La vieille
J. Verdaguer

Sur les chemins des Pyrénées, les vieilles femmes cheminent donc. Leur rencontre est un événement et mieux vaut être secourable même si elles se révèlent aussi être de vraies sorcières.
Ce conte nous vient de Vallespir.

 

Il était une fois un homme qui avait trois fils. Voici qu'un jour ils se présentèrent à lui tous les trois, lui disant qu'ils voulaient s'en aller de par le monde y chercher fortune. Comme il ne pouvait pas les en empêcher, il leur donna de bons conseils, un cheval et un chien à chacun, et leur dit comme ils partaient :
- Que Dieu vous accompagne.
Quand ils eurent fait un bout de route, ils virent que le chemin se divisait en trois.
- Nous ne pouvons pas continuer à voyager ensemble, dit l'aîné, mais, avant de nous séparer, nous laisserons au carrefour des chemins ce flacon d'eau claire que m'a donné notre père. Le premier de nous trois qui reviendra, s'il trouve l'eau trouble, retournera sur ses pas : c'est que l'un des deux autres a des ennuis.
Cela étant dit, ils se séparèrent et partirent chacun de son côté.
Le plus grand chemina, chemina, et alors qu'il croyait arriver dans une ville, il se retrouva dans un bois où la nuit le surprit.
Pauvre de toi ! Comment vas-tu faire ? se dit-il à lui- même ; il te faut faire du feu.
Pendant qu'il allumait le feu, une femme vieille, mais vieille ! arriva vers lui et lui dit :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous, brave femme.
- Mais votre chien me fait peur. Si vous me laissiez lui mettre ce poil sur le dos, je n'aurais plus peur.
- Mettez-le-lui, donc.
La vieille posa le poil sur le chien et fut un peu plus rassurée. Mais elle se remit aussitôt à se plaindre :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous, brave femme !
- Mais le cheval me fait peur ! Si vous me laissiez lui mettre ce poil sur le dos, je n'aurais plus peur.
- Si c'est tout ce qu'il vous faut, faites-le.
La vieille traîtresse le fit mais elle ne tarda pas à chanter le même refrain :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous, femme !
- Mais vous aussi, vous me faites peur. Si vous me laissiez poser ce poil sur vous, je n'aurais plus peur.
- Alors, mettez-le-moi !
Elle le lui mit dessus et, dès qu'il eut ce petit poil sur lui, il perdit ses forces. Par contre la vieille, elle, s'en trouva plus forte et le fit entrer, bon gré, mal gré, dans une grotte profonde où il ne vit ni le soleil ni la lune.
Pendant ce temps, le cadet passait justement par la croisée des chemins. Il regarde l'eau du flacon, la trouve trouble et dit :
- Ton frère a des ennuis, il faut aller voir si tu peux l'aider.
Il prit le chemin qu'avait emprunté l'aîné quand ils s'étaient séparés. Le chemin le conduisit au milieu d'un grand bois où la nuit le surprit avec le mauvais temps.
Il te faut faire du feu, se dit-il à lui-même.
I1 venait à peine de l'allumer que la petite vieille arriva. Elle lui dit toute tremblante :
- J'ai froid.
- Chauffez-vous, femme.
- Mais votre chien me fait peur. Si vous me laissiez lui mettre ce poil sur le dos, je n'aurais plus peur.
- Si vous voulez, mettez-le-lui.
Elle lui mit ce poil dessus et aussitôt se remit à trembler et à se plaindre :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous.
- Le cheval me fait peur. Si vous me laissiez lui mettre ce poil sur le dos, je n'aurais plus peur.
- Mettez-le-lui.
Elle le lui mit mais reprit aussitôt sa chanson :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous.
- Mais vous-même vous me faites peur. Si vous me laissez mettre ce poil sur vous, je n'aurai plus peur.
- Mettez-le ! On ne va pas se disputer pour si peu de chose.
Dès que le cadet a ce poil sur lui, il sent ses forces le quitter alors que la vieille s'en trouve plus forte et le jette dans la grotte obscure et profonde où elle tenait son frère prisonnier.
Le plus jeune des fils, au retour de son voyage, passe par la croisée des chemins, descend de cheval, regarde le flacon et, voyant que l'eau est trouble et comme boueuse, il dit :
- Tes frères sont en grand péril ; il te faut aller voir si tu peux les aider.
Il éperonne son cheval et prend le même chemin que son grand frère. Chemine que tu chemineras toute la sainte journée, à la nuit tombante, il se trouve au milieu d'un grand bois. Il sort une pierre à feu et quelques allumettes de sa besace et allume un feu. À peine l'a-t-il allumé qu'une petite vieille se présente et lui dit :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous.
- Votre chien me fait peur.
- Mon chien ne fait de mal à personne, si je ne le veux pas.
- Laissez-moi lui mettre ce poil sur le dos.
- Je le lui mettrai moi-même.
Le lui prenant des doigts, il fait semblant de le poser sur le chien et le jette au feu.
La vieille recommence :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Chauffez-vous si vous voulez.
- Le cheval me fait peur.
- Le cheval ne fait de mal à personne si je ne le veux pas.
- Vous me laissez lui mettre ce poil sur le dos ?
- Comme il n'est pas commode et qu'il ne vous connaît pas, je vais le lui mettre moi-même.
Au bout d'un moment elle s'écrie, une fois de plus :
- Ouye, que j'ai froid ! Ouye, que j'ai froid !
- Il y a assez de feu, chauffez-vous !
- Vous me faites peur, vous aussi. Si vous vous laissiez mettre ce poil sur vous, je n'aurais plus peur.
- Qu'à cela ne tienne : donnez-le-moi, je me le mettrai aussi bien moi-même !
La vieille le lui donne et lui, faisant semblant de se le mettre dessus, le jette au feu. Alors la vieille voulut faire entrer de force le garçon dans la grotte obscure, mais elle se trouva sans force et lui, ragaillardi, dit en sortant son épée :
- À moi, chien ! À moi, cheval ! Attrapez-moi la vieille !
Le chien l'attrape par les pieds, le cheval la saisit par le cou à belles dents, pendant que le garçon lui met la pointe de l'épée sur la poitrine :
- À moi, chien ! À moi, cheval ! Et toi, maudite vieille, tu vas me dire ce que tu as fait de mes frères.
La vieille se met à crier :
- Au secours, pauvre de moi !
- Si tu ne le dis pas, je te tue.
Quand la vieille sent la pointe de l'épée sur sa poitrine, elle lui dit toute tremblante :
- Venez, nous les trouverons.
Elle prend un bâton pour s'aider dans sa marche et, faisant un grand effort, elle ouvre une porte délabrée et rongée par les ans ; c'est celle de la grotte, d'où sortent les deux frères aînés, délivrés par le plus jeune.


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