Deirdre le Belle et les fils d'Usnach


Autrefois, les rois n'étaient pas les seuls à mener grand train. Les chefs de clan, les soldats renommés, les bardes donnaient des festivités qui n'avaient rien à envier à celles de Tara.
Un jour, le fracas des armes laissa la place aux sons mélodieux de la harpe et Felim, fils de Dall, convia chez lui le roi Conchobar et son escorte de la Branche rouge pour leur offrir un festin. Lui-même était considéré comme le plus grand barde et conteur qui fût, capable de composer des vers et des chants sur tous les tons, tous les rythmes et tous les mètres ; il surpassait les poètes des sept rangs de tout l'Ulster.
La trompette retentit une première fois et les porteurs de boucliers accrochèrent au mur l'écu du roi et celui de ses proches compagnons ; la trompette retentit pour la deuxième fois et les grands guerriers posèrent leur écu à leur tour ; la trompette retentit pour la troisième fois et les invités entrèrent dans la salle des banquets pour s'y asseoir suivant leur titre. C'est alors que Felim apprit la plus belle nouvelle qui fût : son épouse venait de lui donner une gracieuse petite fille.
Mais sa joie ne dura guère, car, alors que chacun levait son gobelet à la santé de l'enfant, le druide Cathbad se dressa. Il savait lire l'avenir dans les nuages et les constellations, ce qui lui valait la vénération des uns et la terreur des autres.
- Elle s'appellera Deirdre, annonça-t-il d'une voix grave. Et ce nom signe sa malédiction... Malédiction et souffrance pour toute l'Irlande, car sa beauté sera cause de haine, de massacres et de violence parmi nous, alors même qu'elle restera innocente.
Un profond silence suivit cette prophétie. Le roi intervint enfin :
- Nous avons bien le temps d'éviter que ce présage se vérifie. Dès aujourd'hui, Deirdre sera élevée en un lieu secret et, lorsqu'elle sera assez âgée, je l'épouserai moi-même.
Conchobar tint parole. Deirdre passa son enfance dans un isolement complet, en compagnie de sa fidèle nourrice Levarcham. Et plus elle grandissait, plus elle gagnait en beauté.
Un jour d'hiver, devenue jeune fille, elle assista à un spectacle inhabituel : alors qu'on abattait un veau au pied des remparts, le sang de l'animal jaillit et souilla la pureté de la neige. Peu après, un corbeau d'un noir profond descendit en piqué et, de son bec pointu, avala voracement la neige souillée. Ce spectacle captiva la jeune fille.

- Levarcham, soupira-t-elle, imagine un homme dont la peau serait aussi blanche que la neige, les joues aussi rouges que le sang et les cheveux aussi noirs que les plumes du corbeau...
- Je connais un tel homme, balbutia la nourrice.
- Dis-moi, dis-moi où je puis le trouver !
La vieille femme, effrayée par la prophétie de Cathbad et consciente de la mission que lui avait confiée le roi, voulut revenir sur ses paroles. Mais elle comprit que la jouvencelle ne renoncerait pas et lui avoua la vérité :
- Il s'appelle Naisi. Lui et ses frères Ainnle et Ardan sont les trois guerriers les plus éminents de la Branche rouge.
- Je veux le rencontrer ! murmura Deirdre.
- N'y pense pas, cela nous attirerait la colère du roi, dit la nourrice avec raison.
Elle ne sut résister bien longtemps aux supplications de la jeune fille. Elle fit venir Naisi en secret et, voyant les deux jeunes gens éperdument et profondément amoureux l'un de l'autre, elle leur donna ce sage conseil :
- Si vous voulez rester en vie, quittez l'Irlande, ou Conchobar vous exterminera !
Ils n'hésitèrent pas. Le soir même, Naisi révéla son secret à ses deux frères ; et ils réunirent immédiatement trois fois cinquante soldats, trois fois cinquante dames de compagnie, des servants et des chiens, avant de quitter la côte irlandaise en direction d'Albion.
Naisi, ses frères et sa bien-aimée Deirdre, en compagnie de leurs gens, s'installèrent dans des masures de fortune sur la côte écossaise, d'où ils lançaient souvent le regard vers leur pays natal perdu derrière les flots immenses.
Là-bas, le roi Conchobar participait à mille réjouissances. Au cours d'une de ces fêtes, alors que le divertissement battait son plein, il dit à ses soldats :
- Nous le savons tous, mon palais n'a pas son égal dans le monde entier. Pourtant, Deirdre et les fils d'Usnach dédaignent mon hospitalité.
- Pas le moins du monde, Sire, répondirent les guerriers. Il leur tarde de revenir en Ulster et nous-mêmes serions plus qu'heureux de voir revenir les trois soldats qui faisaient la fierté de votre cour.
- Alors, qu'ils reviennent, dit Conchobar. Qu'ils s'asseyent à ma table et, pourvu qu'ils me prêtent allégeance, je jure de leur rendre leurs terres et de ne pas toucher à un cheveu de leur tête.
Le roi parlait doux, mais son coeur brûlait de douleur et de haine. Après la fête, il convoqua Cuchulain et lui posa cette étrange question :
- Si, au lieu de tenir parole, je châtiais les fils d'Usnach, que ferais-tu ?
Cuchulain le fixa d'un regard si menaçant que le roi changea de ton sans tarder.
- Non que ce soit là mon intention, mais s'il leur arrivait malheur, que devraisje faire ?
- En ce cas, Sire, je poursuivrais le responsable jusqu'au bout du monde, soyez-en sûr.
Et, sans un mot d'adieu, Cuchulain partit pour son château de Dun Delgan. Le roi fit alors venir un autre guerrier, Conall le Victorieux, et lui posa la même question.
- Devant un tel acte de traîtrise, répondit Conall, le front plissé, il serait de mon devoir de punir le traître, quel que fût son rang.
- Alors, toi non plus tu ne voues nul respect à ton souverain, siffla le roi d'un ton menaçant.
Il envoya chercher Fergus mac Roigh. Celui-ci l'écouta, le visage grave, et déclara tout aussi dignement :
- Je tuerais de mes propres mains celui qui se rendrait coupable d'un tel acte et cependant j'obéirai toujours à mon souverain, quoi qu'il arrive.
- J'ai enfin trouvé mon homme ! triompha Conchobar.
Et il se mit à lui expliquer la tâche qu'il voulait lui confier.
- De nous tous, c'est toi qui connais le mieux les fils d'Usnach. Prends la mer et va les trouver pour leur annoncer la bonne nouvelle. Je n'ai qu'une exigence : lorsque vous poserez le pied sur la terre d'Irlande, près de la maison de Baruch, Naisi n'y restera pas, il viendra immédiatement à mon palais. Je lui réserve un accueil triomphant...
Fergus ne soupçonna pas le roi de perfidie. Il fit venir ses deux fils, Iollan et Buinne, et vogua avec eux vers la côte irlandaise.
Pendant ce temps, Conchobar s'entretenait avec Baruch, dont la maison était édifiée sur le littoral.
- Naisi et ses gens vont toucher terre près de chez toi, ils seront accompagnés de Fergus. Les fils d'Usnach ne resteront pas, mais il faut que tu retiennes Fergus auprès de toi par tous les moyens !
Lorsque Fergus se présenta chez Naisi, tout le monde se réjouit et la joie redoubla quand il délivra le message de Conchobar. Pour les exilés, les nouvelles qu'il portait étaient plus douces que de la musique, mais pouvaient-ils se douter des intentions réelles de leur souverain ?
Seule Deirdre ne se sentait pas gaie. La nuit précédente, elle avait fait un rêve étrange : elle avait vu trois oiseaux s'envoler du palais d'Emain Macha, chacun portant trois gouttes de miel dans le bec. À leur second passage, leur bec était chargé de sang au lieu de miel. Elle ne garda pas ses doutes pour elle-même ; elle les exprima de vive voix. Mais Naisi les écarta d'un éclat de rire et Fergus lui-même déclara :
Je me porte garant de la sincérité du roi et vous avez ma parole que, si l'Irlande tout entière venait à se lever contre vous, je protégerais votre vie aussi longtemps que je serai capable de tenir une épée !
La jeune fille se tut, mais, loin de se réjouir de revoir son pays natal, elle surveilla la préparation du départ avec appréhension. Et quand leurs navires fendirent la surface des eaux, elle posa un regard plein de larmes sur la côte qui disparaissait rapidement.

Comme si elle caressait les doux reliefs des collines vertes
Comme si elle tissait les cascades de Kilchoan
Comme si elle disait adieu au soleil qui domine Glen Etive
Comme pour entendre de nouveau l'appel du coucou,
Cet appel qui résonne dans tout Glen-da roy.

Quand ils posèrent les pieds sur la terre d'Irlande, Baruch se précipita à leur rencontre.
- Bienvenue, Fergus ! s'écria-t-il. Quand j'ai appris que tu partais en mission, j'ai décidé de te convier à ma table dès ton retour. Entre, viens te restaurer avec moi, tout est prêt...
Fergus rougit, gêné : si les usages lui interdisaient de refuser une invitation amicale, il tenait à accompagner les fils d'Usnach jusqu'au palais du roi, comme il s'y était engagé. Mais Naisi intervint :
- Reste ici, Fergus, nous connaissons bien la route qui mène à Emain Macha, tu nous y rejoindras plus tard.
Fergus réfléchit profondément, mais il finit par accepter l'invitation de Baruch ; il envoya ses deux fils, Iollan et Buinne, accompagnés de la suite de Naisi, et leur enjoignit de faire vite.
Le voyage leur sembla bien rapide. Ils reconnaissaient des lieux familiers, retrouvaient d'anciens amis. Seule Deirdre prenait son temps : elle alla jusqu'à s'endormir en chemin.
- Réveillez-vous, Madame, dit Naisi en riant.
- J'ai encore fait un cauchemar... Alors que nous combattions Conchobar, Buinne nous trahissait. Quant à Iollan, il mourait au combat.
- Ne vous tourmentez pas pour quelques rêves, rien de tel n'aura lieu, assura Naisi pour la tranquilliser.
Ils n'étaient plus qu'à une heure de marche d'Emain Macha quand Deirdre lança un nouvel avertissement :
- J'ai également rêvé que le roi s'apprêtait à nous recevoir dans le palais de la Branche rouge, l'Aile rouge, et non à Emain Macha comme promis. Si tel est le cas, la trahison et la malédiction nous attendent...
Mais ses paroles furent couvertes par de nouveaux éclats de rire.
- Allons, l'Aile rouge est notre demeure, pourquoi refuserions-nous d'y entrer ? demanda Buinne.
Mais il s'avéra que le roi Conchobar avait organisé une réception en leur honneur à l'Aile rouge. Les rapatriés éprouvèrent d'abord quelque appréhension mais la vue des tables chargées de plats et de boissons leur ôta toute méfiance. Au fil de la nuit, les acclamations joyeuses se firent de plus en plus bruyantes. Toutefois, les fils d'Usnach n'aimaient guère s'enivrer ; ils attendaient que le roi reprenne l'initiative.
Pendant ce temps, dans son palais, Conchobar apostrophait la vieille nourrice Levarcham :
- Va à l'Aile rouge voir si Deirdre est toujours aussi belle.
Levarcham s'exécuta. Elle serra la jeune fille dans ses bras et dit en hochant gravement la tête :
- Prudence, prudence. Conchobar cherche à se venger. Emain Macha fourmille d'inconnus armés de pied en cap.
Sur ce, la nourrice retourna au château royal et confia au roi que Deirdre avait bel et bien perdu son charme. Cela calma quelque temps la colère du souverain, qui serait allé jusqu'à abandonner son projet si Tréndorn, ennemi juré des fils d'Usnagh, ne s'en était mêlé.
- Levarcham n'a pas dit la vérité, coupa-t-il. On raconte que Deirdre est plus belle que jamais, Sire. J'irai moi-même m'en assurer.
Tréndorn gagna l'Aile rouge dans l'obscurité, escalada la muraille jusqu'à une minuscule croisée tout près du toit et regarda dans la salle où Deirdre et Naisi jouaient au fidchell. Deirdre sentit le regard indiscret de l'espion et le sang qui colorait ses joues se figea. Naisi se retourna vivement et jeta une pièce du jeu par la fenêtre. Avec un hurlement de douleur, Tréndorn tomba à terre et retourna auprès du roi.
- Levarcham vous a bien menti, Sire, dit-il en cachant son visage ensanglanté. Deirdre est plus belle que jamais, la preuve en est : un simple regard a suffi à me faire perdre un oeil.
Conchobar laissa éclater la colère et la jalousie qu'il dissimulait depuis tant d'années.
- Aux armes ! cria-t-il.
Et, en une seconde, une phalange fit route vers l'Aile rouge toutes lames dehors. Mais les murailles du palais les mirent en échec, tout comme les gardes affectés aux entrées et aux fenêtres. À l'intérieur, Naisi et Deirdre jouaient toujours, comme si rien ne s'était passé...
Devant l'échec de son offensive, le roi ordonna qu'on incendiât l'Aile rouge. On plaça du bois sec tout autour et le palais fut bientôt voilé d'une fumée noire suffocante.
- Je vais éteindre le feu ! proposa Buinne.
Il sortit et parvint à éloigner les branchages ardents, mais il ne revint pas. Loin d'avoir été tué par l'ennemi, ainsi que le crurent un moment ses alliés de la Branche rouge, le fils de Fergus avait rejoint de son propre chef le camp de Conchobar.
Les cauchemars de Deirdre se réalisaient. L'incendie fut attisé et les flammes commencèrent à lécher les lourdes portes en bois.
- Laissez-moi racheter la trahison de mon frère Buinne, proposa Iollan en tirant son épée.
Il sortit et fondit sur ses ennemis, auxquels il porta vaillamment des coups à droite et à gauche. Mais ils étaient bien trop nombreux pour lui. Il parvint à éteindre le foyer le plus ardent et, avant que le voile de la mort ne se pose sur ses yeux, il lança ses armes à ses alliés par-dessus la muraille, en courageux combattant. Puis il s'effondra et poussa son dernier soupir.
Conchobar reçut dans la nuit des renforts de mercenaires. Mais Ardan, le plus jeune des trois fils d'Usnach, leur fit face vaillamment. Avec ses hommes, il fit échouer toutes les tentatives d'incendier l'Aile rouge, Ainnle lui succéda et, au lever du jour, ce fut au tour de Naisi d'entrer sur le champ de bataille.
Il organisa la défense avec courage et ne perdit pas un pied de terrain. Il espérait que Fergus arriverait bientôt et contraindrait le roi à tenir ses promesses. Mais les renforts tardaient et, lorsque les combats cessèrent un moment, les frères décidèrent de quitter leur forteresse pour conduire Deirdre vers un lieu plus sûr en la protégeant sous leurs boucliers. Ils auraient pu réussir, mais le roi eut le dernier mot. Conchobar observait les combats et, voyant que trois cents de ses mercenaires étaient tombés, il convoqua le barde Cathbad.
- Il me semble que les fils d'Usnach sont de vaillants guerriers, dit-il. Il ne me convient pas de prolonger le combat. Dis-leur de déposer les armes et de venir à moi. Sur ma parole, tout est pardonné. Il ne leur arrivera aucun mal.
Cathbad, en toute confiance, se précipita sur le champ de bataille.
- Paix ! Paix ! cria-t-il dans le fracas de la bataille. Déposez les armes, le roi veut la paix !
Les épées et les lances tombèrent au sol et les fils d'Usnach se retrouvèrent sans défense devant Conchobar.
- Ligotez-les, hurla alors le roi, défiguré par un rictus terrifiant.
Voyant cet ordre exécuté, il se mit à rire.
- Vous voici enfin à ma merci. Puisque vous m'avez désobéi, vous serez décapités sur l'heure !
Les uns après les autres, les soldats refusèrent d'exécuter un tel ordre, mais un inconnu se porta enfin volontaire. Naisi lui tendit son énorme épée afin qu'il les décapite d'un seul coup tous les trois : ainsi, aucun des fils d'Usnach ne serait contraint d'assister à la mort de ses frères. Les trois garçons se penchèrent en avant et la terrifiante lame fendit l'air.

Deirdre s'agenouilla auprès des trois corps sans vie ; elle pleurait à chaudes larmes et arrachait par poignées ses magnifiques cheveux d'or.
- Pauvre de moi ! Pourquoi m'avez-vous abandonnée ? Tels les trois corbeaux royaux de Slieve Cullin, vous avez fondu au combat. Vous étiez inséparables, aimables et fidèles. Ainnle, Ardan, Naisi... Naisi, je t'avais choisi et je ne saurais vivre sans toi... Que l'on creuse un tombeau large et profond pour nous quatre - je ne trouverai le sommeil qu'auprès des fils d'Usnach.
À peine avait-elle prononcé ces mots que la belle Deirdre poussa son dernier soupir. Elle tomba dans l'herbe aux côtés de Naisi et fut enterrée avec les trois frères. Leur nom fut gravé en ogham sur la pierre funéraire afin que leur souvenir perdure.

Ainsi, le conte des fils d'Usnach et de Deirdre la belle, devenue Deidre des mille douleurs, connut une triste fin. Mais l'histoire de Fergus ne s'arrête pas là.
Quand il apprit ce qui était arrivé, seul son voeu de fidélité empêcha Fergus de tuer Conchobar de ses propres mains. Toutefois, rien ne l'empêchait de quitter l'Ulster en compagnie de ses amis et de nombreux glorieux combattants. Avant son départ, il s'adressa au roi en ces termes :
- Mon coeur saigne à l'idée de quitter cette province, ses collines, ses vallons et ses plaines, ses troupeaux et ses bonnes gens, que j'ai protégés de mes mains contre nombre de dangers. Mais je ne saurais vivre et combattre aux côtés d'un roi déloyal. Je préfère me nourrir de soupe d'ortie ou de trèfle, comme nos pauvres paysans, que continuer à me régaler de votre gibier. Je serai libre, ce qui signifie que je pourrai un jour lever les armes, contre vous peut-être. Ne l'oubliez pas !