L'histoire du forgeron Misère.
M. Barral / C. Camproux

 

Ce conte est très célèbre dans toutes les Pyrénées. Il a été relevé ici dans le comté de Foix. Pour vivre et pour détourner la misère il faut être malin. Ce forgeron réussit à tromper la mort elle-même.

Il y a bien longtemps de cela et c'était encore du temps où Marthe filait, dans un petit village du pays d'Oc appelé Casavielha, vivait un forgeron, si pauvre, si pauvre, pauvre comme Job. Et il avait sept enfants à élever et à nourrir ; et les temps étaient durs, et la vie était chère ! Pourtant bien qu'il fût pauvre, si pauvre, si pauvre, pauvre comme Job, il était joyeux et ne se plaignait pas de son sort.
Ce n'était point cependant que la fortune fût favorable à ses projets et à ses désirs ! Au contraire, elle s'ingéniait, semblait-il, à les contrarier et à s'y opposer.
Ainsi le pauvre, si pauvre, si pauvre forgeron était malchanceux ! Quand il arrivait une calamité publique, le malheureux forgeron était obligatoirement parmi les victimes. Un orage éclatait-il sur le pays ? C'était un des arbres de son verger qui recevait la foudre ! Une gelée désolait-elle la région ? Sa vigne, au bord de la rivière, était toute grillée et pour lui c'était déjà vendanges faites ! Si une chèvre avortait, c'était évidemment la sienne ! Si les lapins ravageaient les jardins, c'était dans le sien qu'ils allaient de préférence ! Et si les soldats passaient par là, c'était chez lui qu'ils allaient frapper pour demander le vivre et le couvert. Bref, comme dit le proverbe, «il pleut toujours sur ceux qui sont déjà mouillés », et le pauvre, si pauvre, si pauvre forgeron, pauvre comme Job, soumis et courbant le front, laissait passer une tempête et se préparait aussitôt à faire face à une autre.
Aussi les gens du pays l'avaient-ils appelé « Misère », parce que toute sa vie en était longuement tissée et qu'il aurait pu compter facilement sur les doigts de sa main les jours fastes et heureux.
Au milieu des mille tracas de l'existence, Misère cependant faisait sa besogne, au jour le jour, vivant tant bien que mal, et plutôt mal que bien, du produit assez maigre d'un jardin et d'un verger qu'il avait derrière sa maison dans un clos attenant et d'une petite vigne, au bord de la rivière, qui, quand elle n'était pas gelée ou inondée, lui donnait de quoi faire un peu de vin pour les dimanches et les fêtes, et de la piquette pour le restant des jours. Ajoutez à cela le méchant salaire que lui rapportait son travail à la forge. Petit méchant salaire, car la pratique était peu nombreuse et souvent payait mal. Aussi le pauvre, si pauvre, si pauvre forgeron se donnait-il bien du mal et de la peine pour rien ou du moins peu de chose.
Et il y avait toujours quelque chose d'imprévu : la femme malade ; un des enfants qui se cassait le bras, un autre qui attrapait la scarlatine, un autre la « picote ». Et tout l'argent filait chez l'apothicaire ! De quoi perdre la tête ! Mais notre homme heureusement, en bon « gavach », l'avait solidement fixée sur ses épaules, sa tête ; et certes le vent du malheur aurait dû souffler bien fort pour la lui emporter.
Et puis Misère, tout pauvre, si pauvre, si pauvre qu'il fût, pauvre comme Job, avait du moins richesse et non petite, la richesse du coeur : il était charitable et compatissant, toujours prêt à rendre service, à secourir les gens plus malheureux que lui, à donner un coup de main.
Si peu qu'il y eût, chez lui, sur la table, il y avait toujours assez pour le mendiant qui venait frapper à sa porte. Quand c'était la saison des poires, il aurait, pécaïre ! laissé piller son verger, tant il était bon. Si quelqu'un avait besoin d'un coup de main, pour les gros travaux de la campagne, Misère abandonnait son enclume et son marteau ; et il se contentait parfois d'un simple merci !
Évidemment les gens qui se laissent aller à une si grande charité ne peuvent devenir bien riches. Et voilà pourquoi, la malchance aidant, notre brave homme de forgeron était pauvre, si pauvre, si pauvre, pauvre comme Job.

Un jour de printemps, il avait, dès le lever du soleil, ouvert sa forge. En chantant, car chanter en commençant l'ouvrage, cela aide à le faire, en chantant donc il tapait sur l'enclume. Dans la pénombre de l'atelier, il faisait jaillir d'un morceau de fer rougi des milliers d'étincelles. Le jour clair au-dehors était rempli du chant joyeux des oiseaux : merles, passereaux, fauvettes, pinsons s'en donnaient à coeur joie, dans les haies, dans les buissons, dans les vignes, partout. Le bruit du marteau sur l'enclume qui sonnait clair dans l'air tiède et doux faisait l'accompagnement de cet agréable concert. Et c'était un matin de printemps, radieux et prometteur.
Or sur le chemin, soudain, apparurent deux hommes misérablement vêtus et qui tiraient par la bride une vieille «saume », une pauvre et misérable bête, aux pattes terriblement maigres, au ventre terriblement rebondi. Ses côtes, pécaïre, saillaient comme les cercles de barrique et sa queue déplumée disait son grand âge de pauvre et misérable ânesse, qui a porté souvent le bât et trimé le long du dur chemin de la vie, trimé plus qu'il n'est possible même pour un âne. Ses deux oreilles longues et pelées, son poil tout rogneux et sa maigreur de charogne, tout inspirait pour elle la commisération et la pitié. Et pourtant clopinant et traînant les sabots, elle marchait, la pauvre bête, tirée par l'un, poussée par l'autre, et « panardant » par-dessus le marché, « panardant » d'une patte de derrière, ce qui donnait à sa démarche une allure fantomatique et fantastique.
Les deux hommes d'ailleurs ne valaient pas mieux que la bête. L'un était un bon vieux « papète » à la barbe blanche une belle barbe blanche, ma foi, qui inspirait le respect : elle rendait ce traîne-savate vénérable, malgré ses haillons rapiécés et fanés qui, depuis belle lurette, avaient fait leur temps. L'autre était beaucoup plus jeune. Mais le pauvre, il était pâle comme un mort, si pâle ! et encore plus pâle sous ses cheveux blonds. Son regard était doux et plein de bonté ; c'était sans doute, lui aussi, un représentant de la catégorie des résignés et des bonnes âmes... En tout cas, il était aussi pauvrement vêtu que le vieux « papète » à la barbe blanche, le bon vieux petit « papète » respectable malgré ses haillons.
Traînant la pauvre « saume » par le licou, les deux voyageurs arrivèrent devant la forge de Misère. Lui, il tapait sur l'enclume en chantant pour répondre aux oiseaux du printemps ; et il faisait jaillir d'un morceau de fer rougi des milliers d'étincelles qui partaient brillantes comme des étoiles, dans l'obscurité de l'atelier.
Le plus vieux des deux s'approcha du forgeron.
- Bonjour, maître, dit-il.
- Bonjour, Messire, fit le forgeron qui s'arrêta de battre le fer et dont le marteau posé sur la corne de l'enclume rebondissait à petits coups.
- Voudrais-tu, reprit le vieillard, voudrais-tu nous ferrer notre ânesse ? Elle boite parce qu'elle a perdu un fer en montant la côte de Maurin. Et tu vois, c'est ennuyeux, car la bête est vieille et « panarder » ainsi sur les chemins n'est pas fait pour lui donner de la force et de l'allant.
- Baste, dit Misère ; si nous avons un fer ce sera vite fait.
Et ce disant, il alla quérir dans le fond de la forge un petit fer pour vieille « saume », parmi tous les fers qu'il avait suspendus à la basse poutre qui soutenait le toit.
- Baste ! dit-il, en revenant : pourvu qu'il aille !
Le second voyageur fit approcher la bête ; Misère lui souleva la patte de derrière.
- Baste ! dit-il, un petit coup et ça ira. Sur mesure !
Et il riait le brave homme en disant cela et à la pensée de rendre service.
Le fer fut mis au feu. Et en tirant sur la chaîne du soufflet : flou-flou-ou, flou-flou-ou, notre forgeron de dire, histoire de parler :
- Baste ! dit-il, vous êtes des étrangers ?
- Nous sommes des étrangers, répondit le plus vieux.
Et cependant l'autre, le jeune homme au visage si pâle, pâle comme celui d'un mort, le jeune homme, le regard perdu dans le vague, souriait, tout seul comme un enfant qui rit aux anges.
Flou-flou-ou, flou-flou-ou, chantait le soufflet ; et la flamme bleutée montait dans la cheminée, la belle flamme rigide et bleutée, dans la cheminée toute noire.
- Baste ! ajoutait Misère, vous allez loin de ce pas ?
- Nous allons loin, répondit l'autre, nous allons loin, ô forgeron, et c'est pourquoi nous avons besoin de notre vieille ânesse.
Quand le fer fut tout rouge, si rouge qu'il en était presque blanc, Misère, avec sa pince à feu le porta sur l'enclume. Et pique, que tu piqueras ! En un rien de temps il vous eut mis le petit fer à la mesure du petit sabot. Dans une âcre fumée qui sentait la corne brûlée, le fer fut ajusté. Quelques clous firent l'affaire que le forgeron plantait d'une main dextre et qu'il prenait au fur et à mesure dans sa bouche où il les tenait.
- Baste ! dit-il, voilà qui est fait. Maintenant vous pouvez partir sans crainte...
Alors le plus jeune, en prenant la bête par le licou, demanda :
- Merci, brave homme ! Combien nous te devons ?
- Baste ! fit le forgeron en se grattant la tête dans un geste familier. Il avait relevé sa casquette et il grattait de sa main calleuse aux ongles courts et drus son crâne en sueur, sa bonne tête bien fixée sur ses épaules.
- Combien nous te devons ? redit l'autre, le bon vieux à la barbe blanche et à l'air respectable.
- Baste ! disait Misère.
En regardant ses deux clients, si pauvrement vêtus de haillons, si misérables et si lamentables, il sentait que son coeur déjà était ému. Et en lui-même, il se pensait qu'il ferait bien, peut-être, de ne rien demander à des gens si minables. Et il leur répondit :
- Baste ! pour cette fois, je vous le fais gratis et pour l'amour de Dieu.
Les étrangers n'eurent même pas la force de faire semblant de refuser, tant sans doute pareille offre leur faisait plaisir.
- Nous te remercions, forgeron, nous te remercions, dit le plus vieux.
- Baste ! ajoutait Misère, je vous inviterais bien à casser la croûte. Mais le buffet chez nous n'est jamais bien garni et il est même souvent aussi vide que le soufflet de ma forge.
Or le jeune homme au teint pâle avait regardé à la dérobée le vieux papète à la barbe blanche ; et il avait souri, comme pour dire d'un air entendu : « On nous l'avait bien dit. »
Mais Misère insistait.
- Baste ! disait-il, avec son bon sourire, il y a encore au grenier, deux bonnes poires de mon verger, deux bonnes poires, conservées sur la paille, deux bonnes poires fondantes. Je vais vous les chercher : car c'est agréable de manger un fruit juteux en cette saison.
Il allait s'élancer, plein de zèle, quand le jeune étranger le retint par la manche.
- Va, forgeron, dit-il, laisse. Garde cette poire pour tes enfants. Nous te remercions beaucoup de ce que tu as fait pour nous. Tu le vois, nous ne sommes pas riches et cependant nous voudrions te laisser quelque chose pour que tu ne nous considères pas comme des ingrats.
- Baste ! faisait l'autre.
Et d'un geste large de la main, il semblait dire : « Cela est si peu ! »
- Si, si, si, reprit le jeune homme aux cheveux blonds. Écoute, j'ai un grand pouvoir ! demande ce que tu voudras et je ferai en sorte que cela te soit accordé.
- Baste, baste, répétait le forgeron ; car, il faut bien le dire, il était indécis et certes, aussi un peu incrédule. Mais comme il pensait que peut-être, ça leur ferait plaisir quand même, aux deux autres, il voulut bien. Mais il réfléchissait, en se grattant la tête de sa main calleuse aux ongles courts et durs.
Le bon vieux, lui, s'était rapproché et il soufflait à l'oreille du forgeron :
- Demande le ciel ! demande le ciel !
- Le ciel ? reprit le forgeron. Non ! Voyez-vous, le ciel, c'est beaucoup trop haut ! Et puis j'ai le temps d'y penser, au ciel.
Mais il avait regardé le jeune homme aux cheveux blonds. Celui-ci s'était soudain transfiguré : des rayons dorés éclairaient son visage, des rayons qui couronnaient son front et semblaient sortir de ses cheveux. Et détail qu'il n'avait pas encore remarqué, le jeune homme aux cheveux blonds avait dans ses mains et sur ses pieds de larges plaies ouvertes qui béaient comme des lèvres, des plaies sanglantes sur ses pieds couverts de poussière et sur ses mains, pâles et exsangues.
Alors il comprit tout à coup que l'étranger si pâle sous ses blonds cheveux, l'étranger au regard si doux et si tranquille ne pouvait être que le Christ. Il se retourna vers son compagnon et il s'aperçut bien que celui-ci ne pouvait être que le disciple du divin maître, Pierre, le vieux disciple à la barbe blanche et fleurie.
- Demande le ciel ! lui soufflait saint Pierre.
Le forgeron maintenant ne doutait plus.
- Maître, répondit le forgeron, puisque vous me permettez de formuler trois voeux, je vous demanderai d'abord que...
- Eh bien ! achève : ton voeu, je te le promets, sera réalisé !
- Je demande que celui qui touchera le soufflet de ma forge ne puisse s'en détacher qu'avec mon autorisation et si tel est mon bon plaisir.
- C'est parler comme un roi ! Eh bien ! soit !
L'autre par contre haussait les épaules :
Quel voeu, pensait-il, quel voeu ! Et il ne put s'empêcher d'ajouter à haute voix :
- Demande le ciel, bédigas ! Demande le ciel ! Car vois-tu le ciel, c'est dur à attraper !...
- Je désirerais aussi, ajoutait le forgeron, je désirerais que celui qui posera ses fesses sur la chaise en paille de ma cuisine ne puisse s'en relever que si je le veux bien !
- Eh bien ! soit ! dit le maître.
- Allons, recommençait le bon saint Pierre, allons, tu as le temps encore : songe à ton éternité ! songe au salut de ton âme : demande le ciel, Jean-le-Piot ! Demande le ciel, grand bédigas, demande le ciel !
Mais le forgeron ne se laissait pas troubler. Il avait son idée dans sa tête ; et sa tête était solide et dure, comme une tête de bon « gavach » qu'il était.
- Enfin, poursuivit-il, je voudrais aussi, je voudrais, si ça n'est pas impossible ! je voudrais que celui qui grimpera sur mon poirier ne puisse plus en descendre, à moins que je le veuille, et qu'il reste « empégué » sur la maîtresse branche comme un merle pris à la glu !
Drôles de voeux ! pensait saint Pierre.
- Ainsi soit-il, reprit Jésus.
Et les deux voyageurs s'en allèrent sur le chemin, tirant leur vieille ânesse qui ne boitait plus, mais qui au contraire marchait d'une allure guillerette et légère.
Ils allaient sur le chemin. Et derrière eux, sur leurs pas, il s'élevait un nuage de poussière, mais un nuage lumineux comme une auréole et odoriférant comme une fumée. Et au fond du chemin, ils disparurent dans le ciel bleu, au fond du chemin...

Puis les années passèrent, les années avec leur suite de soucis et de petites joies. Mais jamais plus Misère ne connut de gros malheurs comme autrefois et il semblait au contraire béni du ciel. Ses enfants avaient grandi et avaient quitté le foyer. Et lui, il avait vieilli, toujours occupé au travail de sa forge. Il s'était seulement un peu courbé sous le poids des ans ; mais il était encore capable de soulever le lourd marteau pour battre le fer sur l'enclume, en faisant jaillir des étincelles, claires comme des étoiles, dans l'obscurité de l'atelier.
Et les années avaient passé.
Un jour pourtant survint un hôte inattendu, un hôte qui vient toujours trop tôt, un hôte dont on ne désirerait point la visite. Un jour donc, Madame la Mort, hideuse et ricanante, la belle dame de la Mort, qui n'a jamais éprouvé de refus, et qui, au contraire, entraîne toujours son cavalier avec elle.
- Allons, Misère, es-tu prêt ? Tu vois, il est l'heure : il te faut songer à quitter ta forge, ton jardin et ton verger, ta vigne et ta maison. Allons, je te viens chercher !
Le maître forgeron était justement en train de réparer la « picole » d'un travailleur en terre.
- Écoute, lui dit-il, je te suis ; mais tu me permettras bien de finir ce que je tiens ? Tu ne serais pas une brave fille, si tu ne voulais pas me laisser finir ce travail. Le pauvre homme attend son outil et il le lui faut : c'est son gagne-pain !
- Eh bien ! soit ! Une minute...
- Puisque tu es si pressée, écoute, tu vas m'aider et me rendre un service. Tu vois, à t'écouter, mon fer s'est refroidi. Tiens, attrape donc la poignée du soufflet et donne-moi un bon coup de main... Plus tôt j'aurai fini, plus tôt nous Partirons !...
La Mort, sans méfiance, attrape à pleine main la poignée du soufflet et tire sur la chaîne. « Flou-flou-ou, flou-flou-ou » fait le soufflet qui attise le feu. Et notre homme sans se presser porte le fer rougi sur l'enclume, empoigne son marteau et, pique que tu piqueras, il pique comme un sourd, sur l'enclume, comme un sourd, et avec tant d'ardeur qu'il n'entend pas ou feint de ne point entendre son aide improvisée et bénévole qui souffle que tu souffleras, souffle toujours. Et quand lentement, en chantant comme un habile ouvrier, il eut forgé le pic :
- Baste ! dit-il en s'essuyant les mains à son tablier de cuir, ma belle Dame, je vous attends !...
Et ce disant il riait dans sa moustache, avec des yeux plissés par mille petites rides pleines de malice.
Mais l'autre toujours attachée à la poignée du soufflet essayait mais en vain de détacher sa main. Ses doigts de squelette restaient accrochés à la poignée de fer.
- Tu m'as trompée, Misère, tu m'as trompée !
- Baste ! faisait l'autre, tu veux peut-être t'en aller ?
Et il riait dans sa moustache, avec ses yeux plissés par mille rides pleines de malice.
La Mort, elle, en faisait un nez ! Vous l'imaginez d'ici.
- Baste ! continua notre homme, je vais te laisser partir à condition que tu ne viennes pas me reprendre avant longtemps.
- Dans sept ans, dit la Mort, dans sept ans : Ca te va ?
Sept ans, c'est long, pensait notre homme et il dit :
- Ça me va ! Allez, ouste ! Madame la Mort, et à la prochaine !
Et la Mort s'en fut prestement, quittant sans regret l'atelier de Misère.

Et les années coulèrent, coulèrent, rapides, rapides, car elles étaient comptées.
Pourtant, lui, Misère, ne les comptait pas.
Aussi, un jour, fut-il surpris quand il entendit frapper à sa porte. Il était à table et il buvait un coup de son bon vin, après avoir mangé des poires de son poirier qui chaque année, maintenant, lui en donnait, lui en donnait...
- C'est moi, Misère, dit la Mort. Ton temps est achevé de nouveau. Es-tu prêt à me suivre ?
- Baste ! répondit Misère, mi-figue, mi-raisin.
La Mort s'était arrêtée sur le seuil, hésitante : peut-être se méfiait-elle ?
- Baste ! reprenait Misère, tu me laisseras bien achever mon repas. J'aime bien, maintenant que je suis devenu vieux, prendre une petite goutte. Ca vous donne du cran. Et, tu avoueras, c 'est bien le moment où il faut en avoir
- Eh bien ! soit : une minute...
- Entre donc, lui disait Misère, et sieds-toi là, en attendant que j'aille chercher la bouteille.
La Mort, sans méfiance, se laissa choir sur une chaise et quand Misère eut avalé son petit verre, il la regarda d'un air malicieux.
- Baste ! ma commère, dit-il, en essuyant ses moustaches d'un revers de main, je vous attends...
Mais la Mort, ne pouvant se lever de sa chaise, pensa bien que Misère encore une fois lui avait joué un mauvais tour.
- Je ne reviendrai que dans sept ans, clamait-elle, d'une voix suppliante, dans sept ans, Misère, je te le promets!...
- Baste ! Dans sept ans ? Tu n'y penses pas, ma commère ! Écoute : plus on se fait vieux, plus on aime la vie. Sept ans, je viens d'en faire l'expérience, c'est trop vite passé. Reviens dans quinze ans, et je te tiendrai quitte.
Et la Mort s'en fut prestement, quittant sans regret la maison de Misère, mais se promettant bien de ne plus se laisser prendre désormais.

Et les années coulèrent, coulèrent, rapides, rapides, car elles étaient comptées. Pourtant, lui, Misère, ne les comptait pas.
Aussi, un jour Madame la Mort s'en revint chez lui. Et il fut surpris de la revoir venir si tôt.
- Ne te l'avais-je pas dit ? lui fit la Mort. Allons cette fois, c'est la bonne. Rarement on trompe la Mort plus de deux fois. Es-tu prêt ?
- Baste ! répondit Misère, mi-figue, mi-raisin.
Il était justement sous son poirier en train de cueillir des fruits mordorés et à point, de belles poires fondantes, juteuses et fraîches qui vous donnaient l'eau à la bouche rien que de les voir.
- Baste lui fit-il, je voudrais me cueillir une poire pour la soif. En chemin et là où tu vas me conduire ce sera agréable de pouvoir se rafraîchir un peu. Laisse-moi monter dans l'arbre. J'aurai vite fait...
- Ta-ra-ta-ta ! répondit la Mort. Je commence à te connaître. Tu m'as eue deux fois. Tu veux encore me jouer un vilain tour !
- Baste ! montes-y toi-même, reprit Misère, comme cela tu seras tranquille ; et avoue-le, la faveur que je te demande n'est pas si grande ! Tu me dois bien ça, à moi !
La Mort, retroussant son jupon et son cotillon monta dans le poirier, leste comme une jeune fille ; elle cueillit délicatement une belle poire mûre.
- Baste ! lui disait Misère d'en bas en se moquant d'elle, tu peux bien, puisque tu y es, en prendre une pour toi, si le coeur t'en dit !...
Et il riait, le bon vieux Misère, des mille plis de ses yeux et des mille frémissements de sa moustache.
Et la Mort, quand elle voulut redescendre, s'aperçut qu'elle avait été une fois de plus dupée. Rien à faire. Elle restait perchée sur son arbre comme un merle pris à la glu. Elle comprit tout le ridicule d'une telle situation ; mais tous les efforts quelle faisait étaient inutiles : le poirier enchanté la tenait et la tenait bien.
- Eh bien ! Misère, tu peux te vanter d'avoir trompé la Mort trois fois. Mais je t'en prie : laisse- moi redescendre.
- Baste ! Madame la Mort, vous resterez là-haut jusqu'à la consommation des siècles.
- Tu ne feras pas cela, Misère, tu ne feras pas cela ? criait-elle, indignée, du haut de son arbre, serrant ses jupons qui volaient au vent.
- Baste ! Et pourquoi non ? Jusqu'à la consommation des siècles, répondit l'autre, qui de toute évidence profitait de la situation.
- Ecoute, dit du haut de son arbre la Mort qui commençait à rire jaune. Je te promets de ne plus venir te chercher.
- Baste ! disait Misère, tu le jures ?
- Je te le jure ! répondit la Mort.
Et, retroussant son jupon et son cotillon, elle sauta d'un pied leste, comme une jeune fille, au bas du poirier en poussant un gros soupir de soulagement. Puis elle partit le plus vite possible, jurant mais un peu tard qu'elle se méfierait et pensant bien qu'un jour elle tirerait vengeance de cet affront.

Et les années se sont écoulées, lentes, lentes, car elles n'étaient plus comptées. Et Misère, qui ne les compte plus, trouva vite le temps long, long ! long comme un jour sans soleil. Il est, dit-on, toujours de ce monde. Il est vrai qu'il y a déjà bien longtemps qu'il a commencé de s'y ennuyer. Pensez ! depuis qu'il voit les hommes et la suite des jours, si semblables et toujours pareils ! Tous ces jours qui se suivent : guerres, brigandages, orages, sécheresses, gelées, maladies épidémiques, révolutions ! Il en a vu, des événements ! Tant qu'il finit par ne plus s'y reconnaître. Et les hommes qui naissent et qui meurent ! Toujours semblables eux aussi et bien pareils ! Il a connu les enfants de ses enfants ; puis les petits-enfants de ses petits-enfants, ensuite, les arrière-petits-enfants de ses arrière-petits-enfants. Maintenant il ne connaît plus ses descendants et il a une si nombreuse lignée qu'il est le père de beaucoup de monde. On dit, d'ailleurs, que depuis longtemps il désire disparaître de ce monde. Une fois même il a appelé la Mort, la priant comme le bûcheron de la fable de venir le tirer d'ici-bas. Mais la Mort fait la sourde oreille : elle prend ainsi une petite revanche. Car il n'est pas toujours gai d'être immortel. Et c'est pourquoi Misère regrette amèrement de n'avoir pas, jadis, écouté le brave saint Pierre.
- Allons, Jean-le-Piot ! demande le ciel, bédigas !
Pécàire, le ciel ! il lui faudra maintenant attendre le jugement pour l'avoir...
Et comme disait ma grand-mère :
-
Lo gal cantet e la sornetta finguet !
(le coq chanta et l'histoire s'acheva)

 

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