Le chêne de Ria
H. Chauvet
Ici, les sorcières du
Roussillon ressemblent un peu à des fées. Seuls leurs cadeaux
sont empoisonnés.
Tout près de la nouvelle gare
de Ria, à quelques mètres du mas Marie, il est un chêne
robuste et séculaire qui projette l'ombre de ses feuillages sur
la route nationale. C'est le roi des arbres d'alentour, comme un
aïeul encore vert, au torse de géant, que ne firent plier ni
les vents ni les orages, à la tête haute et fière, bravant les
éléments, aux bras puissants et noueux qui protégèrent tant
de générations.
Qui sait jusqu'où s'étendent dans le sol les racines
puissantes, les nombreux tentacules de ce chêne gigantesque? Qui
sait de même à quelle époque remonte sa curieuse légende ?
C'était du moins au temps où régnaient en souveraines dans le
Roussillon, et particulièrement dans les environs de Prades, les
mystérieuses Encantadas.
Douées d'un pouvoir surnaturel qu'elles tenaient de l'enfer, ces
sorcières malfaisantes lutinaient leurs victimes, leur jetaient
des sorts, répandaient les pires maux dans la contrée,
inspirant aux gens du pays une profonde terreur.
C'est à la faveur de l'obscurité quelles accomplissaient leurs
maléfices ; aux douze coups de minuit, elles se réunissaient
autour du gorch d'en Gourné,
le gouffre le plus profond de la Tet, entre Ria et Villefranche.
Elles y lavaient leur linge, puis disparaissaient sous la
conduite des trois soeurs Analgôs, les plus audacieuses et les
plus ridées ; malheur aux habitants du village quelles
choisissaient pour l'accomplissement de leurs sinistres exploits
; elles leur faisaient subir les pires vexations et laissaient de
pénibles souvenirs de leur passage.
En vain les paysans, armés jusqu'aux dents, couraient à leur
poursuite et fouillaient la campagne. La bande joyeuse des Encantadas
se dirigeait vers le groupe des chênes verts dont la double
rangée, partant du gorch d'en Gourné,
courait le long de la grand-route. Et au commandement de l'une
d'elles :
Pet sus fulla
Aybre en amont
(pied sur feuille, en haut de l'arbre), elles disparaissaient
dans les branches touffues. On entendait alors un bruissement de
feuilles qui s'entrechoquent et de branches qui gémissent, comme
si un vol d'oiseaux s'était abattu sur ces arbres. Puis la
nature rentrait dans le silence jusqu'au moment où arrivaient
les paysans furieux ; ils passaient sous les chênes, mais
allaient chercher les sorcières ailleurs qu'au milieu des
feuilles et des glands.
Une nuit il faisait bien froid, si froid que les paysans
pouvaient à peine tenir leurs bâtons et leurs fourches.
Lorsqu'ils passèrent sous les chênes, leurs casquettes, qu'ils
avaient pourtant enfoncées jusqu'aux oreilles, disparurent comme
par enchantement, subtilisées par les fées mystérieuses.
Des éclats de rire résonnèrent dans les airs et les malheureux
paysans effrayés regagnèrent leur village à toutes jambes.
Un jour pourtant, un des chênes protesta ; c'était le plus
jeune et le plus frêle. Il s'adressa à ses aînés et leur
manifesta son indignation :
- Nous ne pouvons plus longtemps, dit-il, nous rendre complices
de ces horribles sorcières qui torturent les braves paysans
inoffensifs. Leurs agissements infernaux ne peuvent recevoir
notre approbation, et je vous propose de ne plus leur accorder
l'hospitalité. Chassons-les pour toujours.
Des cris désapprobateurs accueillirent cette proposition. On
s'étonna de l'audace, de la hardiesse du jeune plaignant, et
l'un des chênes répondit :
- Nous n'avons pas à nous apitoyer sur le sort de ces maudits
bûcherons qui nous dépouillent de nos branches et de nos
glands. Tant pis pour eux s'ils souffrent. Nous supportons bien,
nous, sans rien dire, les intempéries des saisons.
- Vous êtes des égoïstes, cria le jeune chêne, j'agirai seul,
mais j'agirai.
Et, courageusement, il défendit aux Encantadas
de se cacher désormais sous son feuillage. Il les menaça même
de dévoiler leur refuge.
Les sorcières, dédaigneuses, bravèrent d'abord l'arbre
chétif, mais, suivant le sage conseil de la badessa,
elles se décidèrent à changer le lieu de leur retraite pour
plus de sécurité.
Avant de partir définitivement elles voulurent récompenser les
chênes dont la protection, la fidélité et la discrétion leur
avaient été jusque-là si précieuses.
- Nous sommes prêtes à vous distribuer les faveurs les plus
éclatantes, dirent-elles aux arbres protecteurs. Parlez et vos
voeux seront exaucés.
Un groupe de chênes s'écria :
- Les arbres des collines voisines vivent heureux car leurs
feuilles sont fines et étincelantes : nous voudrions avoir des
feuilles d'or.
Le vent apporta un bruit harmonieux de voix qui disaient :
- Notre feuillage est terne, donnez-nous des feuilles de cristal.
Enfin un rossignol vint transmettre les désirs des chênes les
plus éloignés qui demandaient des feuilles plus tendres,
parfumées et sans épines.
En moins d'une seconde tous les chênes obtinrent satisfaction.
Seul, l'arbre révolté, objet de la haine des sorcières,
conserva son ancien feuillage. Et les Encantadas
moqueuses firent autour de lui une ronde échevelée, puis
s'éloignèrent : elles étaient vengées.
Le lendemain matin, des
contrebandiers passèrent sur la route et aperçurent les
feuilles d'or éblouissantes sur lesquelles se jouaient les
rayons du soleil ; l'un d'eux grimpa sur l'arbre et fit passer à
ses camarades le précieux métal qu'il cueillait à pleines
mains. Les contrebandiers remplirent leurs poches, leurs sacs et
leurs mantes, sans être inquiétés, puis disparurent dans la
montagne.
La tramontane qui soufflait avec violence fit tomber les feuilles
en cristal qui se brisèrent.
Ce bruit argentin attira quelques chèvres qui paissaient dans
une prairie voisine. Comme elles tendaient leur museau vers les
chênes aux feuilles parfumées, le berger monta sur les arbres
et les effeuilla pour satisfaire son troupeau.
En un clin d'oeil les chênes aux tendres rameaux furent
absolument dénudés, tandis qu'à leur côté le petit chêne
maudit par les Encantadas
conservait seul son feuillage naturel. Il excita la jalousie de
ses orgueilleux voisins qui dépérirent les uns après les
autres.
Quelque temps après, les Encantadas
passèrent sur la grand-route, se rendant à Ria, et furent
consternées du malheur survenu aux chênes dont elles avaient
récompensé la complicité. Elles se disputèrent, rejetant la
faute d'un tel désastre les unes sur les autres, échangèrent
des coups et se dispersèrent à jamais.
C'est ainsi que la contrée fut délivrée des Encantadas
qui n'avaient plus de pouvoir une fois séparées.
Et le petit chêne vert, qui s'était montré si crâne, fut
l'objet d'un vrai culte de la part des habitants de Ria, de
Villefranche et des villages environnants. Il grandit au milieu
de la vénération générale. On se refusa toujours à remplacer
les chênes disparus à ses côtés.