Le serpent
J. F. Bladé
Le héro de ce compte est un
forgeron. Ce personnage emblématique des villages de France
réussit à débarrasser le pays, grâce à sa force et à son
intelligence, d'un serpent monstrueux.
Cote relevé en Comminges.
Il y avait, autrefois, dans les
Pyrénées, un serpent long de cent toises, plus gros que le
tronc d'un vieux chêne, avec des yeux rouges, et une langue en
forme de grande épée. Ce serpent comprenait et parlait les
langages de tous les pays ; et il raisonnait mieux que nul
chrétien n'est en état de le faire. Mais il était plus
méchant que tous les diables de l'enfer, et si goulu, si goulu,
que rien ne pouvait le rassasier.
Nuit et jour, le serpent vivait au haut d'un rocher, la bouche
grande ouverte, comme une porte d'église. Par la force de ses
yeux et de son haleine, les troupeaux, les chiens, les pâtres,
étaient enlevés de terre comme des plumes, et venaient plonger
dans sa gueule. Cela vint au point, que nul n'osait aller garder
son bétail, à moins de trois lieues de la demeure du serpent.
Alors, les gens du pays s'assemblèrent, et firent tambouriner
dans tous les villages.
- Ran tan plan, ran tan plan, ran tan plan. Celui qui tuera le
serpent sera libre de toucher, pour rien, sur la montagne, cent
vaches, avec leurs veaux, cent juments avec leurs poulains, cinq
cents brebis, et cinq cents chèvres.
En ce temps-là, vivait un jeune forgeron, fort et hardi comme
Samson, avisé comme pas un.
- C'est moi, dit-il, qui me charge de tuer le serpent, et de
gagner la récompense promise.
Que fit le forgeron ? Sans être vu du serpent, il installa sa
forge dans une grotte, juste au-dessous du rocher où demeurait
la male bête. Cela fait, il se lia, par la ceinture, avec une
longue chaîne de fer, et plomba solidement l'autre bout dans la
pierre de la grotte.
- Maintenant, dit-il, nous allons rire.
Alors, le forgeron plongea dans le feu sept barres de fer,
grosses comme la cuisse, et souffla ferme. Quand elles furent
rouges, il les jeta dehors. Par la force des yeux et de l'haleine
du serpent, les sept barres de fer rouges, grosses comme la
cuisse, s'enlevèrent de terre comme des plumes, et vinrent
plonger dans sa gueule. Mais le forgeron fut retenu par sa
chaîne, et il rentra dans la grotte.
Une heure après, sept autres barres de fer rouges, grosses comme
la cuisse, s'enlevèrent de terre comme des plumes, et vinrent
plonger dans la gueule du serpent. Mais le forgeron fut retenu
par sa chaîne, et il rentra dans la grotte.
Ce travail dura sept ans. Les barres de fer rouges, grosses comme
la cuisse, avaient enfin mis le feu dans les tripes du serpent.
Pour éteindre sa soif, il avalait la neige par charretées ; il
mettait à sec les fontaines et les gaves. Mais le feu reprenait
dans ses tripes, chaque fois qu'il avalait sept nouvelles barres
de fer rouges, grosses comme la cuisse.
Enfin, la male bête creva. De l'eau qu'elle vomit, en mourant,
il se forma un grand lac.
Alors les gens du pays s'assemblèrent, et dirent au forgeron :
- Forgeron, ce qui est promis sera tenu. Tu es libre de toucher
pour rien, sur la montagne, cent vaches, avec leurs veaux, cent
juments, avec leurs poulains, cinq cents brebis, et cinq cents
chèvres.
Un an plus tard, il ne restait plus que les os du serpent, sur le
rocher dont il avait fait sa demeure. Avec ces os, les gens du
pays firent bâtir une église. Mais l'église n'était pas
encore couverte, que la contrée fut éprouvée, bien souvent,
par des tempêtes et des grêles, comme on n'en n'avait jamais
vu. Alors, les gens comprirent que le bon Dieu n'était pas
content de ce qu'ils avaient fait, et ils mirent le feu à
l'église.