Le taureau de Saturnin.
Il n'est pas facile de devenir, un saint. Au III ème siècle, Saturnin en a fait la triste expérience.
Personne n'aurait entendu
aujourd'hui parler de Saturnin, s'il n'était pas passé, ce
matin-là, près du Capitole.
Un léger vent d'autan soulevait les feuilles mortes et faisait
vibrer les herbes folles. Saturnin était tout heureux de vivre,
et une douce mélodie de son enfance montait à ses lèvres, une
mélodie que chantait son père lorsqu'il relevait ses filets,
pleins de poissons de la Garonne.
Saturnin rêvait aussi d'un autre filet, plus grand celui-là,
qu'il lancerait sur la ville de Toulouse, et où frétilleraient
les nouveaux chrétiens.
Car Saturnin était un adepte du nouveau Dieu. Il haïssait les
anciennes idoles qu'il allait brûler pendant la nuit ou qu'il
jetait dans la rivière. Il voulait absolument que Jésus règne
sur le monde, et il était prêt à se battre et à mourir pour
cela.
Sa mère aurait bien voulu qu'il se marie avec la pauvre Isaure,
une jeune fille aussi fine qu'une anguille, que Saturnin
dédaignait et même parfois martyrisait car il la trouvait
stupide. Pour se faire aimer de lui, elle allait pendre aux
arbres du bord de la Garonne des boules de plumes et de poils
dans lesquelles elle cachait des cheveux de son triste ami.
Quand Saturnin avait appris cela, il l'avait rossée et obligée
à piétiner ces pauvres offrandes. Isaure ne s'en était pas
remise et savait désormais que Saturnin ne serait pas son mari.
Elle était partie pleurer dans une cabane et Dieu seul savait ce
qu'elle était devenue.
Non content de s'attaquer aux idoles, Saturnin faisait des
discours sur la nouvelle religion et il commençait à convaincre
des auditeurs. C'est pour cela qu'il avait été nommé évêque
de Toulouse par ses pairs. Donc c'était l'évêque de Toulouse
qui passait, ce matin-là, près du Capitole.
Il y avait justement un attroupement. On dansait et l'on jouait
du tambourin. Des rubans multicolores volaient au vent d'autan.
Saturnin s'approcha, prêt à faire un discours et à faire peur
aux gens avec sa grosse voix roulante. Il n'en doutait pas,
c'était une fête païenne. Voyant des gens qu'il connaissait,
il s'apprêta donc à les menacer des flammes de l'enfer.
Il fut bien surpris de découvrir au milieu des Toulousains un
beau taureau à la peau bien lavée et portant, accrochés à ses
cornes, de gros bouquets de fleurs.
- Que se passe-t-il ? Pourquoi tout ce tapage ? Pourquoi ce
taureau est-il habillé comme une femme ?
- Saturnin, répondirent ensemble les Toulousains, on te
connaît. Nous, on aime tous les dieux, laisse-nous faire ce que
bon nous semble.
- Non, hurla Saturnin, il n'y a qu'un Dieu et c'est le mien !
- Le tien, et pourquoi donc ?
- Tais-toi, il va recommencer et nous casser les oreilles.
Oui, Saturnin voulait recommencer à menacer, à maudire. Il
n'était guère tolérant, l'évêque de Toulouse, et là, il se
sentait gagné par la rage.
Le taureau lui-même piaffait, soufflait comme une forge et les
plus forts des Toulousains avaient du mal à le maîtriser, alors
que Saturnin commençait à faire ronfler sa voix.
- Voici une bête que l'on mène au sacrifice...
Il fulmina, excommunia, vrombissant comme un frelon dans les
oreilles de ses compatriotes. Ceux-ci ne pouvaient plus faire
avancer le taureau qui semblait à son tour atteint par la peur
et la colère. Le vent d'autan se mit lui-même à souffler plus
fort, et acheva de faire tourner toutes les têtes.
Les Toulousains se saisirent de Saturnin et l'attachèrent à la
queue du taureau, puis ils lâchèrent la bête.
Affolée, elle franchit les murs et voulut se débarrasser de
l'encombrant fardeau en courant de tous côtés dans la proche
campagne.
Le corps en miettes du pauvre Saturnin resta un long moment en
bordure de la voie romaine, à l'emplacement de l'actuelle
église de Saint-Saturnin ou de Saint-Sernin. Les soeurs Puelles
le découvrirent à la tombée du jour et l'ensevelirent.
À ce moment-là, le vent d'autan s'était calmé.