La flèche brisée.
Il est arrivé une drôle d'histoire à la cathédrale de Lectoure. Les élèves de cette ville et de ses environs me l'ont racontée.
Jamais orage ne fut si violent.
La pluie ruisselait des toits, inondait les ruelles. Le vent
balayait tout sur son passage. Les gens de Lectoure s'étaient
réfugiés dans leurs maisons, attendant la fin de la tornade.
Soudain, la ville s'éclaira comme en plein midi et le vacarme
fut épouvantable. Un grondement sourd se fit entendre : la
flèche de la cathédrale venait de s'effondrer.
Comme par enchantement, l'orage cessa à cet instant.
Les volets s'entrebâillèrent, les portes s'ouvrirent et les
Lectourois, ébahis, découvrirent le stupéfiant spectacle des
pierres, des moellons et des poutres qui encombraient maintenant
la place.
- C'est vraiment incroyable ! disaient les uns.
- On n'a jamais vu cela, disaient les autres.
- Mais pourquoi est-ce la cathédrale qui a été atteinte ?
- Aucune autre maison n'a été touchée.
- Pourquoi ? Pourquoi ?
- Moi, je sais, dit quelqu'un qui se tenait à l'écart. Je sais.
Tout le monde se tourna vers l'étranger et on lui demanda de
s'expliquer.
- Je ne suis pas le diable, dit-il, on me nomme Taillefaîte. Je
suis compagnon-charpentier et je fais mon Tour de France. Mon
métier est le bois. Regardez ces poutres : elles sont toutes
vermoulues et décomposées. Depuis longtemps, le toit de la
cathédrale aurait dû être refait.
- Mildiou, cela est vrai, dit l'un.
- Je me rappelle : quand on a construit, l'argent manquait, dit
l'autre.
- On a oublié que cela était provisoire.
- On aurait pu reconstruire beaucoup mieux.
- On n'a certes pas oublié. L'argent existe. Regardez le palais
de l'évêque : il est grand et solide.
- Il ne doit pas être fait du même bois !
- Cela ne m'étonne pas, cet évêque ne pense qu'à boire et à
manger. Sa cave est pleine d'armagnac et ses invités, bien
nombreux.
- Au fait ! où est-il cet évêque ?
- Allons le réveiller ! cria quelqu'un.
Les hommes s'avancèrent donc dans la cour du palais. Les femmes,
plus craintives, restèrent derrière. Le tumulte monta. La
fenêtre du palais s'ouvrit enfin.
- Qu'avez-vous, mes braves enfants ? dit l'évêque à peine
réveillé. N'avez-vous point assez de travail dans vos champs ou
dans vos boutiques ? Pourquoi faire un tel tumulte ?
- Nous voudrions vous parler !
- Attendez donc midi !
- C'est au sujet de la cathédrale.
L'évêque était tout étonné. Ses ouailles ne l'avaient pas
habitué à être si pieuses.
- Il y a eu un orage cette nuit et la flèche est tombée, dirent
plusieurs voix ensemble.
- Je suis un peu souffrant, affirma l'évêque. Hier, j'ai dîné
avec le cardinal. Je vais me reposer un peu.
Les Lectourois, déçus, retournèrent chez eux pour voir si
l'orage n'avait pas fait d'autres dégâts, mais le lendemain,
ils se réunirent à nouveau devant la cathédrale. Ils
réclamèrent l'évêque. Celui-ci apparut, entouré de ses
gardes.
- Quand la flèche sera-t-elle reconstruite ? lui demanda-t-on de
toute part.
- Mes chers enfants, commença l'évêque comme s'il allait faire
un sermon, cette nuit, notre Seigneur m'est apparu. Il m'a fait
part de sa volonté de ne point reconstruire la cathédrale. En
effet, si la foudre a brisé la flèche, c'est bien la preuve de
son mécontentement.
- Mais pourquoi est-il mécontent ?
- Parce qu'il y a des gens qui ne l'aiment pas.
- Comment ! s'écria-t-on de toute part, il n'y a que le vieux
Joseph qui ne va pas à la messe tous les dimanches. Les
autres...
L'évêque arrêta ce discours.
- Il y a des choses impardonnables...
Taillefaîte intervint.
- Je ne suis pas de votre pays. Je suis donc neutre.
Permettez-moi de vous aider à trouver la vérité.
- Taisez-vous ! s'écria l'évêque à l'adresse de l'étranger.
C'est moi qui ai raison.
Mais à peine eut-il dit ces paroles, qu'il se mit à tousser, à
rougir, à suffoquer.
- Mensonges, mensonges ! criait-on dans la foule. Nous voulons
reconstruire la flèche, un point c'est tout.
- Calmez-vous, conseilla Taillefaîte. Voyons donc un peu qui est
charitable à Lectoure.
- Les paysans ?
- Nous sommes honnêtes. Nous travaillons la terre et récoltons,
le moment venu.
- Les artisans ?
- Nous faisons notre travail, sans faire attendre personne.
- Les commerçants ?
- Nous préférons donner plus que moins.
- Et parmi les notables ? demanda Taillefaîte. Le juge ?
- Il est équitable.
- Le notaire ?
- Il donne ses habits aux pauvres.
- Le châtelain ?
- Il ne dit rien lorsque l'on braconne sur ses terres.
- Le médecin ?
- Il oublie souvent de se faire payer.
- Vous voyez, étranger, s'écria l'évêque quelque peu
rassuré, la seule explication est la mienne.
- Un instant ! cria-t-on du fond de la place.
C'était le vieux Joseph.
- Moi, je connais celui que vous cherchez. Qui est riche et garde
tout pour lui et pour ses amis ? Qui ne veut pas dépenser un
demi-sou pour la cathédrale ? Qui veut nous faire porter la
faute ?
- C'est l'évêque ! cria-t-on de toute part. C'est l'évêque !
- Qui dort le jour pour manger la nuit ?
- C'est l'évêque !
Tous les Lectourois criaient plus fort les uns que les autres. Le
vieux Joseph était bien content. Il réglait là une vieille
querelle.
- Qu'on chasse l'évêque ! cria-t-on encore dans la foule.
- Qu'on nous en donne un autre plus charitable !
- Que l'évêque reconstruise lui-même la flèche !
- Oui, oui ! Au travail !
Ainsi l'évêque fut-il condamné à reconstruire lui-même le
clocher de la cathédrale.
La bonne ville de Lectoure mit
plusieurs semaines à retrouver son calme. Chaque jour, au retour
des champs, les Lectourois venaient constater le travail de leur
évêque. Certains se disaient que cela devait être bien
difficile.
Pourtant, un an jour pour jour après le désastre, l'évêque
parvint à accomplir sa pénitence et comme il mettait tout juste
pied à terre, un autre orage tout aussi fulgurant s'annonça
avec foudre et éclairs.
Quel allait être le jugement de Dieu ?
Faut-il dire que la flèche ne
chuta pas ?
Tous les Lectourois furent
satisfaits. Joseph le premier. Quand à Taillefaîte, il était
reparti depuis longtemps pour terminer son Tour de France.