuisine : maîtres d'hôtel, sommeliers, rôtisseurs, échansons... Sans parler des marmitons, tournebroches, plumeurs de volailles...
Les Altesses Royales commençaient à ouvrir de grands yeux à la fois étonnés et émerveillés, tandis qu'approchait une troisième troupe, composée d'hommes de riche aspect et de fière allure, chevauchant aux côtés de magnifiques destriers tenus par la bride, et de meutes de chiens de race, certains portant des faucons encapuchonnés sur leurs gantelets de cuir.
- Désignez-moi donc Jean de Paris, s'impatienta la princesse.
- Que Madame me pardonne, répliqua le page, c'est impossible, car mon maître n'est point parmi ses veneurs et ses chefs palefreniers...
La troupe suivante était celle des jongleurs, des musiciens, des maîtres d'armes... Des singes gambadaient derrière eux, des oiseaux de toutes les couleurs chantaient dans leurs cages ambulantes... L'émerveillement de tous ne faisait que grandir.
- Et Jean de Paris, petit page ?
- Encore un peu de patience, Madame.
Jean de Paris, parut enfin, vêtu de velours, un collier d'or massif sur la poitrine qui rehaussait encore sa prestance, monté sur un superbe palefroi. Plus de mille officiers lui servaient de garde d'honneur et portaient ses drapeaux. Il ôta son chapeau, s'inclina avec grâce pour saluer la princesse qui pâlit, rougit, se sentit toute tremblante d'émotion soudaine. Un murmure parcourut l'assistance en reconnaissant les emblèmes inscrits sur les étendards.
- Vous êtes roi de France, murmura le roi d'Espagne, aussi troublé qu'embarrassé.
- Je suis votre futur gendre, répondit Jean de Paris d'une voix forte. Mon père, avant de mourir, Dieu ait son âme, m'a fait part de votre accord d'alliance.
Le roi d'Espagne ne sut que répondre sur l'instant. Mais le roi d'Angleterre avait vu la réaction de la princesse... Devant les richesses et la noblesse de son rival, il se sentit vaincu. Alors, sans prendre congé de personne, il battit en retraite et reprit sur le champ le chemin de son pays... Voyant cela, le roi d'Espagne, soulagé, ouvrit de grands bras pour donner l'accolade à Jean de Paris qu'il appela : « Mon fils ». La princesse était folle de joie, et il y eut de belles noces.

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