La flûte de
berger Meyot
Cénac-Moncaut
Meyot, cette « moitié » d'homme se révélera être un redoutable joueur. Mais c'est parce qu'il a aidé une vieille femme, qu'il se sortira sans encombre des pièges de la vie.
Vous qui êtes grands, n'abusez
pas de la faiblesse des petits ; le plus simple des oiseaux a des
protecteurs invisibles ; le plus chétif des enfants peut trouver
tôt ou tard le moyen de punir ceux qui le font souffrir.
Il y avait une fois un homme et une femme qui n'avaient jamais eu
d'enfants, malgré tous les devins consultés, les pèlerinages
exécutés à Garaison, à Bétharram et à
Saint-Bertrand-de-Comminges. Il est vrai qu'ils s'étaient
toujours montrés fort exigeants dans leurs prières ; ils
voulaient posséder le garçon le plus spirituel qu'on eût vu
sur la terre, depuis la mort du beau David.
Arrivés au terme fatal où tout espoir doit s'évanouir ils
modérèrent leur ambition, et se contentèrent de demander au
ciel un enfant, quel qu'il pût être, ne fût-il que la moitié
d'un homme de cinq pieds.
Le destin fut satisfait de cet acte d'humilité : quelques mois
après, un garçon naissait dans la maison jusqu'alors maudite ;
mais il était si petit, si petit qu'on lui donna le nom de Meyot,
c'est-à-dire moitié d'homme. Il fut sagement inspiré, l'auteur
de ce baptême : arrivé à quinze ans, l'enfant n'était pas
plus haut qu'un chien de garde, et ses parents comprenaient bien
qu'il devrait passer sa vie à pacager le bétail comme simple
berger.
Hâtons-nous d'ajouter qu'il ne manquait ni d'activité ni
d'intelligence ; aussi fut-il aisé de le placer dans une grande
métairie, où il eut à garder une vingtaine de bêtes à
cornes... Il ne faut pas juger des choses sur les apparences...
Meyot s'aperçut bientôt que la place était assez mauvaise ; le
bordier et la bordière n'étaient pas moins avares que bizarres,
et l'enfant passait les journées à recevoir des gronderies
accompagnées de quelques coups. Encore, si la nourriture lui
avait offert certain dédommagement ; mais du pain moisi et de la
soupe sans lard ni graisse achevaient de rendre la position du
berger aussi peu tolérable que celle de L'Enfant prodigue dans
la garderie des pourceaux.
Grâce à Dieu tous les jours ne se ressemblent pas ; la lune
change d'aspect tous les soirs, et Meyot eut à son tour son bon
quartier de lune.
Un jour qu'il gardait les vaches
sur les bords d'un ruisseau, Meyot aperçut une petite vieille de
sa taille, qui cherchait un gué afin de traverser à pied sec :
- Petit berger qui gardes les vaches, cria-t-elle d'une voix
aussi grêle que celle du roitelet, ne pourrais-tu m'aider à
franchir le courant ?...
Meyot s'empresse d'accourir ; il relève ses chausses, fait
monter la petite vieille sur ses épaules, passe le ruisseau et
la dépose sur l'autre bord.
- Vous m'avez rendu grand service, mon petit ami, lui dit la
vieille, en lui faisant la révérence, que pourrai-je vous
donner en paiement ?
- Absolument rien, répond Meyot ; je fais le bien par plaisir,
et ne demande jamais de récompense ; ma grande pauvreté ne
saurait servir d'excuse à mon avarice.
- Cette générosité augmente ma reconnaissance ; formez un
souhait, un désir ; je m'empresserai de les satisfaire.
- Si vous voulez remplir un de mes désirs, bonne femme,
procurez-moi une petite flûte, afin que je fasse danser les
bergers et les bergères au pâturage ; la maison que j'habite
est si triste qu'il me serait doux de prendre quelque
délassement quand je suis loin de la surveillance de mes
maîtres.
- Ton ambition est naturelle et modeste, je serai heureuse de te
contenter. Voilà la flûte, répondit la vieille en la tirant de
son corsage ; cet instrument est à ce point merveilleux que nul
être vivant ne pourra l'entendre sans se mettre à danser
jusqu'à ce qu'il te plaise d'en arrêter les sons.
La petite vieille disparaît, et Meyot s'empresse d'essayer
l'instrument, afin de constater la réalité des dons que la
vieille y a attachés... Il porte la flûte à la bouche, il
souffle ; aussitôt les boeufs dressent la tête, les vaches
cessent de brouter ; ils se regardent les uns les autres,
s'ébranlent, sautent, gambadent, et commencent enfin cette ronde
générale que les animaux n'ont coutume de se permettre que dans
les journées brûlantes de l'été, lorsque les piqûres des
taons les font courir à travers les champs et les fondrières.
Meyot, plus heureux qu'il ne pouvait l'espérer, finit par
craindre de les voir se lancer dans la rivière ; il renferme sa
flûte sous sa veste, et se promet d'en jouer plus d'une fois,
mais après avoir choisi le moment opportun.
Un coup de fusil retentit tout à coup à ses oreilles ; il se
retourne : M. le maire venait de tirer aux ramiers... Or, maître
Meyot avait eu maille à partir avec M. le maire, au sujet d'une
vache qui s'était permis de pénétrer dans sa basse-cour, et
pour laquelle le berger avait dû payer douze sols de dommages.
- Pourrais-tu me dire si j'ai touché les ramiers ? demanda le
chasseur au petit joueur de flûte.
- Assurément, monsieur le maire : vous êtes trop habile tireur
pour manquer votre gibier.
- Où donc est-il tombé, mon ami ? la fumée ne m'a pas permis
de le voir...
- Dans ce buisson de houx, monsieur le maire.
Le maire s'avance dans le buisson :
- Je ne vois rien, mon cher Meyot.
- Encore quelques pas dans le fourré, et vous mettrez la main
dessus.
Le maire écarte péniblement les broussailles et pénètre plus
avant ; dès qu'il est bien engagé dans les ronces, Meyot prend
sa flûte, joue le Qu'in ten ba l'aoueillado
l'aouellé, ... et voilà M. le maire qui,
malgré sa bonne envie de rester tranquille au milieu d'un
semblable fourré, se met à danser le rondeau dans les épines.
- Qu'est-ce que ? Aïe ! miséricorde !... le diable est donc
caché dans le buisson ? Mes pauvres mains ! ma pauvre figure
!...
Il aurait été mis en lambeaux comme saint Barthélemy, si
Meyot, satisfait de cette vengeance, n'avait rentré l'instrument
fatal dans sa poche et porté secours à l'écorché.
Pendant que le maire allait se laver à la fontaine, sans avoir
trouvé son ramier, Meyot ramenait les bestiaux à la métairie,
afin de prendre son déjeuner. La bordière trempait les armotes*
dans une douzaine de berrets** disposés, selon l'usage, autour
du pot placé au milieu de la cuisine. Au bruit des sabots du
berger, la mégère lui paie son contingent ordinaire d'injures,
le traite de paresseux, de vaurien qui fait mourir le bétail de
faim en le renfermant trop tôt, et promet de ne pas lui donner
sa part de bouillie, et moins encore sa ration de soupe.
Si tu ne m'en donnes pas, tu pourrais bien
ne pas en manger toi-même, pensait Meyot,
sans oser le dire. Le bordier, rentrant aussitôt, ajoute ses
gronderies à celles de sa femme ; Meyot est traité, pour la
seconde fois, de paresseux, de propre à rien, et l'on décide
qu'il n'aura pas même de pain à son dîner.
- Si vous ne m'en donnez pas, vous pourriez bien ne pas en manger
vous-mêmes, dit-il, assez haut cette fois pour être
parfaitement entendu ; et, prenant sa flûte, il joue son Qu'in
ten ba l'aoueillado l'aouellé, sur le ton
le plus bruyant de son instrument. Aussitôt la femme et le mari
se prennent, bien malgré eux, à danser un rondeau, qu'ils
n'avaient pas essayé depuis le jour de leurs noces ; la
bordière, encore accroupie et la cosse à la main, saute sur les
plats de bouillie qu'elle met en mille pièces ; le métayer, en
sabots, fait subir le même sort au chaudron, et finit de
pulvériser la vaisselle. La bouillie répandue ne forme plus
qu'un bourbier blanchâtre, sali de poussière et de boue, et les
danseurs furieux continuent à la piétiner sans relâche.
Pendant que Meyot remet son instrument dans sa poche, afin de
rire à coeur joie du spectacle de sa petite vengeance, M. le
maire paraît sur le seuil, tout égratigné par les caresses du
buisson de houx ; le berger prend la fuite vers l'écurie...
- Qu'est-ce donc que ceci, demande M. le maire, attiré par le
bruit ; qui peut vous pousser à faire un semblable fracas !...
Des bordiers d'une sagesse et d'une économie proverbiale, qui
brisent leur vaisselle et mettent la bouillie sous leurs pieds
!...
- Ah ! monsieur le maire, une maudite flûte, jouée par le
diable sans doute, nous a mis dans les jambes une démangeaison
de gambades qu'il nous a été impossible de maîtriser... Mais
vous-même, monsieur le maire, d'où venez-vous, ainsi couvert de
sang et d'égratignures ?
- Ah ! mes amis, je dirai comme vous ! une mauvaise flûte,
jouée par Belzébut, probablement, m'a mis en danse, malgré
moi, au milieu d'un buisson d'épines.
- Connaissez-vous le joueur de cet instrument diabolique ?...
- C'est votre Meyot, mes amis ! un effronté coquin, que je vais
de ce pas dénoncer à la justice...
- Notre Meyot ! ah, monsieur le maire ? N'est-ce pas qu'il
mériterait d'être emprisonné, pour avoir mis de si bons
maîtres dans une semblable confusion ?...
- Vous voulez dire d'être pendu, pour s'être ainsi moqué de M.
le maire !...
L'effet suivit de près cette double menace : Meyot, dénoncé
comme coupable d'injures et de mauvais traitements envers son
maître, sa maîtresse et le magistrat municipal, fut arrêté
par ordre du bailli, mis en prison, interrogé, condamné à
danser à son tour au bout de la corde qui sert d'ornement à la
potence.
Le jour fatal de l'exécution arrive, le bourreau dresse
l'échafaud sur la place publique. Le bordier, la bordière, M.
le maire, voulant bien s'assurer qu'il soit pendu, prennent
position aux meilleures places. Tout est préparé pour
l'exécution avec l'attention la plus méticuleuse : Meyot a les
mains attachées ; quatre hommes de la maréchaussée lui servent
d'escorte ; la corde et la potence sont faites tout exprès pour
la cérémonie. On n'avait oublié qu'un point : celui de retirer
sa flûte au coupable. Arrivé sur l'échafaud, Meyot prie le
bourreau de lui permettre de faire sa prière ; l'exécuteur des
hautes oeuvres, qui gagnait le pain de ses enfants en faisant
tirer la langue aux gens au haut d'une perche, était assez
bonhomme, en dépit de son métier ; il écouta la prière de
Meyot, en se disant :
Il est fâcheux, après tout, d'avoir à
pendre un homme dont le seul crime est d'avoir joué de la flûte
lorsque personne ne l'en priait.
Meyot s'agenouille ; pendant que l'exécuteur graisse la corde,
le patient porte la flûte à la bouche et souffle son terrible Qu'in
ten ba l'aoueillado l'aouellé.
Aussitôt, bourreau, maréchaussée, maire, bordier et bordière,
se mettent à danser le rondeau furibond. Le bourreau, renversé
du haut de l'échafaud, se casse le bras et se démet la jambe ;
le bordier se tourne le pied, la bordière tombe sur les dents et
se brise les incisives ; le maire veut s'appuyer contre un arbre,
il rencontre une cheville placée dans le tronc pour tendre les
cordes à faire sécher le linge. La cravate s'y prend ; et comme
il continue à danser, le noeud serre, serre de façon à lui
faire tirer la langue... Qu'allait-il arriver, bon Dieu ? Meyot
soufflait toujours... Par bonheur (on a beau se plaindre du sort,
le bonheur se mêle de toutes les affaires), la petite vieille du
ruisseau apparaît tout à coup près du musicien implacable :
- Prenez-lui la flûte ! retirez-lui cet instrument damné
s'écrient la bordière et le bourreau : M. le maire tire la
langue...
- Pourquoi le lui reprendrais-je ? répondit la fée ; ... ma
flûte ne fait danser que les mortels affectés de quelque vice
bien tenace : tel que l'avarice, l'acrimonie... Qu'il ne reste
ici que des hommes justes et charitables, Meyot pourra jouer
impunément de son instrument : aucune jambe ne se permettra de
battre des entrechats.
Malgré les paroles rassurantes de la fée, tout le monde dansait
encore ; ... la bordière commence à promettre de ne plus
refuser à Meyot la nourriture qui lui est due : aussitôt elle
cesse de sauter. Le bordier jure de ne plus le quereller et le
battre ; il s'arrête sur ses pieds. Le maire assure qu'il ne
fera plus payer de dommages pour un boeuf qui traversera
innocemment sa basse-cour : sa cravate se dénoue ; il respire à
l'aise... Le bourreau crie bien haut qu'il ne s'amusera plus à
étrangler personne : il cesse de sauter par enchantement. Après
de semblables promesses, Meyot, délivré des cordes qui le
tenaient garrotté, fut rappelé à la métairie ; le bordier lui
pardonna de l'avoir fait danser ; Meyot lui pardonna d'avoir
voulu le faire pendre... Cependant la fée, n'osant compter sur
la correction définitive des vieux pécheurs, s'occupe des
moyens d'assurer l'observation de leurs engagements : elle
attache à la flûte enchantée la propriété de ne pouvoir
être enlevée du gousset du berger ; les plus mutins sont
maintenus dans la nécessité de rester généreux et tolérants,
par la crainte de voir Meyot emboucher de nouveau le flageolet
redoutable. La peur fut souvent la meilleure sauvegarde de la
probité ; chacun se tint sur le qui-vive. On assure, toutefois,
que Meyot dut plus d'une fois tirer l'instrument de son étui ;
mais sa vue suffisait pour inspirer une crainte salutaire. Il ne
fut plus obligé de faire danser le maire dans les épines, les
propriétaires sur leur vaisselle ; il put garder paisiblement
son bétail. La bordière ne fit plus de bouillie sans lui en
donner ; il eut sa soupe chaque jour, et son morceau de poule au
pot chaque dimanche. Tous les avares ont-ils été corrigés par
l'aventure de Meyot ?
* Bouillie de farine de maïs
** Petites assiettes en forme d'écuelle