Sur le pont Saint-Pierre.
De tout temps, les ponts ont
passionné les pauvres habitants de ce bas monde. Et comme
journellement il y passe beaucoup de monde, on devine que c'est
un des lieux favoris du diable.
Il va et il vient pour récolter des âmes ...
Ce jour-là, le diable a eu sans doute son mot à dire, mais d'une bien singulière façon.
Auch était alors une toute petite ville et elle était très fière de son pont Saint-Pierre. Elle était aussi environnée de forêts, noires et profondes, où vivaient non seulement des charbonniers, mais aussi des brigands, des coupe-jarrets, des braconniers. Des gens finalement qu'il vaut mieux ne pas rencontrer au coin d'un pont.
À cette époque, deux bandits
faisaient régner leurs lois. L'un s'appellait Odon et l'autre,
Arbas.
Odon était un homme plein de vie, de rires, d'histoires. Il
aimait festoyer au plus profond de sa forêt et ne manquait
jamais de gigots, de rôtis et de bons vins. Ses lieutenants, au
lieu d'aller au marché, se postaient près du pont, sur la rive
qui était la leur et fouillaient les sacs et les manteaux, les
charrettes, les barriques. Ils ne prenaient pas tout, mais de
quoi faire un bon menu chaque jour.
- Que va-t-on manger aujourd'hui ? criait Odon dès qu'il entrait
dans le petit château qu'il avait fait construire dans un coin
très reculé.
- Des truites !
- Très bien. Et après ?
- Du melon !
- D'où vient-il ? de Marmande ?
- De Lectoure. Du sanglier !
- J'en mange trop souvent.
C'était ainsi presque chaque jour. La vie de brigand ne manque
pas de charme. Mais voilà, Arbas avait décidé de combattre
Odon.
Il fallait donc faire très attention.
Arbas était noir de cheveux, de peau et ses yeux aussi étaient
noirs. Il était maigre et agile comme un chat de gouttière.
Jamais il ne laissait partir ses proies. Il déjeunait avec une
côtelette grillée et un verre d'eau et, souvent, nul ne savait
ce qu'il faisait de ses rapines. Pourtant, il avait autour de lui
toute une troupe de lieutenants bien entraînés et dévoués.
Les troupes d'Arbas et d'Odon étaient à peu près
équivalentes. Il était donc impossible de s'affronter lors
d'une bataille.
Il y avait bien mieux : c'étaient les gendarmes. Il était
facile de leur faire savoir que le jour du marché, la bande
d'Odon allait s'attaquer a ceci ou à cela. La bande d'Arbas
aussi.
Les gendarmes couraient donc sur une rive du Gers contre les
bandits d'Odon et le lendemain, sur l'autre rive contre les
bandits d'Arbas. C'était presque un jeu et les gens d'Auch, qui
aiment beaucoup cela, et encore plus en parler bruyamment autour
d'un bon petit vin de Saint-Mont, étaient chaque jour les
spectateurs de cette querelle. Il leur suffisait de monter sur
leur rocher pour ne rien perdre de la bagarre.
Voici comment elle tourna : les
gendarmes finirent par prendre Arbas. Il avait attaqué
imprudemment un convoi de volailles et s'était retrouvé
ficelé, bâillonné, les pattes attachées comme une poule, à
demi assommé. Le juge n'eut pas à réfléchir bien longtemps.
- Ce sera la pendaison, déclara-t-il.
Lorsque la décision fut connue, on construisit la potence au
beau milieu du pont Saint-Pierre. C'était là que finissait la
carrière des condamnés. On fit venir les charpentiers et ils
travaillèrent tout un jour. Quand tout fut prêt, Arbas fut
poussé par les gendarmes et placé sous la corde.
Odon, de l'autre côté du pont, assistait bien entendu au
spectacle. N'avait-il pas dressé lui-même le piège où son
ennemi s'était engouffré ?
Odon d'ailleurs riait à n'en plus pouvoir. Rouge comme un
dindon, il était malgré tout un peu vexé que ce soit Arbas qui
intéresse maintenant toute la population d'Auch.
- Le voilà qui a la corde au cou, cria Odon à tous ses
lieutenants qui étaient autour de lui. Ça y est !
Oui, on essaya de le faire basculer dans le vide, mais rien ne
fonctionna et même la corde se cassa, si bien que le bandit
plongea directement dans le Gers et avec l'élégance d'un
nageur, il s'éloigna du lieu de son supplice avec une étonnante
facilité.
Odon, comme toute la population d'Auch, demeura stupéfait. Alors
qu'il s'apprêtait à applaudir la mort d'Arbas, sachant qu'il
allait désormais contrôler les deux rives de la rivière, voici
que son concurrent, nageant comme un poisson, s'éloignait et
finissait par disparaître, une fois sorti de l'eau, dans les
grands bois noirs qui entouraient la ville.
Une année passa.
Un jour, on apprit que le bandit Odon avait été enfin arrêté.
Un mystérieux informateur avait dit aux gendarmes qu'Odon et ses
lieutenants allaient s'attaquer à un convoi de melons.
Odon fut conduit sur le pont.
La potence avait été reconstruite.
La foule attendait, nombreuse et attentive.
On se souvenait d'Arbas, bien entendu, mais tous pensaient
qu'Odon allait trouver une autre manière de faire rire les gens.
Les gendarmes le poussèrent sur le pont et bientôt, il
s'arrêta sous la potence.
Le juge était là, sévère et silencieux.
Alors on entendit la forte voix d'Odon. Et de part et d'autre du
Gers, ses paroles furent comprises par la foule ébahie.
- Assurez-vous que la potence est bien solide, je ne sais pas
nager...
Ce fut dans un immense rire qu'Odon termina sa vie sur terre.
Nul ne pouvait douter qu'il fut un bon Gascon : il avait eu « le
dernier mot ».