La conquête de la princesse Emer


Sous le règne de Conchobar, le palais royal égala en magnificence et en richesse celui du roi des Rois, à Tara, et le surpassa même sous de nombreux aspects.
Le bastion de la Branche rouge, où Conchobar vivait avec la compagnie royale des hommes d'Ulster, culminait à trente empans, c'est-à-dire à environ sept mètres. Son toit était d'ardoise, son sol de parquet et ses murs de bois d'if décoré de splendides sculptures. Le lit du roi reposait sur un piédestal d'argent et ses colonnes de bronze étaient couronnées de chapiteaux d'or fin. Tout autour dormaient les dix commandants responsables des chars de guerre du roi. Ces hommes étaient toujours présents auprès de Conchobar et répondaient à l'instant lorsqu'il les convoquait en frappant de son sceptre sur un plateau d'argent.
Et, puisque ces douze hommes étaient champions parmi les champions, Cuchulain ne tarda pas à les rejoindre. Il devint le plus adroit et le plus courageux d'entre eux. Quand il n'était pas au combat, il pesait les événements et prophétisait l'avenir ; il avait fière allure, il était beau parleur. Mais ces qualités étaient si prononcées qu'elles en devenaient défauts : excessive jeunesse, excessive bravoure, excessive beauté...
Certains des hommes d'Ulster l'admiraient, d'autres le craignaient et d'autres encore le haïssaient du plus profond de leur âme. En effet, il était l'objet des tendres pensées des femmes et des filles du pays, jeunes ou âgées, mariées ou non. Toutes tombaient amoureuses de lui dès le premier regard et même celles qui n'avaient jamais posé les yeux sur lui étaient ensorcelées. Il n'est donc pas étonnant qu'il ait compté de nombreux ennemis, même parmi ses compagnons les plus proches. Car tous avaient un jour craint qu'il n'ensorcelle leur bien-aimée.

Le roi Conchobar, constatant que ces troubles agitaient la Branche rouge, en conçut une grande inquiétude. Il passa des nuits entières à se demander de quelle façon améliorer la situation. Après avoir consulté ses chefs de clan et vidé avec eux nombre de gobelets et de cornes, il rendit sa décision :
- Demandons à Cuchulain d'épouser la plus belle jeune fille que nous pourrons trouver. Ainsi, non seulement nos épouses et favorites cesseront de se languir de lui, mais lui-même s'en trouvera mieux. En prenant épouse, il cessera peut-être de se livrer à ces actes d'héroïsme qui nous font frémir. Il ne risquera plus sa vie si souvent et, même s'il persiste, nous pourrons espérer qu'il ait un enfant en qui il renaîtrait.
Les sages, unanimes, tombèrent d'accord avec le roi et, le jour même, neuf messagers quittèrent Emain Macha afin de rechercher une épouse qui conviendrait. Ils sillonnèrent Érin pendant toute une année. Ils rendirent visite à tous les logis royaux et ne négligèrent pas le moindre village isolé, la moindre maison perdue. Pourtant, ils rentrèrent de cette quête sans avoir découvert la jouvencelle souhaitée. Conchobar les écouta attentivement raconter leurs visites et leurs vaines battues. Cuchulain prêta l'oreille lui aussi et, à la surprise générale, il déclara :
- J'ai déjà trouvé ma future épouse, mais avant de vous dire son nom, je vais énumérer les six vertus qui accompagnent chacun de ses pas : elle est aussi belle que chaste ; elle est aussi sage que silencieuse ; enfin, son chant est aussi délicieux que celui du rossignol et elle surpasse toutes les femmes dans le maniement de l'aiguille.
- Qui est cette merveilleuse créature, je te prie ? Ne nous tiens pas ainsi en haleine, dis-nous son nom, insista le roi, aussi curieux que ses compagnons.
- Il s'agit d'Emer, fille de Forgall le malin, répondit Cuchulain.
À ces mots, tous se turent, car ils doutaient que Forgall acceptât jamais de marier à un homme d'Ulster l'une de ses filles, et encore moins Emer, la plus belle et la plus noble de toutes.
Mais Cuchulain continua sans sourciller :
- Je vais de ce pas lui faire la cour et lui demander sa main !
Il sauta par la fenêtre du palais et gagna la cour, où l'attendait son charretier, le fidèle Laeg. Ils attelèrent les deux chevaux les plus rapides qu'ils purent trouver dans l'écurie du roi et semèrent bientôt un nuage de poussière derrière eux.
Par les chemins, à travers la campagne, Laeg aiguillonna les chevaux. À l'approche de la forteresse de Forgall, ils virent plusieurs jeunes filles dans un pré. C'était Emer qui enseignait la broderie aux filles des plus nobles familles d'Érin. Au claquement des sabots et au fracas du char, elle ne tourna pas la tête mais demanda à une jeune fille assise près d'elle :

- Est-ce que quelqu'un approche ?
La jeune fille ne répondit d'abord rien. Ce qu'elle voyait était si éblouissant qu'il lui fallut quelque temps pour retrouver l'usage de la parole.
- Je vois deux chevaux, dit-elle enfin, l'un noir, l'autre gris. Ils galopent si vite qu'un vol d'oiseaux ne saurait les suivre. Je vois un char fait du bois le plus précieux, dont les roues sont en bronze. Dans ce char se trouve un homme, le plus beau de toute Érin. Il porte une cape brodée d'or scintillant sur une tunique cramoisie. Son charretier a les cheveux blonds, il dirige ses chevaux avec un aiguillon d'or rouge...
- N'en dis pas plus, interrompit Emer. Je sais maintenant qui vient nous rendre visite.
Cuchulain fut à ses côtés en un instant. Elle lui demanda :
- Quel est ton nom, de quel pays viens-tu ?
- Je suis la terreur des chiens-loups assoiffés de sang, je suis pour un logis le meilleur garde qui soit. Quant au pays d'où je viens, c'est celui où est enterré à jamais le mystère éternel des divins Dananns. J'ai suivi le chemin de la mousse marine puis traversé le bois de la vengeresse Morrigu sur le dos d'un sanglier furieux. Que me diras-tu de toi ?
- La question n'est pas difficile, répondit Emer avec quelque empressement. De même qu'elles marchent la tête courbée à Tara, les femmes viennent me trouver avec respect. Je suis l'intouchable fleur dans la blancheur de sa jeunesse ; je suis la voie invisible que nul ne peut emprunter sans l'accord des champions qui me protègent, ni contre la volonté de mon père. Je te le dis, celui qui égalerait mes vingt champions ne saurait égaler Forgall.
- Et si mon intention était de garder pour moi cette fleur blanche, cette voie ? demanda Cuchulain.
- Ma foi, répondit Emer avec un sourire timide, pourquoi pas, mais alors sois prêt à affronter des épreuves que je n'ose même pas décrire.
Ils dialoguèrent ainsi longtemps à voix basse, car ils ne voulaient pas être entendus des autres demoiselles. Enfin, ayant aperçu la gorge gracieuse de la jeune princesse sous un pli de sa robe, Cuchulain demanda :
- Sentirai-je jamais le parfum de ces deux boutons de fleur qui attirent si irrésistiblement mon regard ?
Emer rougit, mais sa réponse sonna comme un chant divin aux oreilles du jeune homme :
- Tu auras non seulement la joie de humer leur parfum, mais aussi celle de les serrer et de les chérir, lorsque tu auras accompli les tâches qui t'échoiront.
Plein d'espoir, Cuchulain retourna à Emain Macha, mais il vit ses attentes cruellement déçues.
Forgall le malin, père d'Emer, l'avait en effet suivi. Après quelque réflexion et grâce à ce que lui avaient appris les jeunes filles présentes dans le pré, il savait qui s'était présenté à sa fille. Pris d'une rage soudaine qui l'avait secoué des pieds à la tête, il avait sauté sur son cheval et s'était immédiatement dirigé vers l'Ulster. Là, ainsi qu'il sied à un roi, Conchobar l'avait reçu en toute hospitalité et Forgall, avec une grâce égale, lui avait fait cadeau de vins rares et d'objets précieux en or. Pendant trois jours et trois nuits, les deux rois entourés de leurs chefs de guerre avaient bu et fait la fête sans même mentionner Emer et Cuchulain.

Toutefois, peu avant minuit le troisième soir, les hommes d'Ulster se mirent à louer les actes héroïques de leur surhomme : sa force, son courage, son talent de lancier et de fine lame.
- Certes, vous comptez dans vos rangs un éminent combattant, reconnut Forgall. Pourtant, il me semble qu'il apprendrait beaucoup de Domnall, guerrier d'Albion, et que vous pourriez alors être vraiment fiers de lui.
Le jeune héros et ses camarades se gardèrent de montrer la contrariété que leur causaient ces mots. L'assemblée se remit à parler des batailles et des combats inoubliables au cours desquels le neveu du roi d'Ulster avait surpassé par son courage tous les autres guerriers. Et, une nouvelle fois, Forgall se fit entendre.
- Qu'y a-t-il de si merveilleux à cela ? ironisa-t-il avec mépris. Je n'ai pas ouï dire que votre Cuchulain ait rendu visite à la célèbre guerrière Scathach ! Il ne saurait acquérir une gloire véritable que face à elle ; il serait alors célèbre dans le monde entier et non plus parmi ses seuls amis de la Branche rouge.
Les hommes d'Ulster eurent du mal à ne pas tirer leur épée pour fondre sur leurs hôtes. Cuchulain lui-même les pria de ne pas bouger. Il se leva et se présenta devant Forgall.
- Je vous ai bien écouté et, ici même, je m'engage à rendre visite à Domnall et à Scathach afin que, le moment venu, vous me rendiez les honneurs.
- Je ne te force pas, répliqua Forgall avec un sourire malicieux. Mais si tu remportes ce défi, je ne me contenterai pas de te rendre les honneurs : j'exaucerai n'importe lequel de tes voeux, pourvu qu'il soit en mon pouvoir de le satisfaire.
Rien n'empêchait plus Cuchulain de croire que Forgall lui donnerait Emer pour épouse et, l'espoir au cceur, il prit la mer pour aller trouver Domnall à Albion. Il ne partit pas seul : il était accompagné du valeureux Conall et du roi Conchobar, qui désiraient l'aider.
Au même moment, Forgall quittait Emain Macha. Il s'éloigna le sourire aux lèvres, car il avait réussi à attirer Cuchulain dans un piège diabolique, dont nul n'était jamais sorti vivant...
Il ne fut pas facile de traverser la mer agitée qui séparait Érin d'Albion, pas plus que de débusquer Domnall le combattant. Toutefois, quand Cuchulain et ses hommes se trouvèrent enfin face à lui, ils furent très surpris par la grâce avec laquelle il les reçut et leur transmit ses connaissances : ils furent bientôt aussi rompus à l'art des armes que Domnall lui-même, qu'il s'agisse d'épées, de lances, de haches de guerre, de massues ou de lourds boucliers de bronze. Quand ils furent capables de se tenir debout sur la pointe d'une lance, leur mentor déclara :
- Vous en savez autant que moi, voire davantage, sur l'art de la guerre. Allez donc trouver la championne Scathach : elle seule saura faire de vous des combattants inégalables.
Sur ce, Domnall les congédia et Cuchulain ordonna à ses compagnons de reprendre la route. Mais, à sa grande surprise, le roi Conchobar et Conall lui dirent :
- Nous ne saurions t'accompagner plus loin. La terre d'Érin nous manque et qui sait quel danger nous pourrions rencontrer si nous te suivions. Nous avons tous deux eu un cauchemar...
Cuchulain fit d'amers adieux à son souverain et à son fidèle compagnon d'armes, puis il les suivit longuement du regard.
Et, le front plissé, il reprit sa route à travers Albion. Ses rides n'étaient pas dues au seul départ de ses amis. Il ne pouvait se défaire de l'image de la fille de Domnall, Dornolla, aux cheveux roux et aux yeux globuleux. Elle avait tenté de le séduire, mais, quand il avait rejeté sa prétendue affection, elle était alors entrée dans une rage aveugle et avait juré de le poursuivre à travers montagnes et vallons.
Cuchulain arpenta le pays d'Albion il gravit les sommets et franchit les vallées sans jamais recueillir le moindre renseignement sur Scathach et sans que nul ne lui propose son aide. Toutefois, il rencontra un jour une énorme et monstrueuse bête, pourvue d'une crinière de lion, qui lui ouvrit la voie vers le nord par un chemin presque invisible. Cuchulain suivit l'étrange animal et en vint même à le chevaucher. Il gagna ainsi la pointe septentrionale du pays, où le ciel sombre couvre les cimes vierges et où les créatures vivantes se font rares.
Il atteignit enfin une maison d'où sortit une jeune fille aussi jolie qu'une rose de printemps.
- Sois le bienvenu, Cuchulain, dit-elle. Je ne sais que trop bien où tes pas te mènent et je serais heureuse de t'aider à poursuivre ton voyage, car de rudes épreuves t'attendent. Tu devras d'abord traverser la plaine de Mauvaise fortune. Si tu tentais de la franchir seul, tu n'en atteindrais jamais le côté opposé, car tôt ou tard tes pieds s'enfonceraient dans une glaise visqueuse...
- En quoi sauras-tu m'aider ? demanda Cuchulain.
- Il existe un chemin qui te permettra de franchir la plaine sans risque. Mais, seul, tu ne saurais le voir. C'est pourquoi tu suivras cette petite roue, elle t'ouvrira la voie.
La jeune fille tendit à Cuchulain un anneau de fer avant de reprendre :
- Au-delà de la plaine de Mauvaise fortune, tu trouveras le Marais maudit, aussi dangereux sinon plus. Là, tu ne devras pas faire le moindre pas de côté, car la terre boueuse t'avalerait. Et veille à ne pas regarder derrière toi ! Suis simplement cette pomme.
Elle lui tendit un fruit rouge et rond.
- Est-ce là tout ce qu'il me faut savoir ? demanda le jeune homme.
- Oh non, ce n'est pas tout. Tu verras ensuite le pont des Sauts périlleux, seule voie vers la terre de Scathach. Il n'est pas facile de le traverser et tu comprendras toi-même ce qui arrive à ceux qui tentent de le faire. Hélas, je ne puis en rien t'aider à vaincre cet obstacle. Je ne peux que t'inciter à prendre garde.
Elle fit alors ses adieux à Cuchulain. Suivie de l'étrange animal qui avait guidé le jeune homme, elle disparut dans son logis. Il reprit la route. Grâce à son petit anneau, il n'eut aucun mal à traverser la plaine de Mauvaise fortune. Il suivit ensuite la pomme magique qui lui montrait la voie à travers le Marais maudit, mais ce ne fut pas facile : il devait veiller à ne pas sombrer dans le bourbier et ses pas étaient accompagnés de coassements et de sifflements, de grondements et de grognements qui lui perçaient les oreilles. Du coin de ses sept paires d'yeux, il put apercevoir les tentacules gluants des Fomoires qui cherchaient à s'emparer de lui pour le noyer, sur ordre de Forgall.

Quand il atteignit enfin la terre ferme, Cuchulain poussa un profond soupir de soulagement ; il se trouvait face au pont des Sauts périlleux. C'était une magnifique construction qui s'élevait au bout du chemin à une hauteur incroyable pour culminer au-dessus de l'eau et redescendre ensuite en angle aigu avant de toucher terre au coeur d'une petite île. L'île elle-même était à peine visible depuis le chemin, mais on disait que la légendaire guerrière Scathach y résidait. Cuchulain se souvint des mises en garde de la jeune fille et décida de traverser le pont avec précaution. À peine avait-il posé le pied dessus que tout l'édifice se dressa comme la queue d'un dragon pour le jeter à terre si violemment qu'il en perdit presque connaissance. Par trois fois, Cuchulain tenta de traverser et, par trois fois, il ne parvint qu'à couvrir son corps de nouvelles plaies et contusions tandis que dans le ciel résonnait un rire moqueur : c'était comme si Forgall, témoin de ses déboires, se moquait de lui.

Le jeune héros entra dans une telle rage que nul n'aurait pu reconnaître son doux visage. Ses narines gonflèrent et se dilatèrent sous l'afflux du sang, son visage se tordit en une grimace terrifiante, ses cheveux bouclés se dressèrent comme des clous de bronze et son coeur se mit à battre si fort qu'on aurait juré entendre gronder le tonnerre dans le silence environnant.
Fou de rage, il se précipita sur le pont. Il bondit comme un saumon et parvint d'un seul coup au milieu du passage. Il ne lui fallut qu'un instant pour sauter de nouveau et se trouver devant Scathach elle-même. Elle était assise dans un bosquet d'ifs sacrés, au centre de l'île, entourée de ses deux fils. Ni Cúar ni Cet ne parvinrent à tirer leurs armes à temps et c'est un Cuchulain déchaîné qui posa la pointe de son épée sur la gorge de Scathach en hurlant :
- Si tu ne me promets pas de m'apprendre tout ce que tu sais sur l'arme blanche, tu peux dire adieu à la vie !
- Je... je me ferai une joie de te transmettre mon savoir, souffla Scathach.
À ces mots, Cuchulain reprit contenance. Son beau visage revint, ses boucles blondes reprirent place sur sa tête et, quand il sourit, la célèbre guerrière se trouva ensorcelée et ne parvint plus à le quitter des yeux.
Il n'est pas étonnant que Cuchulain et Scathach soient devenus amis. De ce jour, elle se mit à lui enseigner comment défendre des remparts, combattre sur un char et se battre en duel sur un gué, ce qui était considéré comme le fait d'armes le plus difficile à maîtriser. Il s'entraîna à manier les armes et ajouta aux connaissances reçues de Domnall le tir à l'arc et le jet à la fronde. Il apprit à conduire des échelons comptant jusqu'à trois fois trois mille hommes, à rechercher la meilleure route pour mener ses troupes et à planter la tente. Il devint ainsi le plus capable de tous les combattants, expert en tous les arts de guerre.
Bientôt se présenta l'occasion de mettre en pratique ce qu'il avait appris : l'île de Scathach fut attaquée par les troupes de la princesse Aifa. Celle-ci était aussi redoutée dans la région que sa rivale, peut-être même plus. Les deux armées se rencontrèrent et se firent face en l'absence de Cuchulain, qui restait introuvable. Des deux côtés furent décochées des flèches aussi nombreuses que des volées d'oiseaux, les chars de combat avancèrent, l'infanterie alla de l'avant et les armes s'entrechoquèrent. Mais nulle trace de Cuchulain.

Scathach lui avait fait boire un verre de vin où avait infusé une plante soporifique : de crainte qu'il ne fût blessé ou même tué, elle voulait qu'il dorme et reste loin d'une bataille féroce.
Toutefois, Cuchulain s'éveilla moins d'une heure après avoir absorbé cette potion. Entendant des cris, il sauta du lit, monta dans son char et se précipita vers le lieu des affrontements les plus violents. Il y trouva Cúar et Cef, engagés dans un violent combat contre les trois fils d'Aifa ; cette dernière se tenait debout près de son char et, si elle se contentait d'observer les adversaires elle n'en avait pas moins tiré son épée.
Les hommes de Cúar et de Cef se fatiguaient et reculaient peu à peu ; leurs blessures saignaient et il semblait acquis que, bientôt, ils demanderaient grâce. Soudain, Cuchulain sauta de son char et, de quelques coups puissants de son invincible épée, à droite, à gauche, il se ménagea une voie vers la victoire. Par trois fois, son arme brilla au soleil et Aifa versa des larmes amères au spectacle de la mise à mort de ses trois fils bien-aimés. Telle une furie, elle se précipita vers leur meurtrier. Cuchulain n'eut que le temps de se tourner vers Scathach pour lui demander :
- Quels sont les biens les plus précieux d'Aifa ?
- Son char, ses deux chevaux et son charretier, répondit Scathach aussi fort qu'elle le put afin d'être entendue dans le fracas de la bataille.
Aifa avançait vers Cuchulain, une puissante épée dans chaque main. Ses yeux, gonflés de larmes un instant auparavant, brillaient à présent de haine et d'amertume. Cuchulain ne recula pas plus qu'il n'avança. Il regardait fixement un point situé derrière elle, comme s'il ne l'avait pas remarquée, et, quand leurs armes furent sur le point de s'entrechoquer, il s'écria :
- Ton char, Aifa ! Il tombe dans la vallée !
Aifa se retourna. Cuchulain se jeta sur elle et la saisit en lui plaquant les bras contre le corps, puis il l'emmena, aussi inerte qu'un sac de sable, loin du champ de bataille.
Arrivé dans une caverne, il la jeta au sol et tint son épée levée, prêt à lui assener un coup mortel.
- Je t'en supplie, épargne-moi ! implora Aifa.
- À condition que tu exauces trois de mes voeux, répondit Cuchulain.
La princesse déconfite accepta d'un mouvement de tête et lui demanda d'exprimer ses désirs.
- Tout d'abord, promets-moi de signer une paix durable avec Scathach.
Sans une seconde d'hésitation, Aifa accepta, et le jeune héros énonça son deuxième souhait.
- Puisque tu as été vaincue après une lutte équitable, tu livreras autant d'otages aux vainqueurs qu'ils t'en demanderont.
Après un instant de flottement, Aifa accepta cette exigence.
- Enfin, reprit Cuchulain, je veux que tu me donnes un fils. Nous l'engendrerons ce soir même devant les portes de ton palais.
Aifa baissa les yeux et resta un long moment silencieuse. Enfin, elle fit face à son conquérant et dit :
- J'accepte de t'obéir, car je sais qu'il s'agit là d'une coutume propre à Érin et à Albion. N'est-il pas juste que tu me donnes au moins un fils, toi qui viens de tuer les trois que j'avais ?
Il en fut ainsi. Alors qu'ils étaient sur le point de se séparer, Cuchulain lui remit un anneau d'or rouge crénelé et lui dit :
- Quand notre fils sera assez âgé pour que cet anneau ne soit ni trop grand ni trop petit pour lui, tu l'enverras me voir à Érin. Mais, jusqu'à ce moment-là, il ne pourra révéler à personne son nom et son pays d'origine. De plus, il ne rebroussera jamais chemin ni ne refusera un combat.
Aifa acquiesça, saisit le précieux bijou et demanda :
- Quel nom lui donnerai-je ?
- Nomme-le Connla, répliqua Cuchulain.
Et ce furent là les dernières paroles qu'il adressât jamais à la reine Aifa.
Pendant ce temps avaient lieu à Érin de merveilleux événements. Le roi Lugaid, compagnon de Cuchulain et natif du Munster, se présenta devant le roi des Rois à Tara, car il était à la recherche d'une épouse. Or, il n'y avait alors à Tara aucune jeune fille à marier, mais Forgall, qui était justement en visite, lui dit :
- Puisque tu ne trouves nulle épouse ici, viens dans mon palais. As-tu entendu parler de ma fille cadette Emer, supérieure à toutes par la beauté et la prestance ?
- Bien sûr, confia Lugaid. Me l'offririez-vous donc en mariage ?
- Dès demain, si tu le souhaites, répondit Forgall avec un sourire.
Ceux qui le connaissaient savaient bien que ce sourire-là n'était pas innocent. Lugaid, lui, ignorait tout du caractère rusé de Forgall et il accepta que le mariage fût célébré dès que possible.
Il fut décidé que l'on y convierait un grand nombre d'invités et que l'on accepterait aussi quiconque s'y présenterait. Lugaid fit venir les nobles de son Munster natal, mais aussi un douaire composé d'innombrables chevaux et de bijoux d'or, d'argent et de bronze. En ces temps reculés, il était de mise à Érin que le prétendant présentât des richesses à sa future épouse et non l'inverse. Lorsque le couple s'assit dans la salle des banquets, la jeune femme se mit à pleurer et parvint à dire entre deux sanglots :
- Lugaid, ce n'est pas ta faute, mais tu ne peux devenir mon époux. Il y a bien longtemps, j'ai promis à Cuchulain que je serais sa femme ; mon père l'a envoyé à Albion pour qu'il devienne un guerrier plus exceptionnel encore. À présent, je comprends que ce n'était qu'une ruse, puisqu'il a fait en sorte que ce soit toi qui m'épouses...
- Ne pleure pas, Emer, j'aurais dû te parler plus tôt, dit le jeune prétendant pour consoler la malheureuse. Ce n'est pas pour rien que l'on surnomme ton père Forgall le malin.
Les invités se retirèrent dans le calme tandis que Forgall enrageait de voir son projet contrecarré.
Cuchulain, lui, passait ses journées en compagnie de Scathach. La grande guerrière finit par lui faire un aveu semblable à celui qu'avait naguère prononcé Domnall : elle n'avait plus rien à lui enseigner. Alors, Cuchulain embarqua sur son puissant curragh renforcé de lattes de bois et, dès que le vent de nord-est se fut levé, il fit voile vers Érin.
Ses compagnons l'accueillirent à Emain Macha avec de grands cris de joie et, en se désaltérant de bière forte, il passa de longues heures à décrire les régions qu'il avait visitées et les aventures qu'il avait vécues.
Il se souvint bientôt d'Emer et décida de lui rendre visite. Mais, cette fois, Forgall lui refusa l'entrée de son palais et les gardes agitèrent leurs armes d'un air menaçant quand il exigea qu'on le laissât entrer. Cuchulain passa une année entière à tourner autour du palais de Forgall, mais il finit par perdre patience. Un jour, il fit poser sur les roues de son char de guerre des lames de bronze tranchantes comme des rasoirs ; il prit les rênes et lança l'attelage à toute vitesse droit sur les fortifications du palais. D'un bond puissant tel celui du saumon, il franchit les trois murailles et se posa dans la cour intérieure.
De chacun des trois postes de garde sortirent trois fois trois champions armés de pied en cap ; ils convergèrent immédiatement vers lui. Cuchulain ne manifesta aucune crainte. Il tira son épée et se prépara à frapper, tout en ordonnant à ses deux chevaux de galoper vers l'ennemi. Par trois fois, il traversa la cour. Par trois fois, il fit un moulinet avec son épée. Par trois fois, il porta de puissants coups de lame. À chaque assaut, il faisait tomber huit ennemis et épargnait le neuvième, pour se donner une chance de laisser la vie sauve aux trois frères d'Emer. À la fin du combat, l'héroïque combattant fut célébré par les trois survivants, qui se mirent à genoux dans la poussière et le saluèrent tête basse.
Forgall, terrorisé, avait tout vu à travers une petite croisée ménagée dans le mur du palais. Et, quand Cuchulain manoeuvra pour placer son char face à la porte d'entrée, il n'attendit pas une seconde de plus. D'un bond, il gagna les remparts. D'un autre bond, il tenta d'enfourcher son cheval pour échapper à la colère de Cuchulain. Mais il échoua dans cette tentative. Son cheval gris se déplaça au moment crucial et Forgall fit une chute mortelle...
Cuchulain fut alors admis à l'intérieur du palais. Il serra Emer dans ses bras et évoqua impatiemment le jour de leur mariage.
Accompagné de sa jeune promise et d'une suite nombreuse, il reprit le chemin d'Ulster pour que leur union soit enfin célébrée à Emain Macha.