Les lapins de la Saint-Sylvestre.
La chasse, parfois, aidait les familles pauvres à ne pas avoir faim. Mais ce n'était pas sans péril pour les braconniers, la nuit de la Saint-Sylvestre. Celui de cette histoire vivra une étonnante aventure. Car cette nuit-là, les Petits Hommes, qui toute l'année vivent sous terre, ont le droit de sortir depuis le coucher du soleil jusqu'à l'aube ...
Cluzet était tisserand à Saint-Avit. Il travaillait sans cesse, mais était aussi pauvre qu'un furet. Tard le soir, sa petite lampe restait allumée ; tôt le matin, elle l'était encore. Mais rien n'y faisait : il ne pouvait pas nourrir sa femme et ses deux filles.
Aussi devint-il
chasseur. Un vrai chasseur, spécialiste des lapins. Il les
prenait en toute saison, au lacet, à l'affût, à la fronde et
même au plus noir de la nuit, il savait comment mettre la main
dessus.
Il y eut très souvent, chez les Cluzet, des lapins en sauce, des
lapins rôtis, des lapins en daube ou aux fines herbes. Mais
aussi, la femme et les filles du tisserand allaient les vendre à
la foire d'Astafort et de Lectoure.
Les nobles et les riches bourgeois, amateurs de bons plats et de
gibier, étaient très mécontents et ne cessaient de dénoncer
Cluzet aux gendarmes en le traitant de canaille et de braconnier.
Mais le tisserand riait de tout cela. Il savait que les juges du
tribunal se régalaient avec les lapins qu'il leur offrait.
Comment résister à un bon civet et condamner un si brave homme
?
C'était la nuit de
la Saint-Sylvestre. Cluzet mangeait la soupe avec les siens, mais
il était plutôt triste. Il aurait aimé offrir une belle robe
à chacune de ses filles. Il se leva et dit :
- C'est demain le jour des étrennes. Je vais essayer d'attraper
plusieurs lapins. Il y en aura pour vous et pour les juges de
Lectoure. Je vais donc passer la nuit à l'affût.
Le tisserand prit son fusil, son sac, ses munitions et un
croûton frotté avec de l'ail. Il faisait très froid, et les
étoiles brillaient dans le ciel noir et sans lune.
Il chercha un bon coin parmi les rochers et, à peine s'était-il
installé, qu'il entendit crier sous ses pieds.
- Alors, fainéants ! Dépêchez-vous ! Il faut que tout soit
prêt pour minuit !
Plusieurs voix répondirent ensemble :
- Nous y allons, maître. Nous n'avons que la nuit de la
Saint-Sylvestre.
Cluzet comprit immédiatement qu'il venait d'entendre les Petits
Hommes. Ils se préparaient à leur travail annuel. Il décida
donc de regarder ce qui allait se passer.
À l'entrée d'un terrier, il vit le maître des Petits Hommes,
un fouet à la main, qui regardait le ciel.
- Dépêchez-vous, fainéants ! Il faut que tout soit rentré
avant le lever du soleil.
- Nous y allons, maître. Nous n'avons pour notre travail que la
nuit de la Saint-Sylvestre.
Les Petits Hommes sortirent alors des terriers avec des faux, des
faucilles, des fléaux pour le blé, des paniers de vendangeurs,
des aiguillons pour conduire les boeufs. Bref, tout ce qui est
nécessaire pour faire les récoltes et pour mener le bétail.
Les Petits Hommes partis, le maître qui avait depuis longtemps
aperçu le tisserand, s'adressa enfin à lui.
- Cluzet, veux-tu gagner un bel écu ?
- Oui, certes, maître des Petits Hommes.
- Alors, tu vas aider mes gens.
Une bonne heure après, les Petits Hommes revenaient de l'on ne
savait où, avec des charrettes chargées de foin, de blé, de
pommes, de noix et d'amandes. D'autres guidaient des troupeaux de
boeufs et de vaches pas plus hauts que des chats, ou d'oies pas
plus grosses que des souris.
Cluzet eut fort à faire pour aider les Petits Hommes qui
arrivaient de partout avec leurs récoltes.
- Allons, fainéants ! criait le maître. Il faut que tout soit
sous terre avant le lever du soleil.
- Nous n'avons que la nuit de la Saint-Sylvestre pour ranger nos
récoltes, répondaient des centaines de petites gorges.
Au lever du soleil, tout était effectivement rangé.
- Cluzet, dit le maître au tisserand, voici ton écu. Tu l'as
bien gagné. Veux-tu en avoir un autre ?
- Oui, affirma le chasseur.
- Eh bien, donne encore un coup de main à mes gens.
Les Petits Hommes, à cet instant, sortaient du creux des rochers
de lourds sacs d'or, pleins de monnaie de France et d'Espagne. Le
maître faisait toujours claquer son fouet.
- Dépêchez-vous, criait-il, il faut que cet or voie le jour une
fois l'an, sinon il pourrit et il devient tout rouge.
- Nous le faisons, maître. Il faut que cet or voie le jour, le
lendemain de la Saint-Sylvestre.
Cluzet avait fort à faire à vider les sacs, répandre le
contenu sur le sol pour que le soleil naissant caresse les
pièces d'or. Aussitôt après, les Petits Hommes reprenaient
l'or, pour l'emporter au plus vite dans les rochers.
Le maître s'approcha de Cluzet et lui remit un nouvel écu.
- Tu l'as bien gagné. Cependant, mes gens sont des
riens-qui-vaillent. Par fainéantise, ils ont laissé périr
trois quintaux d'or. Le voilà qui est pourri, devenu tout rouge.
Allons, un dernier effort, cria-t-il à l'adresse des Petits
Hommes, jetez-moi tout cela dehors !
Les Petits Hommes, encore une fois, obéirent. Ils jetèrent
dehors trois quintaux d'or rouge, puis ils disparurent avec leur
maître dans les terriers. Cluzet, étonné, prit une pièce de
France et une pièce d'Espagne, enterra le reste et retourna chez
lui.
- Eh bien, mon homme, as-tu fait bonne chasse ?
- Oui, ma femme. J'ai fait bonne chasse.
- Mais je ne vois rien.
- Pas encore. Il me faut aller jusqu'à Agen. Je n'ai même pas
le temps de manger et de boire.
Il alla rendre visite à l'orfèvre d'Agen.
- Bonjour, orfèvre. Regarde cet or rouge. Est-il aussi bon que
s'il était jaune ?
- Oui, bien sûr. Je peux même te l'acheter dès maintenant.
Une fois l'argent dans sa poche, Cluzet choisit trois belles
robes pour sa femme et ses deux filles, puis repartit pour
Saint-Avit. En arrivant, le tisserand n'en pouvait plus.
- Femme, vite, de la soupe, la miche et un bon pichet de vin.
J'ai faim, j'ai soif.
- Il n'y a pas de lapin, dit la femme désolée.
- Ce n'est pas grave ! affirma Cluzet avec un bon rire.
Il offrit les robes. Puis il alla dormir.
La nuit suivante,
il retourna vers les rochers. Il rapporta tout d'abord un bon
quintal d'or rouge. Les deux autres nuits, il fit de même. Alors
Cluzet dit à sa femme et ses deux filles :
- Voyez, n'avais-je pas raison de dire que j'avais fait une bonne
chasse la nuit de la Saint- Sylvestre ? Maintenant, nous sommes
riches.
Ils quittèrent Saint-Avit et allèrent plus loin que Moissac,
dans le haut Quercy, où le tisserand acheta un grand bois, un
moulin à quatre meules, vingt métairies et un beau château où
ils vécurent heureux, bien que très jalousés pour leur immense
fortune.