La trahison
punie
J. F. Cerquand
Le langage des bêtes, comme le pays des fées, est la plupart du temps inaccessible aux hommes. Sauf à des moments très particuliers... Ce thème se mêle à celui de la quête de deux chenapans basques.
S'il y a jamais eu deux amis
inséparables, c'étaient Goyenetche et Etchegoyen, nés le même
jour dans deux maisons voisines d'aspect également misérable.
Ils eurent la même chance de tirer un mauvais numéro et
allèrent ensemble rejoindre le régiment.
Le temps du service accompli et leur congé dans la poche, les
deux amis, impatients de revoir le pays, passèrent la revue de
leurs bourses. Et ce fut bientôt fait. Il y avait si peu que
c'était comme s'il n'y eut rien eu du tout. Goyenetche et
Etchegoyen tinrent donc conseil, et comme la misère est mauvaise
conseillère, ils convinrent que celui des deux que le sort
désignerait serait aveuglé, que l'autre lui servirait de guide
et qu'ils s'en retourneraient ainsi, en demandant la charité aux
passants. Le sort désigna Goyenetche qui se soumit sans
murmurer, et voilà Goyenetche qui s'en va par les chemins du
côté du pays en répétant d'une voix lamentable : « Faites
l'aumône au pauvre aveugle pour l'amour de Dieu », pendant
qu'Etchegoyen le conduisait par la main. Etchegoyen le
clairvoyant recevait ce qu'on donnait pour Goyenetche, et il eut
à la fin du jour une jolie petite somme.
Quand il fut question de dîner, Etchegoyen le clairvoyant se
chargea de faire les parts ; et il eut soin de mettre dans la
sienne ce qu'il y avait de meilleur, laissant le reste à l'ami
Goyenetche. L'ami se plaignit, car il avait senti l'odeur de la
viande.
Etchegoyen n'y fit aucune attention. Une mauvaise pensée lui
venait à la vue de l'argent : Je serais
riche s'il ne me fallait pas partager la caisse avec mon
camarade. Et bientôt après il se dit :
Goyenetche n'y voit pas ; rien n'est plus facile que de me
débarrasser de lui et alors tout l'argent m'appartiendra.
Le chemin que les deux amis suivirent le soir même traversait
une grande forêt. Etchegoyen conduisit Goyenetche dans un
fourré et l'y abandonna.
Quand le pauvre aveugle fut bien certain qu'il était seul, il
éprouva d'abord un grand embarras. Mais c'était un garçon
résolu qui n'avait pas perdu son temps au régiment. Ce
que j'ai de mieux à faire pour le quart d'heure,
se dit-il, c'est de trouver un abri contre
les bêtes sauvages qui rôdent pendant la nuit. Demain apportera
assez tôt sa peine. Là-dessus, Goyenetche
s'en va à tâtons jusqu'à ce qu'il trouve un arbre à sa
mesure. Il y grimpe et se place aussi commodément qu'il peut
pour y passer la nuit, sur un fourchon. Mais il ne pouvait dormir
et songeait à sa triste position.
Tout à coup, tout près de lui, il entend un cri. Deux cris
répondent au premier, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche,
comme s'il s'agissait d'un signal. Au pied de l'arbre même où
il s'était réfugié se réunissaient un singe, un loup et un
ours.
- Que savez-vous de nouveau ? se demandaient-ils l'un à l'autre.
Le singe répondit le premier :
- Je sais un grand secret, dont nul, hormis nous, ne doit être
instruit. L'arbre qui nous abrite contient un remède souverain
contre la cécité. Un aveugle qui se frotterait les yeux avec le
liber placé sous son écorce recouvrerait aussitôt la vue.
- J'ai aussi un secret à vous confier, dit l'ours à son tour.
Depuis longtemps la sécheresse désole le canton. Eh bien ! La
pluie ne tarderait pas à tomber si l'on coupait le noyer qui a
poussé dans le cimetière et elle durerait assez pour assurer
une bonne récolte cette année.
Le loup dit enfin :
- J'ai aussi un secret à vous confier. La fille du roi d'Italie
est alitée depuis deux ans, sans que personne ait trouvé le
remède pour la guérir. Elle guérirait cependant si l'on
retirait de sa couche un immonde crapaud qui s'y cache et qu'on
le brûlât vif.
Après s'être ainsi communiqué leurs secrets, le singe, l'ours
et le loup jurèrent de ne les révéler à personne et se
donnèrent rendez-vous au même lieu, à pareil jour de l'année
suivante. Puis chacun d'eux s'en alla où il voulut.
L'aveugle n'avait pas perdu un mot de leur conversation. Il se
hâta d'enlever un morceau de l'écorce, en détacha le liber et
s'en frotta les yeux. Aussitôt il recouvra la vue. Il descendit
de l'arbre plus facilement qu'il n'y était monté, retrouva son
chemin sans peine et alla trouver les notables du canton :
- Je sais, leur dit-il, un secret pour mettre fin à la
sécheresse dont souffrent vos champs. Je suis disposé à vous
le livrer. La pluie tombera tout de suite et durera tout le temps
qu'il faut pour vous assurer une bonne récolte cette année.
Pour mon paiement, vous me donnerez une voiture attelée de deux
bons chevaux et ma charge d'argent.
Les notables mirent en délibération la proposition de
Goyenetche. Sans doute la condition était dure ; mais
qu'était-ce que quelques milliers d'écus à côté de la
récolte de tout le pays ? Il fut donc résolu que l'offre serait
acceptée et le prix payé à Goyenetche après qu'il aurait tenu
sa promesse.
Goyenetche coupa le noyer et la pluie tomba abondamment. Quand il
y en eut assez, elle cessa.
On lui donna, sans rechigner, la voiture attelée de deux chevaux
et autant d'argent qu'il en put porter.
Il acheta un habit de médecin, mit l'argent dans le coffre de la
voiture, s'assit sur le siège et prit la route d'Italie. Il
allait à petites journées, mais à la fin il arriva au palais
du roi. Celui-ci dit à Goyenetche :
- Docteur, si vous parvenez à guérir ma fille, je vous donnerai
autant d'argent que vous voudrez et je ferai de vous mon gendre.
Goyenetche suivit de point en
point les prescriptions du loup. Il fit transporter la malade
dans une autre chambre, ouvrit la paillasse du lit. Il trouva
dans la paillasse l'immonde crapaud et l'alla jeter dans le feu
de la cuisine. Et quand le crapaud fut brûlé, la princesse se
trouva guérie, toute prête à se marier.
Les grands dîners et les grandes fêtes terminées, les deux
époux pensèrent qu'il serait bien agréable de faire un tour de
France, l'un à côté de l'autre. Alors ils montèrent dans la
voiture du docteur et reprirent en sens inverse la route qu'avait
déjà parcourue Goyenetche. En passant par la ville où il avait
été naguère réduit à mendier son pain, qu'est-ce qu'aperçut
le docteur à la portière, maigre, hâve et déguenillé et
demandant la charité, pour l'amour de Dieu ? Etchegoyen
lui-même, le traître, à qui l'argent mal gagné n'avait pas
profité.
Etchegoyen reconnut aussi Goyenetche et resta confondu en voyant
son camarade à côté d'une belle dame, et des laquais galonnés
derrière la voiture. Mais Etchegoyen était sans vergogne et il
s'enhardit jusqu'à aborder Goyenetche et à lui demander comment
il se faisait qu'il le retrouvât ainsi riche, à ce qu'il
paraissait, et clairvoyant après qu'il l'avait laissé
misérable et aveugle. Goyenetche lui raconta simplement ce qui
lui était arrivé, comment il avait surpris les secrets du
singe, de l'ours et du loup ; puis il ajouta :
- Tu peux espérer encore semblable fortune. C'est aujourd'hui
l'anniversaire du jour où les trois animaux se sont donné
rendez-vous. Va et cache-toi bien dans l'arbre que tu sais. Ils
viendront au milieu de la nuit et tu ne peux manquer d'entendre,
comme j'ai fait, quelque secret dont tu pourras tirer profit.
Etchegoyen, résolu à tout pour sortir de misère, courut
aussitôt au bois, et se cacha sous le feuillage de l'arbre. Les
seigneurs de la forêt y arrivèrent à minuit, comme l'année
précédente. Mais au lieu de s'aborder en se faisant des
compliments, ils paraissaient fort irrités l'un contre l'autre.
- Lequel de nous, disaient-ils, a dévoilé nos secrets ? Car le
pays a été sauvé de la sécheresse et la fille du roi d'Italie
guérie de son mal ?
- Ce n'est pas moi, hurlait le loup.
- Ni moi, glapissait le singe.
- Ni moi, grognait l'ours.
- Mais si aucun de nous n'est coupable, conclurent-ils, il faut
que quelque traître ait surpris ce que nous avons dit. Pour
éviter le même accident, examinons bien les cachettes autour
d'ici.
Chacun explora, soit les rochers, soit les buissons. Enfin le
singe regarda en haut, et aperçut Etchegoyen, tapi sous le
feuillage.
- Voici celui qui nous a trahis, s'écria le singe ; il ne nous
trahira pas deux fois.
En deux minutes, le singe eut grimpé à l'arbre et précipité
Etchegoyen. Le misérable n'était pas arrivé en bas que l'ours
et le loup l'avaient mis en morceaux.