Jean de l'Ours
Version inédite de M.
Cosem
Ce conte est sans doute le plus célèbre des Pyrénées. Outre le fait qu'il naisse d'une femme et d'un ours, Jean pourrait être un héros pyrénéen par excellence. Fort, habile et intelligent, c'est à lui qu'échoit l'essentiel des récompenses.
Jadis une jolie jeune fille
avait l'habitude d'aller dans la forêt. Elle y ramassait du
bois. Un ours la vit et la suivit. Quand il sut quelle ne pouvait
plus se sauver, il lui sauta dessus et l'emporta dans sa
tanière.
Enfermée dans une caverne, elle dut vivre avec l'ours et même
elle devint sa femme. L'ours était très gentil avec elle. Il
lui rapportait chaque jour des brebis volées, du miel, des
pommes, des poissons, des cerises. Jamais elle n'avait eu tant de
nourriture. Mais avant de partir, il prenait soin de clore la
caverne avec une grosse pierre. Sans cela elle se serait sauvée
depuis fort longtemps.
Au bout d'un an un beau garçon naquit. Il avait les membres
poilus comme son père et le visage avenant de sa mère. On
l'appela Jean. Jean de l'Ours. Jusqu'à sept ans il grandit à
vue d'oeil. Nourri de chairs crues et de bons fruits, il faisait
plaisir à voir.
Quand le père partait dans la forêt ou la campagne après avoir
refermé la caverne, la mère lui racontait ce qui était arrivé
et combien parfois elle se trouvait malheureuse d'être réduite
au rang de bête. Elle lui racontait aussi qu'il y avait de par
le monde beaucoup d'autres hommes et des enfants semblables à
lui. Alors Jean essayait d'ébranler la grosse dalle.
- Bientôt, disait-il à sa mère, je ferai tomber la pierre et
l'on pourra partir.
L'enfant devenait de jour en jour plus fort. Il aimait combattre
avec son père pour s'amuser dans la grotte obscure. Ainsi il
entraînait ses muscles.
Enfin, le jour vint où Jean fit basculer la pierre et prenant la
main de sa mère, ils s'enfuirent à toutes jambes. L'ours les
appela, pleura même, mais rien n'y fit. Jean et sa mère
allèrent dans le monde des hommes.
- Maintenant, dit la brave femme
à son fils, il te faut travailler.
Elle avait un parent forgeron et Jean entra chez lui comme
apprenti. Mais dès qu'il prit une barre de fer, il fracassa
l'enclume d'un seul coup.
- Eh bien petit ! cria le forgeron, ne tape pas si fort, tu vas
vraiment tout casser.
Jean écouta son maître et devint un ouvrier très habile,
sachant façonner socs de charrues, chaînes, outils de toutes
sortes. Il martelait comme un forcené toute la journée.
Pourtant le forgeron oubliait de le payer. Il lui en fit la
remarque.
- Et combien faudra-t-il te payer ? dit le mauvais maître.
- Donnez-moi seulement les éclats de fer qui tombent à terre.
Cela me suffira.
Le forgeron se montra tout d'abord réjoui. Mais très vite il
déchanta. Jean de l'Ours s'était remis à battre le fer avec
tant de force qu'il pouvait le soir ramasser les éclats à la
pelle. Bientôt il en eut assez pour se faire une canne de cinq
cents kilos. Trois hommes n'auraient pas suffi pour la porter ;
lui, par contre, la faisait rouler comme une baguette.
- Maître forgeron, dit Jean, nous sommes quittes maintenant...
Non sans plaisir, Jean de l'Ours prit le chemin. Il avait le
désir de voir le monde. Il marcha longuement et tomba sur un
grand gaillard qui jouait au palet avec des meules de moulin.
- Que fais-tu donc là ?
- Je m'amuse pour passer le temps. Je m'appelle Roue de Moulin.
- Eh bien Roue de Moulin, on peut dire que tu es fort ! Viens
avec moi courir le monde. À nous deux nous serons si forts que
nous n'aurons à craindre personne.
Roue de Moulin ramassa ses meules et partit avec Jean de l'Ours.
Ils marchèrent longuement.
En traversant un bois ils virent un homme en train d'abattre un
grand chêne. Jean de l'Ours et Roue de Moulin le regardèrent.
En un rien de temps, l'arbre se transforma en fagot.
- Je vois, bûcheron, que tu es un homme fort. Moi, je suis Jean
de l'Ours et voici Roue de Moulin. Comment t'appelles-tu ?
- Coupe Chêne.
- Eh bien, Coupe Chêne, viens avec nous. À nous trois, nous
n'aurons à craindre personne.
Les voilà qui marchent longuement. Bientôt, ils rencontrent un
gros gaillard en train d'arracher une colline.
- Que fais-tu donc ?
- Cette colline m'empêche de voir les hautes montagnes. Aussi
suis-je en train de la déplacer.
- On peut dire que tu es fort.
- Oui, je suis fort, mais vous aussi à ce que je vois.
- Comment t'appelles-tu ?
- Appelez-moi Porte Montagne.
Ils marchèrent longuement, marchèrent. La nuit les surprit au
milieu d'un grand bois. Il y faisait noir comme dans le ventre
d'un loup. Ils avaient faim aussi. Ils rêvèrent d'une maison
bien confortable avec un grand feu dans la cheminée et une bonne
soupe dans le chaudron. Ils aperçurent alors une lumière au
loin et bientôt ils se trouvèrent devant un grand château. La
porte était ouverte. Ils entrèrent et visitèrent toutes les
pièces de la cave au grenier. Il n'y avait personne.
Dans la cuisine un bon repas était prêt et le feu flambait
gaiement. Ils s'installèrent : pain, rôtis, pâtés étaient
là en abondance ainsi que le vin.
Ensuite, ils se couchèrent et personne ne vint les déranger.
Jean se promena le lendemain
dans les chambres, les unes plus jolies que les autres, sa canne
de fer à la main, et revint à la cuisine.
- Mes amis, nous resterons quelque temps ici, le lieu ne peut que
nous plaire.
- Et si le propriétaire vient ?
- On aura beaucoup de plaisir à le voir.
Jean de l'Ours, Coupe Chêne, Roue de Moulin et Porte Montagne
parlèrent au coin du feu.
- Voilà, conclut Coupe Chêne. Il y en aura un chaque jour qui
restera au château, les autres iront à la chasse aux alentours.
Dès que le dîner sera prêt, il sonnera la cloche et nous
reviendrons.
Ce fut Roue de Moulin qui commença. Il fit une bonne soupe et
allait justement mettre le sel quand tout à coup, dans la
cheminée où il était, il y eut un sacré tintamarre. Comme de
la grêle, tombaient ici une main, ici un bras, ici une oreille,
une tête, une jambe et à peine tombé, tout se ressoudait
autour d'un tronc humain poilu et musclé. Quand les yeux de
braise noire furent fixés, l'homme ainsi constitué dit à Roue
de Moulin :
- Allume-moi ma pipe.
Sa voix avait de quoi faire frémir.
Roue de Moulin tremblant de peur se pencha vers le feu. L'homme
reconstitué en profita pour lui sauter dessus, pour l'assommer
et le laisser pour mort au milieu de la cuisine.
La cloche pour le dîner ne sonnant pas, les chasseurs revinrent
tout de même.
- Mais que t'est-t-il arrivé ? demandèrent-ils à Roue de
Moulin.
- Je ne sais pas, dit-il. J'ai glissé sur une pierre près de la
fontaine. Je ne m'en rappelle plus.
La nuit passa.
Ce fut le tour de Coupe Chêne de faire le ménage et la cuisine.
L'homme de la cheminée tomba comme la grêle, se reconstitua et
laissa Coupe Chêne à demi mort sur le plancher. La cloche ne
sonna pas.
Quand les chasseurs revinrent, ils dirent :
- Que t'est-t-il arrivé ?
- Je suis allé au bûcher. Une bûche m'est tombée sur la
tête. Je ne sais plus.
- Bien, dit Jean de l'Ours, va te reposer. Dans une heure, tu n'y
penseras plus. Demain ce sera le tour de Porte Montagne.
Celui-ci s'affairait autour du fourneau et de la cheminée quand
la grêle se mit à tomber.
- Allume-moi ma pipe, dit l'homme de la cheminée.
- Oui, dit Porte Montagne, tout étonné.
Et lorsqu'il allait saisir un tison, il fut frappé à la nuque
et étendu raide mort.
Jean de l'Ours voyant arriver l'heure du déjeuner sans que
sonnât la cloche, dit à ses compagnons :
- Il faut rentrer. J'ai peur qu'un nouveau malheur ne soit
arrivé.
Ils trouvèrent Porte Montagne étendu sur le plancher avec un
fort mal à la tête.
- Je suis allé, dit-il, à la cave chercher du vin. En remontant
j'ai dégringolé de l'échelle je ne sais comment. J'ai tout
oublié.
Jean de l'Ours s'étonna encore et même fut très énervé.
- Demain, ce sera mon tour et je vous promets que la cloche
sonnera.
Le lendemain, Roue de Moulin, Coupe Chêne et Porte Montagne
allèrent courir les bois en quête de gibier. En chemin, ils se
racontèrent leurs tristes aventures.
- Jean de l'Ours fait le fier, mais quand l'autre lui demandera
du feu, il aura bien son coup sur la nuque.
Pendant ce temps, voilà que la grêle tombe dans la cuisine
devant Jean tout étonné. Lorsque l'homme fut reconstitué, il
lui dit :
- Allume-moi ma pipe !
- Allume-la toi-même !
- Je te dis d'allumer ma pipe !
Et comme rien ne se passait, le diable, oui le diable, car
c'était lui, se jeta sur Jean de l'Ours. Aussitôt, ils
s'empoignèrent, roulèrent sur le sol, se griffèrent, se
mordirent, s'arrachèrent les vêtements puis la peau, les
cheveux avec tant de force et de hargne que tous les objets de la
cuisine volèrent dans tous les sens : casseroles, fourchettes,
couteaux, chenets de la cheminée, barrique de vin, coffre à
farine, bahut et bien d'autres choses encore.
Le diable se retrouva sur le sol, visage contre terre, immobile,
tout ensanglanté. Jean de l'Ours essuya la sueur qui coulait sur
son front et voyant le vaincu à terre, il lui posa une grosse
pierre sur le dos, puis s'occupa à préparer le repas. À midi,
il alla sonner la cloche.
Les chasseurs étonnés se dirent : « Aujourd'hui, l'homme de la
cheminée n'a pas dû venir. Jean de l'Ours a bien plus de chance
que nous. » Quand ils entrèrent dans la cuisine, ils
trouvèrent Jean fort en colère.
Il est venu, oui, ce diable de la cheminée et l'on s'est
sérieusement frictionné les côtes. Vous auriez pu me dire de
qui il s'agissait. Et figurez-vous au moment où je sonnais la
cloche, il s'est enfui, je suis persuadé qu'il a disparu là, à
côté du four. Allons, ne vous inquiétez pas, après avoir bien
mangé, on retrouvera sa trace.
Quand ils enlevèrent le four, ils virent un trou. Le diable
était passé par là. Ils passèrent par ce trou et entrèrent
dans un puits. Là, pour descendre, ils nouèrent des cordes
ensemble et, allumant des torches, ils ne virent pas le fond.
- Ce sera Roue de Moulin qui descendra le premier. Prends cette
clochette, tu l'agiteras pour que l'on te remonte.
Roue de Moulin descendit mais agita la clochette presque
aussitôt car il avait très peur. Ce fut le tour de Coupe Chêne
qui alla un peu plus bas. Porte Montagne ne réussit guère
mieux.
- Vous ne valez pas grand-chose, je vais vous montrer ce que je
peux faire, dit Jean de l'Ours en descendant.
Il cria plusieurs fois d'ajouter une nouvelle corde. Enfin il
arriva au fond du puits. Il se retrouva dans une sorte de
château et rencontra une vieille toute ridée, assise au coin du
feu en train de piler des herbes.
- Femme, où est passé l'homme noir ?
- Tu veux parler de mon mari. Aie pitié de lui, on me l'a
vraiment abîmé. Je lui préparais justement un remède pour le
ressusciter.
- Qu'importe ton remède. Je veux le voir.
La vieille ouvrit la porte de la chambre du diable. Jean se
précipita sur l'homme poilu et ne résista pas au plaisir de lui
donner une grande volée.
- Ne me tue pas, gémit le diable, je te dirai les secrets du
château.
- Dis toujours !
- Dans ce château, il y a trois grands coffres. L'un est plein
de perles, l'autre de diamants, l'autre d'or.
- Dis-moi où ils sont.
- Tiens, voilà les clés.
- Non, passe devant et va ouvrir les coffres toi-même.
Le diable se leva du lit et alla jusqu'aux coffres. Jean
s'empressa de les attacher à la corde, agita la clochette pour
être remonté. Ensuite, se retournant vers le diable, il agita
sa canne de fer.
- Ne me tue pas, dit le diable, je te dirai les secrets du
château.
- Dis toujours !
- Dans ce château, il y a trois princesses enfermées. Ce sont
les filles du roi de France.
- Dis-moi où elles sont.
Le diable alla jusqu'à une belle chambre. Trois princesses
étaient là, apeurées, toutes aussi belles que le jour.
- Filles du roi, ne craignez rien, je suis Jean de l'Ours et je
viens pour vous sauver.
Toutes les trois lui sautèrent au cou, pleurant de joie.
Il accrocha la première à la corde et agita la clochette.
- Tirez donc la corde, vous, là-haut !
Quand ils virent apparaître la jeune fille en haut du puits,
Coupe Chêne, Roue de Moulin et Porte Montagne se chamaillèrent.
Chacun la voulait pour lui.
- Ne vous disputez pas, dit la princesse. Il y en a encore deux
autres, plus jolies que moi.
Une fois toutes les princesses sorties du puits, le partage fut
vite fait.
- Une pour Roue de Moulin.
- Une pour Coupe Chêne.
- Une pour Porte Montagne.
Et Jean de l'Ours ? Lui, il aura le fond du puits pour toujours.
Il eut beau agiter la clochette, la corde ne revenait pas. Il
comprit que ses anciens compagnons étaient partis avec les
coffres et les princesses. Jean n'avait plus qu'une chose à
faire, aller trouver le diable. À nouveau il le menaça. À
nouveau le diable lui dit ce qu'il fallait faire.
- Il y a là une cage avec une aigle blanche. Elle te portera sur
la terre, mais il faudra que tu lui donnes de la viande, beaucoup
de viande. Il te faut prendre un veau et le découper en
morceaux. Ainsi tu nourriras l'oiseau.
C'est ce que fit Jean. Il s'installa sur le dos de l'aigle
blanche et ils s'élevèrent à grands coups d'ailes. Mais
l'oiseau voulait toujours de la viande et le veau y passa tout
entier. Jean voyait le haut du puits, l'oiseau n'ayant plus rien
à manger commençait à redescendre. Sans hésiter Jean se coupa
un morceau de cuisse et le mit dans le bec de l'oiseau. L'aigle
remonta un peu, puis s'essouffla. Jean se coupa un autre morceau
et l'aigle arriva en haut du puits.
Il fit le tour du château et c'est bien vrai qu'il n'y avait
personne.
Jean de l'Ours décida d'aller jusqu'à la ville la plus proche.
Là, il demanda si l'on avait vu les trois vauriens, les trois
princesses et les coffres.
- Bien sûr, lui dit-on, ils sont là dans l'auberge en train de
faire la fête !
Jean s'approcha alors tenant sa canne de cinq cents kilos.
- C'est Jean de l'Ours, cria Coupe Montagne, nous sommes perdus.
Ils sautèrent tous par la fenêtre et plus personne ne les
revit.
Quant aux filles du roi de France, Jean épousa la plus jeune qui
savait le secret du baume qui guérit tout. Ensuite il acheta un
beau carrosse pour aller chercher sa mère et la conduire au
château où ils vécurent heureux longt