Les poires de saint Martin.
Habitants d'Auch, vous allez savoir pourquoi les poires cultivées à l'intérieur des murs n'ont pas de pépins et pourquoi elles sont si délicieuses. Beaucoup d'auteurs vous diront que c'est grâce à saint Pompidien, à saint Orens. Je n'en crois rien : c'est grâce à saint Martin.
Il fut un temps où l'on
voyageait beaucoup en Europe. Que l'on soit évêque ou simple
pèlerin, on allait à pied par les chemins, parfois sur le dos
d'une mule, transportant dans ses bagages toutes sortes de
choses, tout en sachant que sur les routes, mendiants et brigands
finiraient bien par vous les prendre.
Bref, un dénommé Martin voyageait en Hongrie. C'était l'été,
et la plaine poussiéreuse était grande. Il avait soif et ne
pouvait se contenter de l'eau croupie au goût de grenouille
qu'il trouvait dans les mares.
Le pauvre crut qu'il allait mourir et un soir, il fit une prière
à Dieu :
- Faites-moi entrer dans un jardin où il y a des fruits de
toutes les couleurs. Je choisirai celui qui aura le plus de
saveur, celui qui contiendra le plus de jus, celui qui sera le
plus parfumé.
Dieu, curieusement, entendit cette requête. Profitant de ce que
Martin dormait, il fit un beau jardin avec toutes sortes d'arbres
et de fruits.
Marie voulut bien être quelque temps la gardienne de ce lieu.
Dès le lever du jour, elle se promena dans les allées de ce
merveilleux jardin.
Martin, quant à lui, après avoir repris le chemin, encore plus
assoiffé que la veille, fut attiré par tous ces arbres. Il
frappa au portail et Marie vint lui demander :
- Voyageur, que veux-tu ?
- J'ai soif J'ai soif. J'ai très soif !
- Voyageur, tu as le choix. Tu peux te désaltérer. Rentre dans
ce jardin.
Martin crut perdre vraiment la tête : il y avait des abricots,
des oranges, des dattes, des pommes, des figues, des amandes, des
mandarines, des bananes.
- Je ne sais quels fruits prendre, se lamenta Martin.
Marie souriait gentiment.
Le voyageur chercha encore. Il souleva le lourd feuillage d'un
petit arbre assez commun et découvrit de belles poires vertes,
ombrées, mystérieuses. Elles étaient bien sagement alignées
le long de la branche, comme des oiseaux qui réfléchissent
avant de quitter leur nid.
Martin prit une poire et mordit dedans.
Ce fut un vrai délice. La chair blanche était fondante,
sucrée, avec de multiples goûts secrets à chaque bouchée.
- Quel fruit merveilleux ! dit-il à Marie. Puis-je en manger un
autre et en prendre pour le voyage ?
Bien sûr, Marie dit oui. Et pendant qu'il remplissait son sac,
elle lui recommanda :
- Il faut les garder le plus longtemps possible à l'abri du
soleil. Et plus vous les garderez, meilleures elles seront.
Martin remercia Marie et se remit en route.
Il entendit parler de la
Gascogne, un soir, dans une auberge. On disait que la terre,
là-bas, rendait mille fois plus que ce qu'on lui donnait. Un
vrai pays de rêve et Martin décida d'y aller. Mais il lui
fallut marcher longuement, traverser des déserts pleins de
neige, des montagnes caillouteuses, contourner des lacs sans
fond. Enfin, il arriva sous les murs d'Auch. Il n'avait plus
qu'une poire dans son sac. Une nuit qu'il avait encore rêvé au
beau jardin de Hongrie, il avait fait le voeu de planter la
dernière à l'endroit où il serait. Il s'arrêta un moment au
pied de la falaise, près de la rivière qui coulait doucement.
À cet instant, il fut attaqué par sept bandits, le visage
barbouillé de suie, armés de bâtons. Ils se jetèrent sur lui
et se saisirent de son sac qu'ils fouillèrent avec avidité.
Tous les sept bandits éclatèrent de rire. Dedans, il n'y avait
qu'une poire toute verte.
- Tu n'as plus qu'une poire ? dit le chef des bandits.
- Oui, répondit Martin. C'est Dieu qui me l'a donnée lorsque
j'étais en Hongrie.
Pour dire cela, il mit beaucoup de gravité dans sa voix.
Beaucoup de sévérité, aussi. Il savait que les bandits gascons
devaient être aussi féroces que les autres, mais il voulait
vraiment les impressionner. Il y réussit.
Les sept bandits, brusquement intimidés, lui demandèrent :
- Nous sommes des bandits, c'est vrai. Il faut donc qu'on te
prenne quelque chose. Mais comme tu n'as pas appelé au secours,
il faut que ce soit toi qui donnes...
Martin réfléchit rapidement. Finalement, il n'avait pas d'autre
solution : il ouvrit la poire et tendit un pépin à chaque
bandit. Le compte était bon : il y avait sept pépins.
La porte d'Auch était ouverte, plus personne ne pouvait
l'empêcher d'y entrer. Il grimpa la pente raide et, découvrant
un petit coin de terre à l'abri du vent, il creusa un trou et y
planta la poire.
C'est ainsi que naquirent les jardins et qu'à partir de là, se
répandit la renommée des poires de cette ville. Celles venues
à l'intérieur des murs étaient sans pépins, à la grande
différence des autres.
Cette histoire, je l'ai inventée en lisant de vieux livres dans la grande salle de la bibliothèque d'Auch. Dans ces livres, on vous dira que c'est Pompée, le général romain, qui a planté le premier poirier ici. D'autres vous affirmeront que c'est saint Pompidien, saint Orens, saint Eusèbe, saint François de Paule, tous plus ou moins évêques de cette ville et grands amateurs de vergers. Tout cela explique le qualificatif de « bon chrétien » que l'on donne à ce fruit, en souvenir sans doute du paradis. Vous pouvez les croire. Ils ont autant raison que moi, mais je défends toujours la cause de saint Martin.
Juste encore un mot.
Savez-vous que ces poires sont retournées un jour en Hongrie, et
même bien au-delà ? En effet, une impératrice de Russie ne
voulait déguster que les poires d'Auch. Allez donc savoir
pourquoi ?