La maladie de Cuchulain


Après avoir appris l'art de la guerre avec Scathach, et après avoir épousé Emer, Cuchulain s'engagea sur la voie de la gloire. Il devint bientôt le plus célèbre combattant de la Branche rouge et, dans le monde entier, on prononçait son nom avec crainte et admiration.
Ce n'était pas un guerrier ordinaire. Sa peau était couverte de trois fois neuf tuniques ajustées, d'un maillot et d'une jupe en cuir d'âne, le tout serré par un large ceinturon. Bien peu d'hommes auraient été capables de porter un tel costume, mais le puissant feu intérieur qui animait Cuchulain le rendait nécessaire. Ainsi, un jour d'hiver, en pleine bataille, l'une de ses tuniques se froissa vilainement. Il la retira et la jeta au sol et en un instant, chose incroyable, la neige fondit sur un périmètre de trente pieds, tandis que ses compagnons d'armes et ses ennemis fuyaient pour échapper à une terrible chaleur.
Les armes de Cuchulain n'étaient pas moins étonnantes. Il possédait une épée brillante à garde d'ivoire, dont la lame était hérissée de huit petites pointes tranchantes ; une terrible rapière à cinq barbelures, Gae Bulga, que ses ennemis craignaient par-dessus tout ; une autre épée garnie de huit lames dressées dans tous les sens ; et huit petits écus en plus de son grand bouclier de bronze terni de sang, dont les bords aiguisés avaient décapité plus d'un ennemi...
Enfin, il ne faut pas oublier son char de combat, ses chevaux, ni surtout son extraordinaire charretier, Laeg.
Quand ils couraient à toute allure sur le champ de bataille, ses chevaux fauchaient l'ennemi avec les piques de bronze fixées sur leur harnais, tandis que les lames qui saillaient des roues creusaient de profonds sillons dans le territoire adverse.
Le charretier de Cuchulain, vêtu d'une cape aussi noire que le redoutable corbeau, dirigeait l'attelage. Une étroite chaîne d'or encerclait sa tête, sauf quand il portait son casque, dont la crête brillante pendait jusqu'au milieu de son dos. Il tenait de la main droite un long aiguillon destiné à exciter les chevaux tandis qu'il serrait les rênes de la main gauche.
Les ennemis de Cuchulain tombaient par dizaines et par centaines ; plus il en abattait, plus les hideux follets d'Érin hurlaient et gémissaient. Ils voletaient comme une nuée de moucherons autour de son casque, là même où ils se réfugiaient en temps de paix. Pendant bien des années, Cuchulain mena combat et, pendant bien des années, il apporta la gloire aux guerriers de la Branche rouge.

Un jour, nul ne sait pourquoi, ceux-ci se réunirent sur la côte en compagnie de leur souverain Conchobar. Un sombre vent de nord-est soufflait et la mer roulait comme si le dieu Manannan s'était irrité au fond de son royaume aquatique. Les hommes remarquèrent à l'horizon un petit point brillant. Ils le virent fondre sur eux de plus en plus vite et comprirent qu'il s'agissait d'un petit navire chargé d'un passager. Ce curragh n'était pas de ceux que l'on fait avec de la peau de bête tendue sur de l'osier : il était en bronze.
Le passager était un jeune garçon imberbe. Quand l'embarcation se trouva à quelques centaines de pieds de la côte se produisit un étrange phénomène : de grands oiseaux gris surgirent dans le ciel pesant et bas et fondirent sur le navire, qu'ils attaquèrent à coups de bec et de griffes.
Mais le jeune garçon se défendit avec vivacité. Il posa son aviron doré et saisit une fronde. Il y posa un tathlum et bientôt les oiseaux s'enfuirent avec des hurlements pitoyables.
Les combattants de la Branche rouge avaient observé cette lutte avec stupeur. Le roi Conchobar ordonna au brave Conall de marcher dans les basses eaux afin d'aller demander au jeune homme qui il était et d'où il venait.
Conall marcha le plus loin possible et répéta la question du roi avec toute la courtoisie due à un inconnu. À sa grande surprise, le garçon lui répondit grossièrement :
- Je ne te dirai rien, vieux curieux. Fiche le camp ou je t'assomme à coups d'aviron !
- Comment ? Toi, guerrier miniature, tu me menaces ? dit Conall dans un éclat de rire. Tu devrais plutôt te réjouir que ton curragh si lourd n'ait pas coulé !
Le jeune homme se tut. Il plaça une lourde pierre dans sa fronde et, avant que Conall ait compris ce qui se passait, le projectile vola et tomba à la mer près de lui. Au lieu de l'éclabousser simplement, l'eau se souleva en une immense vague qui renversa Conall, et il eut de la chance de ne pas se noyer. Quand il remonta à quatre pattes sur la grève, il était épuisé, trempé et, surtout, fort humilié.
- Tentez donc votre chance, au lieu de vous moquer de moi, lança-t-il à ses compagnons hilares.
Cuchulain se préparait déjà à entrer dans l'eau, en dépit des supplications d'Emer.
- N'y va pas, mon bien-aimé ! l'implora-t-elle les mains serrées. Tu ne dois pas faire de mal à cet enfant, même s'il a plongé dans la honte ton meilleur ami. Essaye de régler cette querelle sans combat !
Cuchulain acquiesça tout en s'approchant de l'eau. Le jeune garçon, tout près de la grève, attendait l'ennemi les sourcils froncés en serrant son épée des deux mains.
- Recule ! ordonna-t-il d'une voix forte. Tu ne vois donc pas que je ne peux accoster si tu restes là ?
À la surprise générale, Cuchulain fit quelques pas de côté et répondit au jeune garçon avec aménité :
- Je serais heureux de t'aider à manoeuvrer ton curragh. Mais d'abord, tu dois me dire comment tu te nommes et d'où tu viens. C'est la coutume à Érin depuis de nombreux étés et personne, je dis bien personne, ne saurait se soustraire à cette tradition.
- Eh bien, je vais rompre la tradition ! rétorqua le jeune impertinent.
Et, avant même que Cuchulain ait pu l'en empêcher, il accosta tout près de lui et lui coupa la barbe d'un coup d'épée. Cela ne suffit pas à lui attirer la colère de Cuchulain. Celui-ci se contenta de se jeter sur l'enfant et de saisir son corps menu entre ses bras pour tenter de le tirer vers la grève. Toutefois, il ne put parvenir à ses fins. Le garçon n'avait pas lâché son arme et il avait les mains libres ; il porta un coup si violent à la jambe de Cuchulain qu'il manqua de la trancher. Cruellement touché, Cuchulain s'effondra dans les vagues et, dès qu'il put se relever, le jeune homme se jeta de nouveau sur lui et frappa l'autre jambe. Cuchulain perdit connaissance.
Tout cela s'était passé si vite que ses compagnons n'avaient pas eu le temps de lui venir en aide. À présent qu'il disparaissait sous les flots au risque de se noyer, ils voulurent tous se précipiter vers lui, même le roi Conchobar.
- Ne bougez pas ! cria Emer. Vous ne sauriez fondre sur ce faible enfant comme une meute. Si le destin de mon époux est de périr sous ses coups, vous n'y pouvez rien...
Comme frappés d'un coup de cravache, les guerriers de la Branche rouge s'immobilisèrent dans l'attente d'un nouveau rebondissement. En proie à de terribles douleurs, Cuchulain se redressa avec peine. Dès qu'il passa la tête au-dessus de la surface pour respirer, il vit le jeune garçon au-dessus de lui, l'épée levée, prêt à lui fendre la tête d'un dernier coup fatal.
La lame mortelle fendit l'air. Soudain, Cuchulain se souvint qu'il était lui aussi armé. Il tira sa rapière et en transperça le corps de son rival. Comme une tige de fleur brisée, le garçon tomba dans l'eau : la terrible Gae Bulga ne manquait jamais sa cible...
Cuchulain, étourdi, se releva à grand-peine. La mer se teinta de rouge aussi loin que le regard portait. Mais l'enfant était invisible. Il se lança à sa recherche et retrouva enfin son corps inerte. Et, au moment même où il le tirait des flots, il vit au doigt du malheureux un anneau d'or rouge crénelé...
- Connla ! J'ai tué mon propre fils Connla ! gémit-il en regagnant la grève.
Les guerriers de la Branche rouge se turent tandis que les femmes se mirent à se lamenter. Avant que Cuchulain ait pu leur confier son triste fardeau, Connla ouvrit les yeux pour la dernière fois et dit :
- Il n'a fallu que sept ans pour que la bague soit à ma taille. Il ne m'a fallu qu'un jour pour gagner Érin à bord du curragh magique. J'aurais dû me douter que mon premier adversaire au combat serait le plus grand guerrier du monde. Je n'étais capable de répondre qu'à ses questions. Mais il faut que je meure. Je n'éprouve nul chagrin et vous ne devez pas en éprouver non plus, ajouta-t-il d'une voix à peine audible tandis que sa tête tombait en arrière.
Cuchulain ne sut même pas comment il atteignit la grève. Il ne se rendit pas compte qu'il posait le corps de l'enfant sur le sable obscurci. Il perdit connaissance et s'écroula non loin...
Cuchulain fut alors saisi d'un mal étrange que nul ne put soigner. Étaient-ce les terribles blessures contractées lors de son dernier combat, était-ce le profond chagrin causé par la mort de son fils qui le tinrent alité pendant des semaines et des mois sans avaler la moindre nourriture, sans jamais dire un mot à quiconque ?
Ses amis et Emer se relayaient sans cesse à son chevet, mais quand une année entière se fut écoulée et que vint la fête de Samain, le 1er novembre, le malade se mit à se tourner et à se retourner dans son lit et à crier pendant son sommeil.
Conall, Fergus et Lugaid, qui se trouvaient alors dans la chambre, voulurent l'éveiller, mais Emer s'y opposa :
- Non, laissez-le en paix. Vous savez bien qu'en ce jour les pouvoirs magiques de nos voisins les aes sidhe et les farfadets sont au plus fort et qu'ils s'immiscent dans les rêves des dormeurs. Peut-être sont-ils d'humeur à jouer des tours, alors mieux vaut que Cuchulain ne se souvienne pas de son rêve.
Comme toujours, Emer avait vu juste. Deux fées d'une beauté à couper le souffle étaient apparues dans le rêve du héros. Elles lui firent des sourires, le cajolèrent, mais soudain, la première, vêtue d'une cape verte, s'approcha de lui et lui donna un coup de cravache si violent que le corps de Cuchulain se mit à saigner. La seconde, enroulée cinq fois dans une cape pourpre, le frappa à son tour. Elles lui sourirent, tout en le frappant chacune leur tour, jusqu'à ce qu'il s'éveille. Il se mit aussitôt à conter cette étrange vision et demanda quelle signification elle pouvait bien avoir. Mais nul ne fut en mesure de l'éclairer, pas même le plus savant des druides qui étaient au service de Conchobar.
L'explication ne tarda pas. Ce soir-là arriva à Emain Macha un homme maigre vêtu d'une tunique grise serrée par un ceinturon à boucle noire et brillante. Il fila devant les gardes comme s'il n'était pas fait de chair et de sang et alla droit à Cuchulain.
- Ce rêve te somme de partir à la recherche des deux fées, annonça-t-il en entrant dans la chambre.
- Je m'y soumettrai volontiers, répondit Cuchulain, à condition que tu me dises où les trouver.
Le vieillard desséché répondit du tac au tac :
- Rends-toi dès aujourd'hui au pied de la pierre magique et tu sauras tout ce que tu dois savoir.
Sur ce, l'homme s'éclipsa.
Cuchulain ne tarda pas à partir à son tour. Il s'aventura dans un brouillard épais et hostile et suivit de mémoire le chemin qui menait au pilier. Lorsqu'il toucha la surface glaciale et glissante de la pierre, la surprise manqua de le faire crier.
Devant lui se tenait la fée en habit vert. Sa chevelure irradiait une lumière verte et ses yeux brillaient comme des émeraudes.

Je m'appelle Li Ban, dit-elle. Mon époux, le roi Labraid, souverain du royaume des Délices éternelles, a besoin de ton aide au combat.
Cuchulain, enchanté par sa beauté, restait muet. Après un long silence, le soir tomba et dissimula le visage enchanteur de la fée, et Cuchulain put enfin demander :
- Contre qui Labraid sollicite-t-il mon secours ?
- Contre le démon Senach, contre Eochaid et contre Eogan, les trois cruels et redoutables ennemis de notre royaume. Bien que tu sois simple mortel, toi seul peux nous aider. Tu jouis d'une réputation et d'une notoriété de guerrier sans égal dans le monde entier, même au royaume des fées...
Cuchulain, touché au coeur par ces flatteries, répondit néanmoins :
- Tu ne le sais que trop, je suis malade depuis longtemps. Je ne suis pas en état de livrer bataille aujourd'hui, mais je te donne ma parole que, dès que j'aurai retrouvé mes forces, j'aiderais Labraid avec joie.
- Je peux peut-être arranger cela ! Donne-moi ta main et tu verras, dit Li Ban avec un sourire.
Cuchulain tendit la main, celle avec laquelle il maniait l'épée, la lance et la mortelle Gae Bulga ; la fée la saisit et l'appuya tout contre sa poitrine. Cuchulain sentit immédiatement un flot de sang nouveau lui brûler les veines et éprouva un irrésistible désir de prendre les armes et d'entrer en guerre.
- As-tu retrouvé assez de force à présent ? demanda Li Ban en souriant.
- Il me semble que je combattrai mes ennemis mieux que jamais, répondit Cuchulain avec conviction. Mais je ne saurais les mettre au défi sans mon char de guerre ni mon fidèle charretier Laeg.
- Il suffit de les faire venir, dit la fée, et elle leva un bras blanc comme neige pour pointer sa baguette magique d'or pur vers Emain Macha.
En cet instant, les guerriers de la Branche rouge et leurs épouses étaient rassemblés auprès de Conchobar. Sous la lueur des immenses chandelles de cire d'abeille que tenaient fermement leurs esclaves, ils parlaient toujours de cet étrange inconnu qui avait su convaincre Cuchulain de se lever et de gagner la pierre magique. Soudain, Laeg se leva et interrompit leurs joyeux échanges :
- Cuchulain veut que je le rejoigne, entendez-vous ? Je dois atteler son chariot et faire route vers lui immédiatement, car une grande bataille nous attend...
Les hommes, stupéfaits, regardèrent autour d'eux et Emer s'écria :
- Que dis-tu, Laeg, nous n'avons reçu nul messager !
Mais le charretier partait déjà.
- Peut-être n'avez-vous rien entendu, dit-il, mais, je ne le sais que trop bien, mon maître a besoin de moi à cette heure.
Et il sortit tandis qu'Emer criait toujours :
- Serais-tu toi aussi de ceux qui écoutent les rêves et les visions ? Les aes sidhe t'ont-ils jeté un sort ? Rappelle-toi que nous sommes aujourd'hui le 1er novembre !
Dans le noir et dans la brume, Laeg rejoignit Cuchulain et la belle Li Ban. Il conduisit immédiatement son maître vers le royaume de Labraid. Il guidait son attelage à la seule lueur du chariot de la fée, qui leur ouvrait la voie sur une route inconnue. Ils roulaient sous des nuages lourds et sombres qui étouffaient jusqu'au claquement des sabots des chevaux et au fracas des roues.
Cuchulain se sentit bientôt plus à l'aise. Au lever du soleil, le brouillard se dissipa soudain et les deux chariots s'immobilisèrent dans la cour d'un palais de cristal recouvert d'un toit d'or. Le roi Labraid lui-même sortit accueillir ses hôtes. Mais ce n'est pas tout : à sa droite se tenait la jeune fille en cape pourpre que Cuchulain avait vue en rêve avec Li Ban. Et, s'il lui avait fallu fermer les yeux à la vue de la fée à la cape verte, il dut se retenir de s'évanouir en admirant cette nouvelle beauté. Puis il entendit la voix du roi Labraid :
- Nous vous sommes très reconnaissants d'être venus. Moi-même, mon épouse Li Ban et ma belle-soeur Fand, que j'aimerais maintenant vous présenter...
Les paroles de Labraid s'évaporèrent dans la brume dès que Fand ouvrit la bouche. Cuchulain n'entendit même pas ce qu'elle disait ; sa douce voix lui rappelait le son mélodieux de la harpe et lui fit même oublier sa lointaine et bien-aimée épouse, Emer. Lorsque Labraid rappela que les forces ennemies se tenaient non loin et qu'il était urgent de leur donner l'assaut, Cuchulain recouvra enfin la maitrise de sa personne. Il suivit Labraid en son palais afin d'observer l'ennemi depuis le sommet du donjon.

Vus de haut, les pelotons d'opposants semblaient des fleuves et des ruisseaux de fourmis noires. Mais on percevait nettement l'éclat des cimiers et des armes luisantes. Cuchulain perçut également, malgré la distance, la silhouette voûtée de Senach. Il n'hésita pas : il saisit une lance posée contre le mur, visa et jeta son arme tant bien que mal à travers la croisée. Avec un sifflement terrible, la lance fila vers le camp ennemi où, comme un éclair jailli du ciel bleu, elle transperça Senach et trois fois dix guerriers.
Les officiers présents aux environs se dispersèrent en désordre, suivis de leurs hommes en groupes compacts. Et bientôt le roi Labraid put célébrer une victoire qui n'avait pas même coûté une goutte de sang à ses troupes.
Mais Cuchulain ne put se retenir. Il voulait, pour apaiser le feu qui le dévorait, abattre les ennemis en fuite et affronter ceux qui se tenaient sur sa route. Laeg, le regard inquiet sous son serre-tête d'or, considéra son maître et murmura à Labraid :
- Ne-tardez pas, ordonnez à vos gens d'aller chercher trois cuves d'eau glacée si vous voulez conserver sur vos terres une paix éternelle. D'ici peu, Cuchulain se moquera bien de provoquer au combat un ami ou un ennemi...
Le roi comprit l'inquiétude de Laeg et fit déposer trois baquets d'eau devant Cuchulain.
- Bonne idée, j'ai un peu chaud, dit le héros en sautant dans le premier baquet.
Il y eut un sifflement d'eau bouillante, de la vapeur s'éleva et l'eau disparut bientôt. De la même manière, la deuxième cuve fut vidée de moitié et Cuchulain put enfin s'immerger dans le troisième bain. Il s'en trouva apaisé. Labraid put alors le couvrir de récompenses avant de déclarer :
- Comme le veut la tradition, je te dois la plus haute gratification pour l'aide que tu as apportée au royaume des Délices éternelles. J'ai remarqué que tu étais amoureux de ma belle-soeur Fand. Et, puisque pour sa part elle a senti son coeur battre pour toi, elle t'appartient désormais. Toutefois, n'oublie pas qu'elle a jadis été mariée au dieu des mers Manannan, même s'il l'a révoquée...
Fou de joie, ébahi, Cuchulain contempla Fand qui lui souriait gracieusement. Quel mortel avait, avant lui, su conquérir le coeur d'une fée ? Mais Laeg ne partageait pas l'enthousiasme de son maître et il déclara avec inquiétude :
- Il vaudrait peut-être mieux que nous retournions en Ulster. La compagnie de mes amis de la Branche rouge me manque et nul ne sait où nous nous trouvons.
Cuchulain se serait débarrassé de ces tracas d'un revers de la main si Fand ne lui avait dit à son tour :
- Il a raison, mon bien-aimé. Tu ne sais pas à quelle vitesse passe le temps dans notre monde. Si tu veux toujours de moi, nous nous reverrons quand cette pierre magique marquera un délai d'exactement un mois.
Bien malgré lui, Cuchulain se rendit aux paroles de Fand et de Laeg ; bien malgré lui, il fit ses adieux au royaume des Délices éternelles.
Cuchulain et Laeg reprirent leur chemin dans la brume, sur les pas de Li Ban. Il fallut une journée, ou peut-être une semaine, pour qu'enfin le brouillard se lève et révèle les remparts d'Emain Macha. Quel accueil on leur fit ! Et quels récits ils contèrent !
Seule Emer ne sourit pas à Cuchulain, qui n'avait pourtant pas évoqué Fand. Les courtes journées d'hiver passèrent dans le vent et la mélancolie. Le soleil luttait pour apparaître au-dessus de l'horizon et, quand il y parvenait, les vagues de l'océan le masquaient.
À cette époque, Cuchulain vivait le plus souvent dans sa forteresse de Dun Delgan et ne se montrait que très rarement à Emain Macha ; il ne chassait presque plus avec ses amis. Enfin arriva le jour où il devait revoir Fand. Au lever du soleil, en compagnie de Laeg, il se rendit au pied de la pierre magique et, pour que le temps paraisse moins long, ils se mirent à jouer au fidchell. Ils ne se doutaient pas qu'Emer, venue d'Ulster en compagnie de cinquante de ses demoiselles de compagnie, se tenait dissimulée dans les fourrés. Chacune d'entre elles était armée d'un couteau aussi tranchant qu'un rasoir...
Bientôt, le char de la fée à la cape pourpre sortit de la brume. Cuchulain se leva d'un bond et s'apprêtait à serrer Fand dans ses bras quand celle-ci lui souffla cet avertissement :
- Regarde... Regarde autour de toi et dis-moi ce que tu vois !
Alors seulement, il vit les femmes armées ; alors seulement, il vit le visage d'Emer grimaçant de haine. Mais il se contenta de rire.
- Qui aurait cru que la fille de Forgall le malin se livrerait à une telle intrigue ! s'exclama-t-il. Mais ne crains rien ! Même si elle avait convoqué ici toutes les femmes d'Ulster, elle ne pourrait rien te faire tant que tu seras à mes côtés.
À ces mots, Emer sortit de sa cachette et gémit avec une profonde tristesse :
- Tu dis vrai, Cuchulain, je me suis déshonorée publiquement. Mais comment pourrais-je te laisser me quitter ?
- Au contraire, pourquoi pas ? Réponds-moi : es-tu en mesure de me priver de ce moment passé en compagnie d'une fée dont la beauté, la noblesse et la richesse sont incomparables ? Et connais-tu un homme qui soit plus digne d'elle que moi-même ?
Emer resta silencieuse un long moment, puis elle répondit d'une voix faible et résignée :
- Certes, elle sera toujours supérieure à n'importe laquelle d'entre nous. Mais sois franc : tu cherches les merveilles et tu négliges ce qui est tien. Tu désires la nouveauté tandis que se fanent tes possessions. Je pourrais continuer ainsi longtemps, car tel est le jugement de l'homme. Jadis, tu m'as crue belle, inaccessible et aimable...
- C'est toujours vrai ! s'écria ardemment Cuchulain.
Alors, sans un mot, Fand fouetta ses chevaux et fit faire demi-tour à son attelage. Tandis qu'elle disparaissait au loin, noyée dans une brume profonde, on entendit ses mots d'adieu :

Pourquoi ai-je voulu d'un homme,
À qui j'offrais mon divin amour,
S'il ne m'aime pas en retour ?
Voici paraître un rêve épais...

Pour la dernière fois, Cuchulain entendit résonner dans la voix de la fée le son d'une harpe douce-amère. Il se libéra de l'étreinte d'Emer et se lança derrière la belle.
Mais il ne devait plus la revoir.
Le puissant Manannan, fils de Lir et dieu de la Mer, quitta son île en hâte sur une déferlante et alla accueillir Fand à son retour chez elle. Et il secoua le manteau de l'oubli entre elle et Cuchulain, afin qu'ils n'éprouvent plus jamais le désir de se revoir...