Cuchulain



Dans les châteaux fabuleux des aes sidhe ou créatures enchantées, les événements miraculeux et légendaires étaient monnaie courante, même s'ils restaient pour la plupart inconnus des mortels, occupés à d'autres tâches. Érin se transformait plus vite que jamais. Après l'apparition de trois fois trois lacs surgirent trois fois trois rivières. De nouveaux villages et des châteaux royaux bâtis de pierre et entourés de murailles fortifiées furent élevés. De petits champs apparurent, généralement semés d'orge et de froment ; les fermiers labouraient avec des charrues et moissonnaient à l'aide de faucilles de bronze. Le bétail abondait dans les prés et les porchers surveillaient leurs troupeaux dans les forêts.
Le roi des Rois Eochaid siégeait à Tara, le Connacht était dirigé par Ailill et Maeve, et en Ulster régnait Conchobar ; c'est alors que commença la légende d'un héros dont Érin parle encore aujourd'hui.
Un jour, le roi Conchobar s'assit avec les combattants de la Branche rouge dans la salle des banquets de sa capitale, Emain Macha. Ils parlaient, mangeaient et buvaient mais, avant qu'ils aient pu remplir une nouvelle fois leur timbale d'hydromel, un phénomène étrange se produisit. Le ciel noircit et neuf fois neuf énormes oiseaux blancs fondirent sur les champs et les pâtures des environs. Et ce n'est pas tout : dès qu'ils se furent posés, ils se mirent à dévorer les récoltes qui mûrissaient et à brouter l'herbe des prés, si vite que bientôt il ne resta que la terre nue et les cailloux.
Les gens d'Ulster contemplaient ce désastre, stupéfaits et muets, mais Conchobar se mit à crier :
- Chassons-les ! Je ne vais pas rester ici à regarder la destruction de mon royaume !
Dans le plus grand désordre, chacun parvint à s'emparer d'une lance ou d'un arc ; on rassembla les chiens, on attela les chevaux les plus rapides sur neuf chariots. Quand l'expédition franchit les portes du palais, la volée d'oiseaux décolla vers l'horizon. Avant que la moindre flèche ait pu être décochée, ils étaient loin. Mais les guerriers avaient pu constater que les oiseaux étaient attachés deux par deux au moyen d'une chaîne d'or rouge. Seuls trois d'entre eux restaient visibles et volaient lentement vers le sud blanc. Les soldats d'Ulster les prirent en chasse avec rage. Leurs chariots roulaient sur les chemins et traversaient la campagne. Les rênes du premier attelage étaient entre les mains avisées de Dechtire, conductrice de char pour son frère le roi.
Ils filaient le plus vite possible, mais ils ne tardèrent pas à perdre de vue leurs proies. La nuit tombait sur la campagne et le roi ordonna à ses hommes de faire halte et de dételer les chevaux. Deux d'entre eux, Conall Cernach ou le Victorieux et Bricriu, furent chargés de trouver un abri pour la nuit. Ils revinrent bientôt et Bricriu fit son rapport :
- La campagne est vide et dépourvue d'habitations aussi loin que porte le regard. Toutefois, nous avons repéré non loin d'ici une masure délabrée. Ce qui est curieux, c'est que son toit est couvert de plumes d'oiseaux et non de chaume...
Attiré comme par magie, Conchobar décida qu'ils y passeraient la nuit. Il s'avéra que la hutte était assez spacieuse pour abriter tous les hommes, leurs chariots et leurs chevaux. Et ce n'est pas tout : ils y trouvèrent un repas servi à leur intention, un repas comme ils n'en avaient jamais dégusté. Après s'être rassasiés de gibier de toutes sortes, ils se régalèrent de porc, de boeuf et de mouton et se virent offrir des vins précieux venus du continent, ainsi que de la bière forte et un délicieux hydromel. Le maître de maison, qui les avait accueillis dans sa cabane, se tenait à leur service et remplissait soigneusement leurs cornes de la boisson désirée. Il était près de minuit quand il interrompit soudain leurs bruyantes réjouissances et prononça ces mots :
- Mon épouse va bientôt mettre au monde notre enfant. (Se tournant ensuite vers Dechtire, il ajouta :) Vous l'aiderez certainement à accoucher...
La soeur du roi le suivit sans hésiter et, vers minuit, un garçon naquit dans la hutte. Au même moment, une jument de l'écurie voisine mettait bas deux poulains. Puis le calme s'installa et tout le monde s'endormit.
Le lendemain matin, lorsque Conchobar, Dechtire et leurs hommes s'éveillèrent, le soleil était déjà haut à l'horizon. Conchobar en conçut une grande honte : les rois d'Irlande doivent se lever en même temps que le soleil. Mais quand il regarda autour de lui, il s'aperçut que la hutte où ils avaient été si richement reçus avait disparu. Le nouveau-né et les deux poulains étaient pourtant bien là, comme pour prouver que la soirée de la veille n'était pas un rêve. Et, ne voyant plus trace des oiseaux poursuivis, lui et son escorte prirent la route d'Emain Macha, fort dépités.
Seule Dechtire se sentait heureuse, radieuse même : elle allait s'occuper de l'enfant comme s'il était son propre fils. Au moment même où elle prit cette décision, pendant le voyage de retour, elle s'endormit quelques secondes et lâcha les rênes de son attelage, mais les chevaux continuèrent leur route sans détour. Tandis que leurs sabots claquaient, la jeune princesse vit apparaître le beau visage de Lug, dieu du Soleil, coiffé de son casque d'or.
- Ta décision est la bonne, Dechtire, dit-il. J'ai fait en sorte que des oiseaux descendent à Emain Macha et que vous les preniez en chasse. J'avais préparé la hutte au toit de plume à votre intention afin que mon fils y naisse à minuit. Le premier nom de cet enfant sera Setanta. Prends bien soin de lui, car il est dit qu'il deviendra le plus grand héros de tout l'Ulster...

Le visage de Lug disparut et Dechtire revint à elle. Personne n'avait remarqué qu'elle s'était endormie, mais, bien que son sommeil eût été bref et son rêve encore plus bref, elle savait qu'elle avait bien vécu ce moment.
Setanta grandit très vite. Dès sa naissance, il semblait avoir trois ans et quand il eut cinq ans, il rejoignit les garçons de deux fois son âge qui se rassemblaient dans un pré non loin du palais royal.
Au mépris de l'appréhension de Dechtire, il saisit une batte de bronze et une balle d'argent et se mit à montrer de quoi il était capable : il frappa la balle si fort que les autres garçons en crurent à peine leurs yeux. Il se fit fort ensuite de leur montrer comment bien jouer au camàn et les mit tous au défi de disputer une partie contre lui. Le défi fut relevé et il affronta les quinze garçons ; chose incroyable, il les battit.
Le roi Conchobar passait par là sur son cheval. Il observait le jeu avec grand intérêt quand la balle roula jusqu'à ses pieds. Setanta courut la ramasser ; Conchobar se pencha et lui dit :
- Veux-tu venir avec moi ? Je vais chez le forgeron Cullan, qui, comme tu le sais, est ton grand-père.
- J'aimerais beaucoup vous accompagner, mais je vous rejoindrai plus tard, répondit solennellement Setanta. Je dois terminer la partie.
Le roi hocha la tête, éperonna son cheval et reprit son chemin. Il oublia bientôt l'épisode, surtout lorsque ses yeux se posèrent sur les délices qui garnissaient la table de Cullan. Il ne pensa pas à mentionner l'enfant lorsque le forgeron demanda :
- Savez-vous si quelqu'un peut encore arriver ? La nuit va bientôt tomber et je vais lâcher mon chien de garde dans la cour. Malheur à celui qui croisera le chemin de cet animal...
- Allons, libère ton molosse, personne ne se présentera plus à cette heure, répondit le roi.
Et le forgeron sortit de la salle des banquets. Dès qu'il fut débarrassé de sa lourde chaîne, l'animal se mit à rôder comme une ombre et à arpenter la cour obscure.
Setanta arriva bientôt. Il avait à peine ouvert le portail que le chien se mit à l'arrêt. Avec un grondement terrifiant, l'animal bondit sur le garçon sans méfiance mais ne put le prendre par surprise. En effet, même dans le noir, Setanta avait senti le danger et, avant que le chien eût pu refermer sa puissante mâchoire sur sa gorge, il le frappa de toutes ses forces à la tête avec sa batte de bronze. Dans un grognement plaintif, la bête s'écroula au sol et mourut immédiatement. Tous les invités sortirent alors, ainsi que le forgeron et le roi. Tandis que les hommes manifestaient leur admiration et félicitaient le jeune garçon, Cullan poussa un cri de colère :
- Comment oses-tu tuer mon meilleur chien ? Comment me rendras-tu justice ?
- Je m'engage à élever moi-même une autre bête, répondit simplement Setanta.
Mais le forgeron éclata de rire :
- Ah oui ? Et combien faudra-t-il de temps à un gamin tel que toi pour dresser un chien de garde ? Quelle insolence ! Comment ferai-je en attendant, jeune vaurien ?
- Je serai votre chien de garde d'ici là, répondit Setanta.

Personne ne rit de cette réponse pourtant hasardeuse. Le forgeron se calma et changea d'attitude :
- Non, je ne t'en demande pas tant. Quel parrain serais-je donc pour te confier cette mission ?
- Laisse-le tenir sa promesse, interrompit le druide Cathbad. S'il réussit, il pourra porter le nom du plus héroïque personnage qui vivra jamais à Érin.
- Et quel est ce nom ? demanda le roi.
- Ce nom est Cuchulain, c'est-à-dire chien de Cullan, répondit le druide.
La prophétie se vérifia bientôt. Alors que les garçons de son âge s'amusaient, Cuchulain gardait la maison du forgeron et rêvait de joutes victorieuses.
Quand le soleil se leva au matin du septième anniversaire de l'enfant, Cathbad prononça sa seconde prophétie.
- Celui qui demandera à se procurer des armes aujourd'hui sera le plus grand combattant jamais né sur Érin. Mais sa vie sera brève, conclut-il gravement. Et que se passa-t-il le matin même ? Cuchulain alla voir son grand-père Conchobar pour lui demander des armes de guerre. Il reçut une lourde épée, une lance et un écu de bronze. Le roi lui offrit également un char de guerre, mais le jeune homme dut en essayer pas moins de dix-sept avant de trouver celui qu'il désirait. Que dire de plus ?
Cuchulain se rendit immédiatement à la frontière de sa province afin de pourfendre l'ennemi qui s'était immiscé sur son territoire et imposait mille souffrances aux hommes d'Ulster.
Ce héros âgé de sept ans ne retourna à Emain Macha que le lendemain matin. Il rejoignit les célèbres combattants de la Branche rouge et ne quitta jamais cet ordre.
Cette nuit-là, Cuchulain fit couler le sang pour la première fois...
Cette nuit-là, il battit trois ennemis et rentra au camp porteur de leur tête coupée, signe de son héroïque victoire...