Les braises
L. Massé

L'ours et le loup se partagent également dans l'imaginaire pyrénéen. On les savait hostiles à l'homme et dangereux surtout pour les enfants. Il fallait que les contes communiquent la peur. Mais parfois, au-delà de la pédagogie, il y a le rêve d'une rencontre.
Ce conte provient de Cerdagne.

Il y avait une fois, dans une forêt profonde, un charbonnier et une charbonnière qui vivaient comme des sauvages. Ils travaillaient du matin au soir auprès de leurs meules, ne voyaient presque personne, ne prenaient pas le plus petit plaisir.
Ils avaient deux enfants, une fillette de six ans et un garçon de trois. À la bonne saison, ils les emmenaient au chantier et les enfants s'amusaient tout le jour. En hiver, ils les laissaient à la maison. L'oeil vif et la joue rose, ces enfants semblaient très heureux. Pourtant, lorsque l'hiver arrivait, qu'ils se trouvaient seuls, enfermés dans la maison, au milieu des bois, ils s'ennuyaient et avaient peur. Il leur tardait que le printemps revînt.
Un jour d'hiver où les enfants étaient restés seuls et où ils ne savaient plus que faire pour s'amuser, la petite fille ne put y tenir. Elle alla tirer le gros verrou, ouvrit la porte et se risqua sur le seuil. Il faisait très froid, mais le ciel était bleu au-dessus des arbres et le soleil rosissait le fin bout des branches. La fillette trouva la forêt si jolie qu'elle ne sentit pas le froid. Elle appela son petit frère et il fut si content de voir la porte ouverte qu'il surgit de la maison comme une souris de son trou et se mit à gambader entre les troncs d'arbres. Sa soeur le rattrapa, mais elle n'eut pas le courage de le gronder et, même, ils finirent par jouer un moment ensemble.
Le soir, quand les parents rentrèrent, ils se gardèrent de leur avouer leur petite escapade. Le lendemain et les jours suivants, ils recommencèrent. Chaque fois ils s'écartaient un peu plus de la maison et restaient plus longtemps dehors. Peu à peu, ils prirent l'habitude de ne rentrer qu'à la nuit tombante, juste avant que leurs parents arrivent du travail.
À la fin, ce qui devait arriver, arriva. Un jour qu'ils s'étaient éloignés plus que de coutume, la nuit les surprit et ils ne surent pas retrouver le chemin de la maison. Comme cela advient souvent dans ces cas-là, ils perdirent la tête, tournèrent en rond, puis s'en allèrent tout droit dans la mauvaise direction, vers l'endroit le plus noir de la forêt, vers un lieu tellement sauvage que les hommes les plus vaillants n'osaient s'y aventurer. Ils marchèrent longtemps dans la nuit, trébuchant à chaque pas, tâtonnant comme les aveugles. Ils sanglotaient de toutes leurs forces et cela les réchauffa quelque temps. Puis, le froid devint si vif qu'il gela leurs larmes au bord de leurs cils et ils ne purent même plus pleurer. Ils se tenaient par la main, appelaient leur père et leur mère. Quand le petit garçon n'eut plus la force de marcher, sa soeur le porta. La fatigue la gagna à son tour et elle se laissa tomber au pied d'un rocher, son petit frère dans ses bras.
Ce fut alors que la fillette aperçut deux lumières au fond de la nuit, devant elle. Elle se leva, fit quelques pas en se tenant au rocher et comprit qu'elle se trouvait à l'entrée d'une grotte. Elle prit son frère par la main et ils marchèrent dans la grotte, vers les lumières qu'ils voyaient briller au fond de la nuit. À mesure qu'ils avançaient, l'air devenait plus doux. Le petit garçon reprenait vie : il aperçut les lumières à son tour.
- Du feu ! dit-il.
C'était, en effet, comme deux braises, deux grosses braises, d'un feu abandonné par un habitant de la forêt. Lorsqu'ils furent tout près, les deux enfants virent d'autres braises, plus petites, un éparpillement de braises minuscules près des grandes. Ils s'assirent, tendirent leurs mains vers leur chaleur. Une grande douceur les enveloppait. Parfois, l'éclat des braises se voilait ; la fillette se penchait et soufflait dessus. Aussitôt, les braises se ravivaient, brillaient très fort.
Bientôt, le petit garçon s'endormit. La petite fille résista un peu plus longtemps au sommeil, puis s'endormit à son tour. Elle ne se réveilla qu'au matin. Au dehors, le soleil brillait, il faisait un rond aveuglant à l'entrée de la grotte qui s'éclairait peu à peu. La fillette ouvrit les yeux lentement ; elle avait mal à la tête et cherchait à se rappeler où elle se trouvait. Elle se souvint des braises et les regarda. A leur place, elle vit les yeux grands ouverts d'une louve ! Ce qu'elle avait pris pour des braises, c'étaient les yeux d'une louve allongée par terre et allaitant ses petits. Et les petites braises éparses, c'étaient les yeux des louveteaux maintenant endormis.
La fillette se retint de crier. Elle secoua son frère. Il dormait si profondément qu'elle ne put le réveiller. La louve les regardait sans bouger, mais ses yeux brillaient de plus en plus fort. Alors la fillette eut peur. Elle se leva, la gorge serrée, toute tremblante, recula peu à peu jusqu'à l'entrée de la grotte et s'enfuit.
Elle marcha longtemps avant de retrouver sa maison. Ses parents pleuraient au coin du feu. Ils avaient fouillé les bois toute la nuit et ils étaient exténués. Lorsque la fillette leur dit qu'elle avait laissé son frère endormi auprès de la louve, la mère se signa, le père sauta sur son fusil et s'enfonça dans la forêt. Il fouilla toutes les grottes de la contrée sans trouver trace de la louve ni de son fils. Le lendemain et les jours suivants, il recommença ses recherches, mais ce fut en vain. Le huitième jour, il descendit au village le plus proche, commanda au curé une prière pour son enfant et remonta à la maison accompagné des quatre meilleurs chasseurs du terroir.
Lorsqu'ils arrivèrent à la maison, ils trouvèrent le petit garçon plus vivant, plus rose et plus gai qu'il ne l'avait jamais été. Il était assis sur les genoux de sa mère qui ne pouvait pas parler tellement elle était émue. Le père voulut savoir ce qui s'était passé, mais le petit garçon ne savait pas l'expliquer. Il fallut beaucoup de patience et d'adresse pour savoir la vérité. L'aventure du petit garçon était tellement extraordinaire que personne n'osait y croire.
Le petit garçon ne savait pas qu'il venait de passer huit jours en compagnie d'une louve et il en parlait sans la moindre peur. Quand il s'était réveillé, dans la grotte, il avait pleuré en ne voyant plus sa soeur, mais la présence de la louve, semblable à un gros chien, l'avait rassuré. Il la regarda avec curiosité, puis avec amitié. Les louveteaux se mirent à jouer. Il joua avec eux. Quand ils tétèrent, il téta aussi. Il avait très faim. La louve se laissa faire. Les bêtes sauvages ont souvent protégé les innocents. Ce sont des choses qu'on n'explique pas. Le petit garçon n'avait jamais bu de lait plus sucré ni plus parfumé. Il dormait, gambadait, tétait avec les louveteaux. Il trouvait que c'étaient d'adorables petits frères. Il trouva sa nouvelle vie merveilleuse. Cela dura huit jours, jusqu'au moment où la louve hérissa son poil et montra ses dents à un ennemi invisible. Elle venait de flairer la présence du père autour de la grotte. Par bonheur, il n'était pas entré. Mais la louve, ce jour-là, emmena ses louveteaux plus loin. Le petit garçon les suivit. Il courait tant qu'il pouvait pour ne pas rester en arrière. La louve se retournait de temps à autre pour le regarder. Ses yeux étaient tout tristes. La petite troupe se coula enfin dans des fourrés si épais que l'enfant ne put y pénétrer. Alors, il s'arrêta et pleura longtemps, comme pleurent les enfants abandonnés par leur mère. Puis, il s'était mis à marcher au hasard jusqu'à ce qu'il eût retrouvé sa maison.

La vie du charbonnier, de la charbonnière et de leurs enfants reprit comme avant. Les parents sont incorrigibles. Ceux-là croyaient que la leçon aurait suffi. Quand ils s'en allaient, ils recommandaient à la fillette de bien veiller sur son frère. Pour l'effrayer, ils contaient au petit garçon de terribles histoires de loups. Mais ils ne se doutaient pas que le petit garçon ne croyait plus à leurs histoires et qu'il ne cessait de regretter les belles heures passées en compagnie de la louve et des louveteaux.
Un jour, il s'échappa de la maison et courut jusqu'à la grotte. Une fois le danger passé, la louve et ses louveteaux y étaient revenus. Ils lui firent fête et il passa un bon moment auprès d'eux. Il rentra cependant très vite pour rassurer sa soeur. Il répéta ces petites escapades chaque fois qu'il put. Sa soeur n'osait pas le dénoncer à ses parents. De son côté, il ne lui expliquait pas grand-chose ; il était un peu jaloux. La louve et les louveteaux l'attendaient maintenant avec impatience et, quelquefois, le petit garçon les rencontrait en chemin, guettant sa venue. Il les trouvait imprudents et, tant bien que mal, il leur racontait des histoires d'hommes pour leur faire peur. Mais les louveteaux l'écoutaient d'une oreille distraite ; il leur tardait de s'amuser. Cela dura des mois, jusqu'au retour du printemps. Cela recommença à l'automne. Le petit garçon avait maintenant deux familles et il n'aurait pu dire laquelle il aimait le plus. Les louveteaux grandissaient, devenaient turbulents, hardis, et le petit garçon avait du mal à les empêcher de venir rôder autour de la maison. Tant et si bien qu'un soir, le père en vit un sous la fenêtre et le tua d'un coup de fusil. Le petit garçon en tomba malade de chagrin et, dans son désespoir, il avoua tout à son père. Alors le charbonnier se mit à trembler et il jura qu'il guérirait son fils de cette terrible amitié. Dès le lendemain, il l'emmena chez un de ses frères qui habitait un village, à l'autre bout du pays.

L'oncle et la tante du petit garçon l'aimèrent tout de suite et le traitèrent comme leur propre enfant. Il les aima lui aussi et cela lui fit une famille de plus. Mais il ne cessait de penser aux deux autres familles qu'il avait quittées, à ses parents et à sa soeur, à la louve et ses louveteaux. Quelquefois, il en rêvait tout haut dans son sommeil et l'oncle et la tante comprenaient qu'il faudrait beaucoup de temps et de patience pour le guérir.
Les années passèrent. De loin en loin, les parents et la soeur du petit garçon venaient le voir. Il ne leur parlait plus jamais de la louve et de ses petits, mais ils savaient qu'il y pensait toujours. Une fois, à la veillée, le père raconta que les chasseurs du pays avaient fait une grande battue et qu'ils avaient tué tous les loups de la forêt. L'enfant ne le crut pas tout à fait et il sut cacher son chagrin.
D'autres années passèrent encore et lorsque le garçon eut quinze ans, qu'il fut presque un homme, ses parents se décidèrent à le reprendre. Il retrouva la maison avec joie et, durant quelques jours, se montra très gai et travailla avec ardeur. Lorsque la besogne l'eut tanné et noirci, il ressembla à son père. Pour la première fois, depuis longtemps, la famille fut heureuse. Et ni le père, ni la mère, ni la soeur ne se doutaient que le grand garçon pensait toujours à la louve et aux louveteaux, qu'il attendait même une occasion de les revoir.
Le garçon ne se pressa pas. Il fit tout ce qu'il put pour ne pas donner l'éveil. Un soir, en rentrant du travail, il fit semblant d'être malade et toussa toute la nuit. Au matin, ses parents décidèrent qu'il resterait au chaud dans son lit, et sa mère lui laissa près du feu un grand pot de tisane. Lorsque ses parents et sa soeur furent partis au chantier, le garçon s'habilla et s'en alla tout droit à la grotte pour retrouver la louve et les louveteaux. Il était ému à la pensée qu'il ne les retrouverait peut-être pas tous vivants, ou, qu'en tout cas, l'âge les aurait changés. Il reconnaissait chaque arbre et chaque pierre de chemin comme s'il fut passé là la veille. Lorsqu'il aperçut l'entrée de la grotte, son coeur se mit à battre à grands coups. Il aurait voulu courir, comme lorsqu'il était petit et avait le temps compté, mais l'émotion lui coupait les jambes.
Il arriva à l'entrée de la grotte et, comme chaque fois, il aperçut au fond de la nuit tous ces regards semblables à des braises, ces regards qui l'avaient tant de fois ému et réchauffé.
Il leva la main, poussa un cri d'amitié et s'avança.
Il ne savait pas que la louve était depuis longtemps morte de vieillesse. Il ne se doutait pas que les louveteaux étaient devenus de gros loups cruels et forts. Ils ne se souvenaient plus de lui, ou alors, il avait tellement changé, lui aussi, qu'ils ne pouvaient le reconnaître.
Les loups bondirent sur lui tous ensemble.
Le garçon crut qu'ils lui faisaient fête.
Les loups bondirent sur lui tous ensemble, et le mangèrent.

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