L'homme de toutes les couleurs.
Ce conte est un véritable roman d'aventures, mais il est aussi la preuve que le courage et l'intelligence peuvent vaincre les pires difficultés.
Un pauvre bûcheron vivait au
milieu d'une grande forêt avec sept fils. Un jour, près de la
cheminée, il dit à ses enfants :
- Maintenant, vous êtes grands, et il vous faut travailler pour
vivre. J'ai suffisamment pris de peine pour vous élever, depuis
que votre mère est morte. J'ai encore un peu de force pour
travailler pour moi. Quand je ne le pourrai plus, j'irai quêter
mon pain de porte en porte.
- Père, dirent les enfants, nous sommes prêts à partir. Dès
que nous aurons de l'argent, nous reviendrons vous le porter.
- Avant votre départ, dit le bûcheron, je vais faire un
présent à chacun de vous.
Il ouvrit alors son coffre et en sortit un vieux costume tout
rapiécé et une bourse contenant six pièces de monnaie. Il
donna une pièce à chacun en commençant par l'aîné, si bien
que le plus jeune n'en eut pas. Les six enfants partirent alors.
- Ne sois pas jaloux de tes frères, dit le bûcheron à son
dernier, prends ce vêtement, tu seras l'homme de toutes les
couleurs.
L'homme de toutes les couleurs quitta donc, lui aussi, son père.
Un soir, il arriva à la lisière d'un grand bois et s'assit sous
un chêne pour y passer la nuit. Alors qu'il commençait à
s'endormir, il entendit des cris d'oiseaux dans les branches :
une grive s'affolait de voir monter une couleuvre pour lui manger
ses petits oisillons. Aussitôt, l'homme de toutes les couleurs
prit son bâton et coupa le serpent en deux. Alors tombèrent du
ventre de la bête une bonne douzaine de louis d'or.
- Une moitié sera pour moi, l'autre pour mon père, se dit-il.
L'homme de toutes les couleurs s'endormit paisiblement. Le
lendemain, il entra dans une auberge où il s'offrit un bon rôti
et du vin de qualité. Au moment de partir, il demanda à
l'aubergiste son chemin.
- Homme de toutes les couleurs, si tu vas tout droit, dans trois
jours tu seras à Paris. Si tu prends à gauche, à midi juste,
tu entreras dans le Pays de la Faim et de la Soif et tu iras je
ne sais où...
L'homme de toutes les couleurs prit à gauche. À midi juste, il
arriva au Pays de la Faim et de la Soif. Il n'y avait rien : ni
rivière, ni ruisseau, ni puits, ni fontaine. L'air y était sec
et chaud. Le sable sentait la fournaise. Nul ne pouvait résister
au soleil brûlant. Il marcha pourtant trois jours et trois
nuits, sans manger ni boire. Il trouva couché, au travers de sa
route, un homme mort tenant encore dans sa main une énorme barre
de fer.
Il creusa la terre pour enterrer le mort et prit la barre pour
continuer son chemin.
Au lever du soleil, l'homme de toutes les couleurs sortit du Pays
de la Faim et de la Soif. Devant lui, une montagne droite comme
un mur s'élevait dans le ciel. Au pied de cette montagne, se
trouvait une maison avec portes et fenêtres grandes ouvertes.
Il entra donc, prit une miche de pain, alla à la cave pour le
vin, s'assit, but et mangea tranquillement. Se sentant aussi
fatigué, il s'installa dans le lit, la barre de fer forgé tout
près de lui, et il s'endormit. Pas pour longtemps, car un grand
tapage le réveilla.
- Oh, Oh ! qui est donc rentré chez moi ? Où es-tu voleur ? Je
vais te faire passer le goût du pain !
L'homme de toutes les couleurs sauta du lit, saisit la barre de
fer et se battit avec l'homme qui n'avait pas un seul cheveu sur
la tête. Le combat dura trois bonnes heures et le propriétaire
de la maison finit par avoir un grand coup sur le crâne.
- Homme de toutes les couleurs, ne me fais pas souffrir
davantage. Jamais tu ne pourras me tuer. Il est dit que je dois
souffrir jusqu'à la fin du monde. Alors, mieux vaut pour toi me
dire ce que tu veux.
- Bien, puisque c'est ainsi, montre-moi le chemin qui gravit la
montagne.
L'homme de toutes les couleurs, ainsi renseigné, grimpa comme
une chèvre à travers les roches hautes et noires. Tout à coup,
il vit un loup grand comme un taureau se précipiter vers lui, la
gueule ouverte. Aussitôt il brandit sa barre de fer forgé et
atteignit l'animal à la tête. Blessé à mort, le loup eut le
temps de dire :
- Homme de toutes les couleurs, tu n'es pas le premier à avoir
traversé le Pays de la Faim et de la Soif sans mourir. Tous ceux
qui sont passés se trouvent dans un endroit où tu ne vas pas
tarder à arriver. Puisque je meurs de ta main, mange ma chair et
bois mon sang, car tu as besoin de courage et tu n'as pas fini de
souffrir.
L'homme de toutes les couleurs attendit que le loup fût mort.
Alors il mangea sa chair et but son sang. Il sentit en lui,
soudain, une grande force. En un rien de temps, il franchit la
montagne qui plongeait à pic, de l'autre côté, dans une
rivière large et bruyante, où l'eau filait comme le vent.
Il découvrit au-delà de la rive un pays vraiment magnifique, si
plaisant, si coloré qu'il crut tout d'abord que c'était le
paradis.
En haut de la montagne, l'homme de toutes les couleurs n'était
pas seul. Il y avait là beaucoup d'autres gens. Certains
criaient :
- Mon Dieu, faites que nous passions !
- Ceux-là ne passeront pas, se dit l'homme de toutes les
couleurs.
D'autres voulaient sans cesse tenir conseil.
- Ceux-là ne passeront pas non plus.
D'autres encore disaient :
- Plongeons tous à la fois, tenons-nous par la main, nous
nagerons ensemble. Il faut nous entraider !
L'homme de toutes les couleurs pensa que ceux-là non plus ne
réussiraient pas à traverser la rivière.
Quelques autres plus hardis se jetèrent dans l'eau, mais ils
furent emportés pour toujours.
- Je sais ce que je dois faire, dit l'homme de toutes les
couleurs.
Il enleva et attacha ses habits sur son dos et se jeta dans la
rivière, sans peur ni crainte. Il nagea fort et ferme comme un
poisson, sans écouter les cris des gens de la montagne. Une
heure après, il s'habillait de l'autre côté. Les gens qui
n'avaient pas réussi à traverser lui montrèrent le poing et
l'accablèrent d'insultes.
Il partit sans hésiter sur un chemin. Un nain barbu vint à sa
rencontre.
- Homme de toutes les couleurs, il faut me suivre.
- Avec plaisir, Nain !
Ils marchèrent côte à côte jusqu'à un grand trou noir qui
s'enfonçait sous la terre.
- Il faut descendre là.
Un chemin était à peine visible sur les parois. Il ne fallait
pas avoir le vertige. Le nain qui marchait derrière l'homme de
toutes les couleurs effaçait toutes les traces. Nul ne pourrait
après lui descendre ou remonter.
Ils arrivèrent au fond du trou et virent une lumière. Mais elle
était encore très lointaine. Quand ils s'en approchèrent, ils
découvrirent que c'était la porte d'un beau pays bien vert,
avec des arbres et des fleurs, des fruits bien colorés qui
pendaient aux branches. Sur un rocher que dorait le soleil était
posé un grand château.
Le nain s'arrêta.
- Homme de toutes les couleurs, je t'offre ce pays. Tâche
désormais d'y vivre et d'y être heureux. Tu ne verras jamais ni
hommes, ni femmes.
Le nain partit.
L'homme de toutes les couleurs alla frapper à la porte du grand
château. Une naine lui ouvrit. Une autre naine le conduisit dans
la grande salle où le couvert était mis et le repas servi par
une douzaine d'autres nains. Il n'y avait ni hommes, ni femmes.
Après le dîner, l'homme de toutes les couleurs visita le
château, de la cave au grenier. Il n'y rencontra que des nains.
Dans la cour, il remarqua une grande cage de fer où était
enfermé un aigle, attaché par la patte avec une chaîne. Des
nains lui apportaient sans cesse de la viande crue.
Un peu plus loin, à l'écurie, il découvrit trois juments.
L'une était blanche comme la neige, l'autre, noire comme le
corbeau et la troisième, rouge comme le sang. Les nains
servaient aussi ces trois bêtes, les étrillaient, leur
faisaient la litière et leur donnaient tout le foin et l'avoine
voulus.
Jamais l'homme de toutes les couleurs ne vit un humain comme lui.
Il vécut ainsi dans ce grand château. La vie y était facile,
mais finalement aussi, bien décevante. Pour passer le . temps,
il allait matin et soir à l'écurie s'occuper des juments. Il
portait aussi de la chair crue à l'aigle. Ces quatre bêtes
finirent par le prendre en amitié. Elles ne voulurent plus
qu'être servies par lui.
C'est ainsi qu'un jour, l'aigle se mit à parler.
- Homme de toutes les couleurs, tu t'ennuies beaucoup dans ce
grand château. Mais il y a pire que toi. Ne vois-tu pas que je
suis enchaîné et enfermé dans une cage de fer. Délivre-moi.
Je m'envolerai par le trou par lequel tu es descendu ici, et
chaque jour, je viendrai t'apporter des nouvelles de la terre.
L'homme de toutes les couleurs délivra l'aigle et lui demanda
d'aller voir son père.
- Dis-lui que je suis prisonnier et que je ne le reverrai jamais.
Le soir même l'aigle revint.
- J'ai vu ton père. Il est bien vieux et ne peut plus
travailler. Trois de tes frères sont revenus et l'aident, mais
parfois, la vie est si dure qu'il doit partir sur les chemins
avec sa besace, faire le mendiant.
- Merci, dit l'homme de toutes les couleurs. Merci.
L'aigle ajouta :
- Je vais faire en sorte qu'il ait de quoi manger.
Chaque jour l'aigle partait et ne manquait pas de revenir avec sa
moisson de nouvelles.
- Il se passe sur terre quelque chose d'important, dit un jour
l'aigle. Le roi avait quatre filles, toutes les quatre belles
comme le jour. Mais un nain lui a volé les trois aînées. Seule
la dernière est demeurée avec son père. Voici l'avis que le
roi fait tambouriner dans tout son territoire : « Tous les
hommes hardis et bons cavaliers sont prévenus que, durant le
mois prochain, il y aura trois grandes courses de chevaux chaque
dimanche. Celui qui sera victorieux trois fois épousera la fille
du roi, le dimanche qui suivra. »
L'homme de toutes les couleurs devint très triste.
Un matin, la jument rouge lui dit :
- Je sais pourquoi tu pleures, et je vais te tirer de ta peine.
Avec moi, tu gagneras la première course car je sais un chemin
particulier pour aller sur terre. Mais je ne peux y aller qu'une
seule fois. Jure-moi de revenir ici avec moi.
- Jument rouge comme le sang, je te le jure.
- Eh bien, partons !
Elle fila comme le vent et arriva à la ville. La course allait
juste commencer. À peine le départ était-il donné, que
l'homme de toutes les couleurs et la jument rouge étaient
arrivés.
La foule cria :
- Vive l'homme de toutes les couleurs !
Mais il fallait maintenant repartir et retourner sous terre.
L'homme redevint triste. Il ne savait pas comment le dimanche
suivant il pourrait retourner à la ville.
La jument noire comme l'aile de corbeau lui dit :
- Je sais pourquoi tu pleures, et je puis te tirer de ta peine.
Tu gagneras la seconde course avec moi. Mais jure-moi d'abord de
revenir dans ce château.
- Jument noire comme l'aile de corbeau, je te le jure.
- Eh bien, partons !
La jument partit plus vite que le vent et arriva à la ville. La
course avait déjà commencé et il ne manquait pas d'habiles
cavaliers pour se disputer la victoire. Mais la jument noire fut
si rapide, qu'elle les rattrapa tous et parvint à l'arrivée
alors qu'ils n'étaient encore qu'à mi-parcours.
Mais la jument noire ne resta pas un instant de plus dans la
ville. Elle retourna très vite dans le grand château sous la
terre.
L'homme de toutes les couleurs redevint triste. Nuit et jour, il
songeait à ce que l'aigle lui avait dit. Le dimanche suivant, la
jument blanche comme la neige se rendit compte de cette
tristesse.
- Avec moi, tu gagneras la troisième course, car je connais un
chemin secret pour aller sur terre, mais je n'y puis passer
qu'une seule fois, aller et retour.
La jument blanche hésitait.
- Jure-moi que tu reviendras ici avec moi !
- Je le jure !
Alors la jument blanche comme la neige partit, mais beaucoup
moins rapidement que les autres. Elle arriva à la ville alors
que la course était presque terminée. De plus, elle boitait.
L'homme de toutes les couleurs était désespéré.
- Va plus vite, lui disait-il sans cesse.
- Je ne peux pas, je me suis blessée à une patte.
- Dommage, murmurait la foule.
Trois cavaliers se disputaient la victoire. Ils étaient tout
proches de la ligne d'arrivée. Soudain la jument blanche hennit,
bondit si vite que nul ne put la voir. Elle arriva la première.
- Vive l'homme de toutes les couleurs ! hurla la foule.
Mais celle qui était blanche comme la neige bondit encore et
revint dans le château sous la terre.
L'homme de toutes les couleurs, dans son château, redevint bien
triste. L'aigle s'aperçut que son maître pleurait.
- Je sais pourquoi tu pleures, et je vais essayer de t'aider. Par
malheur, les chemins des trois juments sont fermés à jamais. Il
ne reste plus que le trou par lequel tu es descendu avec le nain.
Je veux bien te porter sur mon dos, mais pendant le voyage, il
faut que je sois bien nourri, sinon je ne parviendrai pas à
atteindre la terre. Emporte donc le plus de viande possible, que
tu me donneras en chemin.
L'homme de toutes les couleurs accepta, alla chercher de la
viande crue et monta sur le dos de l'aigle.
Celui-ci s'élança. À chaque coup d'aile, il criait :
- De la viande, de la viande !
L'homme de toutes les couleurs lui en mettait aussitôt dans le
bec.
La terre était en vue et l'aigle criait toujours :
- De la viande, de la viande !
Mais il n'y en avait plus. Alors l'homme de toutes les couleurs
prit son couteau et se coupa un morceau de cuisse. Il fit boire
son sang à l'aigle. Ainsi, ils arrivèrent enfin à la ville.
Les cloches sonnaient à toute volée pour le mariage de la fille
du roi.
Quand le roi vit l'homme de toutes les couleurs, il fut bien
étonné. Il pensait que jamais il ne reviendrait dans la ville.
- Tu n'auras pas ma fille tant que tu n'auras pas libéré ses
trois soeurs.
L'aigle entendit cela et repartit très vite. Il revint
rapidement, tenant le nain dans son bec.
Le nain se voyant pris au piège ne résista pas. Il frappa trois
fois la terre avec ses talons et chaque fois apparut une jument :
la blanche, la rouge et la noire. C'étaient les trois filles du
roi que le nain avait volées et transformées. Elles ne
tardèrent pas à redevenir humaines.
- Homme de toutes les couleurs, dit le roi, je n'ai plus rien à
te refuser.
Jamais mariage ne fut aussi
magnifique. On alla chercher le père du marié qui était bien
vieux, et ses trois frères. Ils se marièrent avec les trois
princesses. La noce dura un long mois.
L'aigle dit à l'homme de toutes les couleurs :
- Je t'ai bien aidé ; mais tu ne m'as pas encore payé !
- Que veux-tu ? Demande ce que tu voudras.
- Je voudrais la plus haute tour de la ville pour y construire
mon nid. Je veux aussi que tu me donnes le méchant nain.
- Aigle, c'est juste. Tu auras le méchant nain et la plus haute
tour de la ville pour y construire ton nid.
L'aigle emporta le nain sur la plus haute tour. Là, il lui creva
les yeux et lui rongea les os.