La belle endormie.

 

Peut-être y a-t-il encore, dans quelques mystérieux châteaux, des princesses endormies. Qui saura les réveiller ? Il y en avait une, du côté de Gabarret ...

Il était une fois un prince très riche. Son château était ciselé comme de la dentelle, ses douves étaient pleines de carpes, ses bois regorgeaient de gros gibier. Chaque jour, il changeait de carrosse ; ses vêtements étaient taillés par les meilleurs couturiers.
Il était très riche, mais aussi très laid.
Tout en lui allait de travers : les yeux, la bouche, les oreilles, les jambes. De plus, comme si cela n'était pas suffisant, une mauvaise odeur de marécage lui collait à la peau.
Dans un château tout proche mais plus modeste, il y avait une princesse. Une belle et gentille enfant à la peau couleur de pêche, aux beaux yeux en amande, aimant le rire et les fleurs.
Le prince la regardait en cachette lorsqu'elle se promenait sur les chemins avec ses amies, et il tomba amoureux d'elle. Mais il n'osa pas se montrer tout d'abord. Aussi préféra-t-il lui écrire des poèmes. La princesse en fut très émue et, finalement, accepta de le rencontrer à la foire de Gabarret.
Le jour venu, la princesse se rendit à la foire non sans inquiétudes. Elle rêvait d'un beau prince aussi habile à la chasse qu'à la danse, aimant les chansons et les promenades. Chemin faisant, tout en rêvant, elle entendait parler les gens autour d'elle. Tous disaient la même chose :
- As-tu vu ce laideron ?
- C'est un véritable monstre.
- Si on lui mettait une queue, on le prendrait pour un crapaud.
- Celle qui le touchera aura très vite envie de se jeter dans l'étang...
- Elle n'aura jamais suffisamment de savon pour se laver...
- Ah ! Quel laid personnage ! Quel affreux prince est-ce là !
Tout cela était dit dans le couinement des cochons et le battage des oies, des poules et des canards, tandis que les charretiers s'insultaient pour trouver la meilleure place.
Une des amies de la princesse, qui était aussi une fée, commença à s'inquiéter et interrogea quelques paysans.
- Comment, ne savez-vous pas que le prince est ici ? On dit qu'il a rendez-vous avec une princesse.
Alors la fée comprit le piège où son amie était tombée. Pour que la princesse ne vît pas le laideron, elle jeta à la pauvre innocente le sort du sommeil.
La belle enfant s'endormit donc aussitôt et il fallut la ramener rapidement au château. Là, elle dormit encore très longtemps. Combien de jours, combien de saisons, combien d'années ? Jamais peut-être elle ne le saura.
Dans le pays, on se lamenta. Une aussi jolie fille endormie pour toujours, n'était-ce pas un grand malheur ? On la mit dans un grand lit, dans la plus grande salle de son château et l'on finit par l'oublier. Plus personne ne voulait s'aventurer ici de peur d'être noyé par les larmes.
Oui, on l'oublia.

Un jour, pourtant, un jeune chasseur passait dans les environs à la poursuite d'une harde de sangliers. Le soir, s'étant égaré, il fut accueilli dans la maisonnette d'un bûcheron. Les deux hommes mangèrent du jambon, du bon pain et burent une cruchade de vin de Cazaubon. Cela délia la langue du bûcheron.
- On dit qu'une belle princesse dort encore dans ce château en ruine. On dit aussi que ce sera un prince qui la réveillera.
Au matin, le chasseur courut vers le château et eut du mal à découvrir le mur de pierre derrière des remparts de houx, de ronces et d'orties. Il chassa des lézards verts et des serpents. Il faillit aussi tomber dans un nid de frelons.
Il commençait à désespérer lorsqu'il découvrit un étroit passage menant à une grosse porte de bois. Il la poussa et elle s'ouvrit sans bruit. Le coeur battant, il monta les escaliers, faisant voler en tous sens un épais tapis de poussière. À l'étage, il fallut choisir entre plusieurs portes. Le chasseur pourtant n'hésita pas.
Il entra dans une grande chambre où dormait, sur un lit des temps anciens, une belle enfant. Il n'eut pas besoin de faire le moindre geste pour qu'elle se réveille.
La demoiselle demanda ses parents et ses amies. Le chasseur, qui était aussi un prince, ne pouvait pas lui répondre. Il la mena simplement, avec précaution, jusqu'à la fenêtre et écarta le lierre qui la recouvrait tout entière.
- Je ne reconnais plus rien, dit-elle non sans inquiétude, mais vous, je vous connais. C'est vous que je devais rencontrer à la foire de Gabarret. Mais je ne sais pas ce qui m'est arrivé.
Le prince sourit. D'après les objets et les meubles de la chambre, cela faisait bien cent ans, peut-être deux cents, que la princesse était endormie. Et pourtant, cela semblait être pour elle un matin comme un autre.

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