Le retour du
seigneur.
J.F. Bladé
Ce conte a été relevé en Béarn.
Il y avait, une fois, un
seigneur, dévot comme un prêtre, fort et hardi comme Samson,
avisé comme pas un. Ce seigneur faisait souvent de grandes
aumônes, sur la porte de son château. Il défendait les pauvres
gens contre les riches qui leur faisaient tort. Depuis trois ans,
il avait épousé la plus belle et la plus honnête femme du
pays. Tous deux s'aimaient plus qu'on ne peut dire. Par malheur,
ils n'avaient pas d'enfant. Chacun les plaignait, et la femme
était si confuse de son état, qu'elle n'osait plus sortir.
Alors, le seigneur Partit pour Bétharram.
Arrivé dans l'église, il s'agenouilla devant le maître-autel
et dit :
- Sainte Vierge, si ma femme me fait un enfant, je jure d'aller
sept ans en Terre-Sainte, combattre les ennemis du bon Dieu.
Cela dit, le seigneur revint dans son château. Neuf mois après,
sa femme lui faisait un beau garçon.
Après le baptême et les relevailles, le seigneur dit à sa
femme :
- Femme, j'ai juré à la Sainte Vierge de Bétharram que si nous
avions un enfant, j'irais sept ans en Terre Sainte, combattre les
ennemis du bon Dieu. C'est un grand chagrin pour moi de vous
laisser ainsi tout seulets. Certes, il ne manquera pas de
galants, pour venir te dire que je suis mort en Terre-Sainte, et
pour te demander en mariage. Ne les crois pas. Ils
empoisonneraient notre fils, et ils prendraient notre bien. Quand
je reviendrai, c'est moi qui me charge de régler leur compte. Il
se peut qu'alors tu ne me reconnaisses pas. Tiens. Voici notre
contrat de mariage coupé en deux. J'en garde la moitié. Prends
l'autre, et ne t'en sépare ni jour ni nuit. Quand je te
montrerai ce que j'emporte, tu seras sûre de n'avoir affaire
qu'à moi.
- Mon mari, vous serez obéi.
Le seigneur partit donc pour la Terre-Sainte.
Pendant un an, il s'y battit comme César. Mais un jour, il tomba
de cheval, et fut pris par les ennemis du bon Dieu, qui
l'enfermèrent, prisonnier dans une tour.
Dorénavant, on n'eut plus de ses nouvelles au pays. Alors, trois
frères, forts comme des taureaux, et méchants comme l'enfer,
trois frères tinrent conseil.
- Il faut que l'un de nous épouse la femme du seigneur qui est
allé en Terre-Sainte.
Cela dit ils allèrent trouver sa femme.
- Bonjour, madame. -
- Bonjour, messieurs. Qu'y a-t-il pour votre service ?
- Madame, on dit que votre mari a été tué en Terre Sainte. Si
c'est vrai, il faut que vous épousiez l'un de nous trois.
- Messieurs, je n'ai pas la preuve que mon mari ait été tué en
Terre-Sainte. Vous voyez donc que je ne puis épouser l'un de
vous trois.
- Eh bien ! en attendant que la preuve arrive, nous vivrons en
maîtres dans ce château.
Les trois frères firent comme ils avaient dit, sans que la dame
et son fils trouvassent ni un parent ni un ami pour les
défendre. Nuit et jour, ces gueux faisaient ripaille au
château, et vendaient les récoltes, pour jouer l'argent.
Quand il y eut juste cinq ans, depuis le départ du seigneur, les
trois frères dirent à sa femme :
- Madame, voilà cinq ans que votre mari est parti pour la
Terre-Sainte. Certainement, il est mort. Si vous tenez à vivre,
vous et votre fils, il faut que vous épousiez l'un de nous
trois.
- Messieurs, puisque mon mari est mort, je vais m'habiller de
noir. Tout un an, je porterai le deuil de mon pauvre ami, et je
prierai Dieu pour son âme. Cela fait, je choisirai mon mari
entre vous trois.
Le Diable était caché dans la chambre de la dame. Cent fois
plus vite qu'un éclair, il alla trouver le seigneur, prisonnier
dans sa tour, en Terre Sainte.
- Écoute. Trois frères, forts comme des taureaux, et méchants
comme l'enfer, trois frères se sont faits maîtres chez toi,
sans que ni ta femme ni ton fils aient trouvé ni un parent, ni
un ami pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille
au château, et vendent les récoltes, pour jouer l'argent. Ta
femme leur a dit, il y a trois jours : « Dans un an, je
choisirai mon mari entre vous trois. » Voilà ce qui se passe
chez toi. Donne-moi une goutte de ton sang, et je te porte, en
trois jours, à cent pas de ton château.
- Diable, tu me demandes trop cher.
Le Diable partit, et le seigneur demeura seul, prisonnier dans sa
tour, en Terre-Sainte.
Pendant un an, les trois frères menèrent la même vie, sans que
la dame et son fils trouvassent ni un parent ni un ami pour les
défendre. Nuit et jour, ces gueux faisaient ripaille au
château, et vendaient les récoltes, pour jouer l'argent.
Quand il y eut juste six ans, depuis le départ du seigneur, les
trois frères dirent à sa femme :
- Madame, le temps de votre deuil est fini. Il faut que vous
épousiez l'un de nous trois.
- Messieurs, j'ai choisi mon mari entre vous trois. Mais je ne le
nommerai qu'au moment de partir pour l'église Donnez-moi encore
un an, pour coudre ma robe de noces.
Le Diable était caché dans la chambre de la dame. Cent fois
plus vite qu'un éclair, il s'en alla trouver le seigneur
prisonnier dans sa tour, en Terre-Sainte.
- Écoute. Les trois frères mènent toujours la même vie, sans
que ta femme et ton fils aient trouvé ni un parent ni un ami
pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille au
château, et vendent les récoltes pour jouer l'argent. Dis : «
Mon Diable, je suis à toi, » et je te porte, en trois jours, a
cent pas de ton château.
- Diable, tu me demandes trop cher.
Le Diable partit, et le seigneur demeura seul, prisonnier dans sa
tour, en Terre Sainte.
Pendant un an moins trois jours, les trois frères menèrent la
même vie, sans que la dame et son fils trouvassent ni un parent
ni un ami pour les défendre. Nuit et jour, ils faisaient
ripaille au château, et vendaient les récoltes, pour jouer
L'argent.
Alors, le Diable partit cent fois plus vite qu'un éclair, et
s'en alla trouver le seigneur, prisonnier dans sa tour, en
Terre-Sainte.
- Écoute. Les trois frères mènent toujours la même vie, sans
que ta femme et ton fils aient trouvé ni un parent ni un ami
pour les défendre. Nuit et jour, ces gueux font ripaille au
château, et vendent les récoltes, pour jouer l'argent. Le
moment est proche, où ta femme sera forcée d'épouser l'un des
trois. Promets-moi une portion du premier repas à prendre avec
ta femme et ton fils, et je te porte, en trois jours, à cent pas
de ton château.
- Diable, tiens parole, et je te promets une portion du premier
repas que je prendrai avec ma femme et mon fils.
Alors, le Diable prit le seigneur à cheval sur son dos. D'un
coup d'aile, il l'emporta par-dessus les nuages, et partit cent
fois plus vite qu'un éclair.
Le premier jour, le Diable dit :
- Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?
- Je vois filer les villes et les villages. Je vois filer les
rivières et les grands bois. Je vois filer les montagnes et les
plaines.
- Dis : « Mon Diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à
bas.
- Diable, tu n'auras que ce que je t'ai promis.
Le second jour, le Diable dit :
- Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?
- Je vois filer la mer grande. Je vois filer les îles. Je vois
filer les navires.
- Dis : « Mon Diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à
bas.
- Diable, tu n'auras que ce que je t'ai promis.
Le troisième jour, le Diable dit :
- Hardi ! Tiens bon. Regarde en bas. Que vois-tu ?
- Je vois mon pays. Je vois mon château. Je vois ma femme à la
fenêtre, qui peigne mon fils, avec un beau peigne d'or. Elle
regarde loin, bien loin, si je ne reviens pas.
- Dis : « Mon diable, je suis à toi. » Sinon, je te jette à
bas.
- Diable, tu n'auras que ce que je t'ai promis.
Alors, le Diable posa le seigneur à cent pas de son château, et
partit. Le pauvre homme était si mal vêtu, qu'il avait l'air
d'un mendiant. Jusqu'à la nuit, il demeura caché. Alors, il
frappa, sans peur ni crainte, à la porte du château.
- Pan ! pan !
- Pauvre, que demandes-tu ?
- Valets, qui commande ici ?
- Pauvre, celui qui commandait ici est mort en Terre-Sainte.
Demain, sa femme se remarie. Maintenant, elle est là-haut, dans
la grand-chambre, qui soupe avec son fils et ses trois galants.
Le seigneur monta l'escalier plus vite que le vent.
- Bonsoir, messieurs. J'arrive de Terre-Sainte. Je vous apporte
des nouvelles.
- Pauvre, quelles nouvelles apportes-tu ?
- Les nouvelles que j'apporte, c'est qu'il y a ici trois rien qui
vaille, qui se font maîtres chez les autres, trois gueux, qui
n'ont pas pitié d'une femme et d'un enfant. Les nouvelles que
j'apporte, c'est que cette racaille a fini de mal faire. Les
nouvelles que j'apporte, c'est qu'il y a, sur la table, des
couteaux affilés et pointus. Armez-vous, et faisons bataille. Au
plus fort la guirlande. Ho ! Hardi !
En un moment, les trois frères gisaient à terre, saignés comme
des porcs. Alors, le seigneur salua sa femme et lui dit :
- Madame, vous voyez comme je travaille. Que me donnerez-vous en
paiement ?
- Pauvre, je te donnerai la moitié de mon bien.
- Madame, ce n'est pas assez. Il faut que vous soyez ma femme.
- Non, pauvre. Jamais je ne serai ta femme.
- Madame, vous voyez comme je travaille. Dites non encore une
fois, et je vous saigne aussi, vous et votre enfant.
- À la volonté du bon Dieu. Non. Je n'ai pas voulu de ces trois
galants. Je ne veux pas de toi. Saigne-nous, moi et mon fils.
- Madame, j'aurais tort, car vous êtes ma femme, et cet enfant
est mon fils.
- Pauvre, si je suis ta femme, si cet enfant est ton fils, prouve
que tu as dit vrai.
- Femme, voici la moitié de mon contrat de mariage. Montre la
tienne.
- C'est vrai. Vous êtes mon mari.
Alors, le seigneur embrassa sa femme et son fils. Tous trois se
mirent à table, et soupèrent de bon appétit. Au dessert, le
Diable arriva, juste au moment où le seigneur finissait une
assiettée de noix.
- Ah ! tu es là, Diable. Il te tarde d'être payé. Tu auras
plus que je ne t'ai promis. Tiens, ramasse les charognes de ces
trois rien qui vaille, et emporte-les dans ton enfer.
- Bien. Mais tu m'as promis une portion du premier repas que tu
ferais avec ta femme et ton fils.
- Diable, c'est juste. Attends un peu.
Le seigneur regarda bien toutes les coquilles de noix qu'il avait
mangées, pour être sûr qu'aucune portion du fruit n'était
demeurée dans le bois.
- Tiens, Diable. Voici ce que je t'ai promis.
Le Diable prit les coquilles, et les regarda longtemps. Aucune
portion du fruit n'était demeurée dans le bois.
- Écoute, dit-il au seigneur. Tu es un homme avisé. Si j'avais
trouvé le moindre morceau de fruit dans les coquilles, aussitôt
je t'emportais dans mon enfer, avec ta femme et ton fils.
Le Diable partit confus, avec les charognes des trois galants, et
les maîtres du château s'en allèrent au lit. Bien longtemps le
seigneur vécut heureux, avec sa femme et son fils. Quand ils
moururent, le bon Dieu les mit en paradis.