Les fées
E. Cordier
Ici dans ce très beau conte de Bigorre, les fées sont presque humaines. Mais l'alliance avec les hommes demeure inaccessible. Il n'est donc pas sans danger de franchir les frontières du merveilleux.
Les belles et mélodieuses
jeunes filles du Lavedan croient encore que, si elles
aperçoivent auprès de la fontaine un fil gisant à terre, elles
doivent le ramasser, l'enrouler vite : le fil s'allonge et forme
sous leurs doigts un peloton merveilleux, d'où sort une fée
qui, ravie qu'on l'ait soustraite à son incommode prison, fait
à sa libératrice quelque riant présent, ou lui prête sa
baguette magique.
Il y avait une fois deux bergers, lesquels firent la rencontre de
deux belles vierges qui étaient fées ou enchantées, ce qui
revient au même. Et les fées dirent aux jeunes hommes qui leur
étaient peu inférieurs en beauté, car ils étaient aussi beaux
qu'on peut l'être quand on n'a point subi d'enchantement :
- Voulez-vous bien nous épouser ? Nous sommes des fées, et nous
vous donnerons des trésors qui vous rendront riches à jamais...
(Puis elles ajoutèrent en rougissant, quoique fées :) Nous vous
donnerons aussi de beaux enfants qui feront votre joie et
l'admiration de vos voisins.
Puis elles attendirent modestement que les deux jeunes pasteurs,
tout surpris de la rencontre et d'une proposition si séduisante,
prissent la parole pour leur répondre. On juge qu'ils ne se
firent pas prier pour accepter, et les fées, qui les virent si
bien disposés à faire ce qu'elles souhaitaient :
- Revenez demain, dirent-elles, au bord de ce champ mais revenez
à jeûn, afin qu'en nous épousant, vous puissiez rompre le
charme qui nous retient captives. Alors nous ne serons plus
fées, mais nous serons vos femmes... Prenez garde, pour notre
bonheur et pour le vôtre, de n'avoir point mangé avant que nous
soyons unis.
Le lendemain, les jeunes bergers revinrent, pleins d'espérance,
au lieu que les fées leur avaient désigné, et ils les
aperçurent. C'était le temps où les seigles se forment. L'un
des deux, cueillant un épi par inadvertance, en détacha un
grain qu'il rompit entre ses dents, pour savoir s'il mûrissait.
Aussitôt la fée qui lui était promise, s'écria en
tressaillant :
- Tu m'as replongée dans le charme dont j'allais être tirée ;
tu m'as rendue fée à jamais, hélas !
Et elle disparut dans le même instant.
Mais l'autre fée, s'adressant à son fiancé qui avait été
plus attentif à suivre ses avis, lui dit :
- Songe à présent, ô berger ! que je vais être ta femme, car
tu as détruit l'enchantement qui me tenait éloignée des
hommes. Mais si tu veux me conserver près de toi, souviens-toi
de ne m'appeler jamais fée ni folle... Au surplus, sois confiant
et ne crains rien de ce qui va arriver.
Tandis que la belle fée lui donnait ces doux encouragements, un
serpent s'éleva de terre, et s'enroulant à l'entour du bâton
du pasteur, approcha sa bouche de la sienne : baiser mystique,
consécration surhumaine de l'alliance de l'homme avec la fée...
Le berger le reçut en silence et fixa tendrement ses yeux sur la
vierge enchantée, pour laquelle il souffrait cette caresse.
Alors elle le prit par la main et le conduisit dans une caverne
où il y avait beaucoup d'or et d'argent. Ils chargèrent ces
richesses sur deux mulets, et furent les convertir aussitôt en
une maison rustique, accompagnée des plus belles terres de la
contrée. Puis ils eurent de beaux enfants... Puis les années
s'écoulaient.
Or, il arriva un jour que l'épouse, jeune encore, qui avait
retenu de son enchantement certaine faculté divinatoire, ayant
regardé le ciel, là où des yeux vulgaires ne voyaient que la
sérénité présente, y lut les signes d'un ouragan terrible,
qui devait fondre sur le pays, dans la soirée. Aussitôt,
ménagère prudente et pour prévenir de plus grands malheurs,
elle ordonna à ses domestiques de couper les moissons, bien
qu'elles n'eussent pas atteint leur entière maturité, et elle
les fit rentrer sous l'abri de ses granges. Son époux qui était
absent, revint pour lors, et voyant les valets de la ferme
occupés à enlever les blés avant qu'ils ne fussent mûrs, il
leur demanda avec colère qui leur avait commandé un pareil
travail. Et comme les serviteurs tremblants lui répondirent
qu'ils ne faisaient qu'exécuter les ordres de sa femme, il
l'aperçut elle-même qui venait au-devant de lui :
- Oh ! la folle, s'écria-t-il ; est-il possible qu'un acte aussi
extravagant ait pu entrer dans ta pensée !
À ce mot fatal, et poussant un profond soupir, l'épouse
disparut aux yeux de son mari consterné, et rentra brusquement
sous le charme qui reprit sur elle son pouvoir.
Dans la soirée de ce jour, une effroyable bourrasque descendit
dans la vallée : les eaux rompirent leurs digues, inondant les
champs et ruinant les moissons. Alors le triste pasteur, qui vit
son grain sauvé par la prévoyance de sa femme, lui rendit, en
gémissant, une tardive justice. Il la rappela, mais en vain.
Cependant elle revenait, chaque aurore, dans une chambre isolée
de la maison. Là, se rendaient près d'elle ses enfants, beaux
comme le jour, et elle aimait à peigner leurs blonds cheveux
avec un soin infini. Elle les avait conjurés de ne dire à
personne son retour secret. Le père qui ne pouvait s'expliquer
l'ordre splendide qui régnait sans cesse dans l'arrangement de
ces merveilleuses chevelures, interrogea les enfants, leur
demandant quelle était la main habile qui leur rendait ce
service journalier. Mais, dociles à la prière d'une mère, ils
ne voulurent point le dire. À la fin, il les suivit doucement
vers la chambre où ils montaient à la dérobée, et il vit...
ce fut pour jamais... sa jeune épouse, plus belle qu'au jour où
il l'avait fiancée : elle tenait à la main un peigne précieux,
qu'elle promenait, heureuse, sur la blonde tête de ses fils. À
peine entrevit-elle son indiscret époux, qu'elle s'évanouit
comme un songe : et les enfants, ainsi que leur père, l'eurent
vue pour la dernière fois.