Les deux jumeaux
J. Verdaguer


Ce conte a été relevé en Roussillon.

Un tisserand ayant sauvé la vie à un pêcheur en reçut comme récompense un poisson :
- C'est un poisson miraculeux, dit l'homme. Tu en feras six parts, deux pour ta femme, deux pour ta jument et deux pour ta chienne. Puis tu choisiras deux longues arêtes, et tu les planteras dans ton jardin.
Ainsi fit le tisserand et sa surprise fut grande, au bout de quelques mois, lorsqu'il vit que deux épées magnifiques avaient poussé dans son jardin, que sa chienne avait deux petits, que sa jument réchauffait deux poulains et que sa femme avait accouché de deux superbes jumeaux. De sorte que chacun de ses enfants aurait son épée, son chien et son poulain.
Les années s'écoulèrent dans la joie, et les jumeaux se firent remarquer par toutes sortes de prouesses. L'un fut dénommé l'Intrépide et l'autre le Valeureux.
Il fallait à l'Intrépide de l'espace et des aventures. Un jour, il alla trouver le pêcheur devenu vieux et lui dit son impatience de voir de nouveaux horizons :
- Eh bien, pars ! lui dit le vieillard. Mais prends cette fiole d'eau limpide que tu laisseras entre les mains de ton frère le Valeureux. I1 faudra que le Valeureux regarde ce liquide chaque matin ; si l'eau devenait trouble, c'est que ta vie serait en danger et alors il partirait pour te porter secours.
Le Valeureux reçut en dépôt la précieuse bouteille, promit de suivre ces instructions et l'Intrépide, enfourchant sa monture et suivi de son chien fidèle, alla courir le monde. Partout les jeunes gens trinquaient avec lui, et les jeunes filles lui offraient leurs sourires. Or, dans une grande ville, il ne trouva que visages moroses ; les femmes étaient plus mélancoliques encore que les hommes. Pourquoi tant de tristesse ? Il apprit alors que, dans une forêt voisine, se cachait un monstre à neuf têtes, un redoutable dragon qui dévorait une vierge chaque semaine. La victime était désignée d'avance et c'était, ce jour-là, le tour de la propre fille du roi. Le roi avait proclamé que, s'il se trouvait un chevalier assez courageux pour aller tuer la bête maudite, il en ferait son gendre. Mais où trouver ce héros ?
L'Intrépide arrivait juste à point. I1 se précipita dans le repaire du dragon qui, de ses neuf gueules, faisait jaillir des flammes ; à coups d'épée, il put trancher ses neuf têtes et s'en revint à la ville après avoir pris la précaution d'extirper et d'emporter les langues toutes rouges de l'animal féroce. Bien lui en prit, car il put ainsi déjouer les desseins d'un rusé charbonnier qui, ayant assisté de loin à cette héroïque équipée, avait ramassé les têtes du dragon pour se présenter au roi comme étant, lui, le plus fameux des paladins. Le manant fut vite confondu, car les langues de la bête tuée étaient en possession de l'intrépide. Et c'est ainsi que celui-ci devint le gendre du roi à la grande satisfaction de la douce fiancée.
Mais l'amour ne pouvait enchaîner plus longtemps le bouillant chevalier. Un soir, étant accoudé à son balcon, il vit au loin une lueur :
- Qu'est donc cette lumière qu'on voit là-haut, au sommet de la montagne ? demanda-t-il à la princesse.
- C'est le château du Fourchu dont nul n'est jamais revenu.
Voilà qui suffisait pour piquer la curiosité de l'Intrépide. Malgré les supplications de sa jeune femme, il monta en selle, prit son épée, siffla son chien et se dirigea vers le château du Fourchu dont nul n'est jamais revenu. Les lieux semblaient abandonnés ; les ponts-levis étaient baissés et nul ne l'empêcha de visiter les appartements poussiéreux et déserts. Un grand feu de cheminée l'attira dans une vaste salle, et il y fut accueilli par la très vieille femme venue aussi, dit-elle, pour se réchauffer. Lorsqu'elle aperçut le cheval, la vieille femme dit :
- Je ne serais certes pas entrée dans le château du Fourchu dont nul n'est jamais revenu si j'avais su y rencontrer cet animal.
- Et pourquoi donc ? demanda le cavalier.
- Parce qu'il me fait peur.
- Ne craignez rien, brave femme. Il est inoffensif.
- Je serais plus rassurée si vous me permettiez de déposer sur sa tête un de mes cheveux blancs.
- Vous pouvez en déposer deux et tant que vous voudrez.
- Un seul suffira...
Et la vieille femme, arrachant de sa tête un long cheveu blanc, raide comme un crin, le jeta sur les oreilles du cheval qui s'agitait et n'acceptait pas ce cadeau avec plaisir.
Le chien se mit à aboyer :
- Il m'effraie aussi ! dit la vieille femme.
Et elle fut autorisée encore à garnir la tête du chien d'un de ses épais cheveux. Ce manège amusait l'Intrépide, et il éclata de rire lorsque l'étrange inconnue lui demanda d'attacher un troisième cheveu à la poignée de son épée.
- Faites donc, répondit-il, jusqu'à ce qu'il ne vous reste plus de cheveux sur la tête...
Mais aussitôt le cheval, le chien et l'épée furent immobilisés par des chaînes en fer, et la maudite sorcière bondit sur l'Intrépide et l'étrangla.
Tandis que ces événements se déroulaient au château du Fourchu dont nul n'est jamais revenu, le Valeureux, resté à la maison, voyait se troubler l'eau de sa fiole. Malédiction ! Il était temps de courir au secours de l'Intrépide ! Vite, vite, son épée, son cheval et son chien ! Et il partit vers la ville à bride abattue. Mais les citadins, le prenant pour l'Intrépide, l'acclamèrent et l'escortèrent jusqu'à la demeure de la princesse. Il se garda bien de les désabuser ; reçu à bras ouverts par la fille du roi, qui croyait avoir retrouvé son époux, il la laissa dans cette illusion, l'interrogea sans y paraître et finit par apprendre que l'Intrépide avait eu l'imprudence d'aller au maudit château.
C'est là que son devoir de frère l'appelait et, sans plus écouter la princesse consternée, il gravit au galop la montagne fatale. Il y trouva le même mystère, la même sensation de froid et la même vieille femme aux cheveux blancs qui tremblait de peur. Il écouta les mêmes litanies plaintives de la sorcière qui demandait à garnir de cheveux le cheval, le chien et l'épée :
- À votre aise, dit le Valeureux ; mais donnez-moi ces cheveux et je les collerai moi-même où il vous plaira...
- Tenez, les voici. Placez-les vous-même.
Il fit semblant d'obéir à la sorcière, mais il souffla sur les cheveux pour les éparpiller :
- Maintenant je n'ai plus peur, cria la vieille femme, se croyant sûre de son fait. Tu vas mourir également au château du Fourchu dont nul n'est jamais revenu.
Mais c'est elle qui était prise au piège. Le chien l'aurait mise en pièces si le Valeureux n'était intervenu :
- Maudite créature du Diable, s'exclamat-il, tu n'auras la vie sauve que si tu me conduis auprès de mon frère.
- Il est mort.
- S'il est mort, tu périras aussi.
Et le Valeureux fut conduit dans un souterrain où gisaient tous ceux qui, étant allés au château du Fourchu, n'en étaient jamais revenus. La sorcière fut bien obligée de ressusciter l'Intrépide, son chien et son cheval.
Et les deux jumeaux regagnèrent la ville, l'Intrépide pour rejoindre sa femme, le Valeureux pour épouser la seconde fille du roi.


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