Le destin des fils de Tuireann


Trente ans après la grande bataille contre les Fir Bolg, Dagda, dieu de bonté et de générosité, était assis en paix et jouait de la harpe, afin d'appeler la nouvelle saison sur l'île d'Érin : après la floraison de mai qui honorait le dieu Beltaine et illuminait toute l'île de couleurs aussi éclatantes que celles d'un bouquet magnifique, après la fête nébuleuse de Samain, l'île, saisie par le brouillard et la pluie, se préparait au silence de l'hiver que seule troublait la voix de milliers de créatures.
Le peuple de la déesse Dana n'était pas si paisible qu'il y paraissait. Les Fomoires, toujours présents, observaient de près chacun des mouvements de ces guerriers aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Confinés dans leur retraite maritime, ils échafaudaient des offensives sans pitié...
Le trône royal des Dananns se trouvait alors libre, car l'héroïque roi Nuada avait abdiqué. En effet, il avait perdu sa main au combat ; or, la tradition interdisait à un estropié de régner sur le peuple. C'était une règle immuable. Les dieux tinrent donc conseil à Tara pour délibérer et décider enfin de la conduite à tenir.
Certains proposèrent de faire roi tel guerrier, d'autres insistèrent pour que l'on choisisse tel autre, et l'on cita ainsi de nombreux noms. Mais nul ne pouvait égaler Nuada, tant pour la sagesse et le jugement que pour la bravoure au combat. Il était essentiel de choisir le roi le plus capable, celui qui saurait vaincre les démons marins prêts à revenir sur l'île. Ne trouvant à Nuada aucun successeur plus digne de cet honneur, les dieux se résolurent à élire Bress, dans l'espoir qu'il serait capable d'apaiser les Fomoires.
Bress était jeune, grand et souple, d'allure séduisante. Il était de sang noble, car sa mère était de race danann, mais son père n'était autre que Balor, roi des Fomoires.
Les Dananns s'estimaient liés à Bress par la loi du sang. Ils envoyèrent des messagers vers l'île de Tory afin de lui offrir le trône. Ils firent même davantage : pour s'attirer la gratitude des démons, ils proposèrent à Bress la main de la princesse Brigit, fille du dieu Dagda, père de tous les hommes.
Brigit était patronne des druides et des poètes, protectrice du feu des âtres, guide et gardienne des murmures de la nuit et des sifflements de l'air qui se font entendre quand la lune est amoureuse. Noble parmi les nobles, elle avait deux visages : le premier d'une beauté enchanteresse, le second d'une laideur repoussante.

Les Fomoires acceptèrent l'offre avec des sourires de joie. Alors qu'ils redoutaient une cruelle bataille, ils comprirent que les Dananns livraient leur sort à leur bon vouloir et allaient jusqu'à céder le palais royal de Tara à leur cher Bress. Le jeune héritier reçut donc les messagers avec autant de grâce qu'il le put. Il jura solennellement d'abdiquer sans discuter si les dieux en décidaient un jour ainsi. Bientôt eut lieu à Tara une magnifique fête de couronnement et de mariage, à laquelle prirent part les chefs de clan de toute l'Irlande, y compris ceux qui représentaient les Fir Bolg du Connacht, récemment vaincus. Tous vinrent jurer allégeance au nouveau roi des Rois. Et, au même moment, Cian, fils du guérisseur divin Diancecht, épousait Ethnea, fille de Balor.
Mais la Lia Fail, pierre magique du couronnement, resta muette lorsque le nouveau roi fut élu, comme si elle avait perdu son pouvoir...
À peine les invités étaient-ils partis que Bress perdit toute sa grâce et sa politesse. Les Dananns comprirent alors qu'ils s'étaient trompés : le visage avenant du nouveau roi cachait l'âme sans pitié d'un démon des mers.
Pour commencer, Bress les força à lui donner tout le lait de leurs fermes en usant d'une maligne fourberie.
- Livrez-moi le lait des bêtes à poil noir ou à peau nue, je m'en contenterai, ordonna-t-il en feignant la réserve et la sagesse.
Bress ordonna ensuite que l'on rassemble tout le bétail de l'île, puis il fit allumer deux immenses feux ardents. Les Fomoires conduisirent les bêtes sur un étroit chemin ménagé entre les flammes et, lorsqu'elles eurent traversé, il n'en restait plus une seule qui ne fût pas de couleur noire ou nue...
Les injonctions fusèrent. On leva un impôt d'une once d'or sur les cheminées, les meules à grain et les jarres. Malheur à celui qui ne voulait pas s'acquitter de ce dû : les Fomoires lui trancheraient le nez sans la moindre pitié !
Pendant sept longues années, ils avilirent ainsi les Dananns sans épargner quiconque, pas même les nobles. Ainsi, Dagda était tenu de leur construire des châteaux. Ogma, qui avait introduit en Irlande l'alphabet oghamique, en fut réduit à abattre du bois pour le roi sans jamais manger à sa faim.
Le guérisseur Diancecht se souvint alors du roi détrôné Nuada. Nul ne sait dans quelle lointaine contrée de l'île il le trouva, mais ce qui compte, c'est le résultat de sa visite. En effet, il lui posa un postiche pour remplacer le membre perdu lors du combat avec les Fir Bolg : une main d'argent.

Quand il vit que son corps n'était plus amputé, Nuada se mit à pousser des cris d'allégresse, mais son bienfaiteur le fit taire d'un doigt posé sur les lèvres et murmura :
- Ne bondissez pas de joie, pas encore. Votre heure n'a pas sonné, gardez-vous de retourner à Tara. Le moment venu, je vous enverrai un message.
Diancecht se retira. Nuada, ébloui par le génie du guérisseur, ignorait qu'il serait désormais connu sous le nom de Nuada à la Main d'argent...
Dès lors, les événements se précipitèrent à Tara. Cette même nuit, les Dananns apprirent que Nuada avait retrouvé une main et se mirent à réfléchir aux moyens de se débarrasser de Bress et des Fomoires le plus vite possible. L'occasion ne devait pas tarder.
Dans la cour du roi des Rois, l'usage voulait que l'on offrit l'hospitalité à tout visiteur qui se présentait : on lui servait à manger et à boire, on lui proposait d'admirer les jongleurs, d'écouter les ballades des musiciens, les plaisanteries des fous, les prophéties des druides et les poèmes des bardes. Sous le règne de Bress, il en allait tout autrement. Sachant qu'ils n'y recevraient nul repas, les voyageurs évitaient de faire étape au palais. Mais un jour, Cairbre, fils d'Ogma et poète parmi les poètes, rendit visite à la cour.
Bress ne lui fit pas grand accueil. Au lieu de le convier à sa table, ainsi que l'exigeait la tradition, il le fit mener dans un salon précaire et glacé, sans feu ni couche de fourrure, et ne lui fit porter qu'une tranche de pain sec.
Comment s'étonner alors que, reçu par le roi des Rois le lendemain matin, le poète déclama les vers suivants au lieu des chants de louange traditionnels :

Sans une bouchée de nourriture,
Sans une goutte de lait,
Sans la chaleur d'une fourrure
Et sans la moindre charité
Quel poète ne chanterait satire
Pour que la face royale s'éclaire d'un large sourire ?

Mais, quand il entendit ces vers, dont on dit qu'ils sont à l'origine de la satire irlandaise, Bress ne rit pas, et ses lèvres n'esquissèrent pas le moindre sourire. Au contraire, sous l'effet d'une rage féroce, son beau visage se tordit et cette grimace suffit à trahir ses origines bestiales. Terrorisé, Cairbre s'enfuit immédiatement du salon royal, tandis que les Dananns se pressaient autour du roi afin de découvrir enfin quel monstre il était. Ils virent que sa fureur le défigurait tout autant qu'une infirmité...
Bress se ressaisit rapidement, mais les dieux avaient déjà pris leur décision : il ne pouvait rester roi, car il était affecté d'une tare. Quand Dagda l'Ancien lui exposa la décision des dieux, le roi démoniaque l'écouta avec un sourire arrogant puis répondit :
- Vous regretterez cette décision jusqu'à votre dernier jour. Vous avez parfois pu nous être de quelque utilité, mais à présent nous allons vous faire disparaître de la surface de la Terre avant de plonger Érin au fond de l'océan !
Il sortit alors du palais de Tara en courant, comme poursuivi par des démons irascibles, et disparut dans les ténèbres en direction du soleil de minuit, où se trouvait l'île de Tory.
Ses menaces n'affolèrent pas les Dananns. Heureux, ils allèrent en toute hâte trouver leur ancien roi Nuada dans l'intention de lui restituer le trône avant même la tombée du jour, après tant d'années de disgrâce. Ils n'eurent guère le temps de fêter l'événement. Les dieux se doutaient bien que les Fomoires avaient décidé de détruire toute l'île afin d'empêcher quiconque d'y élire un jour domicile. Ils tinrent conseil pour savoir comment les en empêcher. C'est alors que l'on frappa violemment au portail du palais.
À travers une fente étroite, le garde aperçut un inconnu revêtu de l'armure royale et paré d'un collier d'anneaux d'or.
- Je suis Lug, fils de Cian, petit-fils de Diancecht, annonça l'homme. Également connu pour être fils d'Ethnea et petit-fils de Balor.
Le garde savait parfaitement à qui il avait affaire, mais il demanda néanmoins :
- Que voulez-vous ? J'ai reçu l'ordre de refuser l'entrée au château de Tara à ceux qui n'ont rien à y faire.
- Je suis venu porter secours aux Dananns et, de plus, je suis bon charpentier.
- Nous n'avons que faire d'un charpentier, répliqua le garde. Nous en avons un excellent.
- Je suis également forgeron. J'ai appris cet art et j'y excelle.
Mais le garde lui fit une réponse similaire à la précédente :
- N'avez-vous jamais entendu parler de Goibniu, maître forgeron ? C'est le plus grand de tous !
- Je suis maître de guerre, vous ne regretterez pas de m'avoir laissé entrer, insista le jeune visiteur, refusant de se laisser décourager.
Mais le portier ne céda pas :
- Inutile, nous avons Ogma, le plus grand et le plus courageux de tous...
Leur dialogue continua ainsi longtemps. Le visiteur se dit tour à tour harpiste, barde, druide, orfèvre, valet et guérisseur. Pour en finir, Lug haussa les épaules et dit :
- Allez demander au roi ! Ne recevra-t-il pas un homme qui maîtrise tous les métiers que nous venons d'évoquer ?
- Vous devez être Ildanach, maître de tous les arts, murmura le portier avec respect avant de se précipiter au palais.
Nuada à la Main d'argent écouta le portier très attentivement. Il était ravi de trouver un allié précieux pour lutter contre les Fomoires, mais ne s'agissait-il pas d'une nouvelle ruse ? Bress lui-même n'avait-il pas juré solennellement de défendre la même cause ? Lug fut donc sommé de se livrer à une ultime épreuve avant d'être admis dans les rangs des Dananns : il affronterait leur champion au cours d'une partie de fidchell, un jeu comparable au jeu d'échecs.
Là encore, il se montra digne de sa réputation : quelques déplacements lui suffirent pour vaincre son adversaire et il ne perdit pas la moindre pièce ! Nuada lui demanda alors de prendre place auprès de lui, sur la Pierre des sorciers jusque-là inoccupée. Dès lors, Lug participa aux délibérations des Dananns.
Les dieux s'entraînèrent en vue du combat, chacun se targuant d'être le plus fort : Dagda se vantait de pouvoir disperser les rangs ennemis avec sa masse ; Ogda se faisait fort de tuer le roi Balor et trois fois neuf de ses chefs ; Morrigu se glorifiait à l'idée de poursuivre sans pitié le moindre fuyard ; le forgeron Goibniu jurait, lui, qu'il réparerait les glaives et les lances brisés, tandis que Diancecht promettait de soigner les blessures subies par les Dananns au cours du conflit final.
On parlait beaucoup de cette bataille à Tara, mais les dieux savaient bien qu'ils n'auraient pas la force de vaincre les Fomoires. Les monstres marins étaient de loin les plus nombreux et rien ne les empêchait d'attirer l'île d'Érin tout au fond de l'eau comme ils l'avaient annoncé. Il fallait trouver sur l'île des alliés prêts à livrer combat et à affronter l'ennemi ; c'était la seule issue.
Lug quitta Tara le premier ; tandis qu'il chevauchait dans les forêts et traversait les plaines verdoyantes, tandis qu'il franchissait les gués, son jeune et beau visage brillait comme le soleil du matin. Savait-il qu'il serait bientôt transformé en dieu du Soleil ?
Il fit route jusqu'à la colline de Balor, où les Fomoires encaissaient les impôts levés sur les Dananns comme si rien ne s'était passé. La lance magique de Lug fendit l'air, sa fronde catapulta un tathlum, ou boule de terre glaise, et les monstres tombèrent comme des feuilles mortes sous le vent. Il les faucha par dizaines, par centaines peut-être, mais il épargna trois fois trois monstres afin qu'ils puissent raconter au roi Balor ce qui venait d'arriver.
Quand il entendit le récit de ces rescapés, le roi des Fomoires entra dans une telle rage qu'il en ouvrit presque son oeil maléfique, dont un seul regard suffisait à donner la mort.

- Ils veulent la guerre ? Ils l'auront ! Une guerre telle qu'ils maudiront le jour de leur naissance ! Mais qui était ce puissant combattant, qui a ainsi causé la mort de tant des nôtres ?
Sa question resta longtemps sans réponse. Un grand silence tomba sur la salle, que seul brisait le battement des vagues contre le trône sous-marin de Balor. Enfin, la reine prit la parole :
- Ce ne saurait être que votre propre petit-fils, fils de votre fille Ethnea. Lui seul est capable de tels actes de courage. Balor, je prédis qu'au cours des combats à venir, il aura le dessus et triomphera de vous, oui, de vous en personne !
À ces mots, le roi des Fomoires éclata de rire et se tourna vers Bress, Elathan, Tethra et quelques autres guerriers pour discuter de la manière dont il reprendrait le contrôle d'Érin.
Pendant ce temps, Cian, père de Lug, lui aussi à la recherche d'alliés opposés à la loi des Fomoires dans les provinces du pays, arrivait dans la plaine de Murthemney. Alors que son cheval s'apprêtait à partir au galop, Cian remarqua au loin trois cavaliers. Il les reconnut bientôt : c'étaient les trois fils de Tuireann, ennemis, à ses yeux, plus redoutables que les Fomoires eux-mêmes. Une vieille querelle opposait leur famille, qui se réclamait fièrement de la race d'Ogma, à la famille du père de Lug.
« Que faire ? se demanda Cian. Si au moins mes frères Cua et Cethe chevauchaient avec moi, nous pourrions facilement nous défendre, mais que puis-je faire seul ? » Il regarda autour de lui avec inquiétude, espérant peut-être qu'une aide inattendue se manifesterait. Mais nul secours ne se profilait à l'horizon sur la plaine désolée. Il vit seulement un groupe de sangliers qui fouillaient la terre. Alors que les trois cavaliers s'approchaient de lui pour l'identifier, Cian eut une idée. Il se changea en sanglier et se joignit aux animaux ; comme eux, il se mit à creuser le sol avec son groin. Mais les fils de Tuireann ne tombèrent pas dans le piège.
- Vous avez vu ? demanda l'aîné, Brian, à ses frères. Si je ne m'abuse, il y avait là un cavalier qui ressemblait à Cian, et maintenant...
- Et maintenant, le voilà transformé en sanglier, coupa son cadet Iuchar tandis que le benjamin Iuchabar hochait la tête.
- Soyez sans crainte, il ne peut pas nous échapper ! s'exclama Brian.
Il sortit de sous sa tunique une baguette druidique avec laquelle il toucha ses frères. Iuchar et Iuchabar se changèrent aussitôt en lévriers irlandais et se lancèrent à la poursuite des sangliers en poussant des aboiements féroces qui résonnaient au loin.
Effrayés, les sangliers prirent la fuite vers une sombre forêt visible à l'horizon. L'un d'eux, toutefois, prit la direction opposée. Brian lui coupa la route. Il s'apprêtait à le transpercer d'un coup de lance, quand l'animal s'écria d'une voix humaine :
- Pitié ! Épargne-moi, je t'en supplie !
Sans laisser paraître la moindre surprise, Brian répondit :
- Nous allons voir. Tout d'abord, je voudrais savoir qui tu es.
- Mon nom est Cian, j'implore ta grâce...
Iuchar et Iuchabar, qui avaient repris leur apparence humaine, étaient tout prêts à laisser la vie sauve à un animal sans défense, mais Brian n'en démordait pas :
- Aurais-tu sept vies, je te priverais de chacune d'elles !
Cian comprit qu'il était perdu et cessa d'implorer la clémence des fils de Tuireann. Il leur adressa une demande :
- Permettez-moi au moins de reprendre forme humaine, celle qui me revient de naissance. Je ne veux pas périr ici sous les traits d'un animal !
Brian accepta d'un signe de tête méprisant, et un homme à barbe blanche, père de Lug et fils du guérisseur Diancecht, apparut sous ses yeux.
- Réfléchis encore un peu, Brian, dit-il solennellement. Si tu m'avais tué alors que j'étais sanglier, tu aurais dû t'acquitter d'un droit de chasse. Te voilà prêt à tuer un dieu. Sache que tu auras bien du mal à t'acquitter de l'eric, dédommagement dû à mes héritiers, et que tu n'en mourras pas moins...
- Je t'ai assez écouté ! cria Brian avec colère. Tu vas mourir comme un chien enragé et non comme un combattant, tu ne mérites pas de fin plus honorable !
Et il le transperça de sa lance, tandis que ses frères lapidaient l'infortuné à l'aide de pierres ramassées au sol. Ils cessèrent quand ils le virent mort. Puis, sans un mot, ils creusèrent une fosse profonde et y jetèrent leur malheureuse victime. Mais la terre rejeta celle-ci : elle refusait de dissimuler leur cruauté. Par six fois, elle s'ouvrit pour exposer le corps sans vie à la surface. À la septième tentative, les fils de Tuireann parvinrent enfin à ensevelir Cian. Alors qu'ils quittaient ce triste lieu de la plaine de Murthemney, ils entendirent une voix mélancolique et menaçante :

Vous avez tué un innocent
Et fait lâchement couler son sang
La vengeance, telle une ombre, vous suivra dorénavant

Mais il n'y avait personne. Seul soufflait le vent sous le ciel bas et sombre. La tête enfouie dans la crinière de leurs chevaux, les frères prirent la fuite aussi vite qu'ils le pouvaient.
Cependant, le fils de Cian, Lug, se demandait pourquoi il n'avait pas encore croisé son père. Il rencontra ses oncles, Cua et Cethe, qui lui indiquèrent quelle direction il avait pris. Lug et ses compagnons se rendirent sans tarder sur la plaine de Murthemney. Comme guidé par une force magique, Lug se dirigea droit sur la fosse où reposait son père, tandis qu'une voix gémissait :

Ici fut tué un innocent
Ceux qui ont fait couler son sang
En répondront à ses descendants...

Lug ordonna que l'on ouvrit la sépulture. Quand il vit le corps estropié de son père, il s'agenouilla et l'embrassa trois fois sur la joue, ainsi que l'exigeait la tradition. Et, d'une voix tremblante, il prêta serment :
- Je sais qui s'est rendu coupable de cette atrocité. Les coupables le paieront cher ! Mais le pire, c'est que les dieux ont frappé Érin de fratricide. Un Danann a tué son frère danann et aujourd'hui, au nom des miens, je me dois d'invoquer la peine la plus sévère. Désormais, nul ne saurait éviter qu'un tel acte ne se reproduise.
Lug resta un moment silencieux près de la fosse, entouré de ses compagnons. Puis ils recouvrirent le corps de terre et érigèrent un tombeau sur lequel ils gravèrent en écriture oghamique que Cian, fils de Diancecht, y reposait à jamais. Le soir même, Lug regagna le palais de Tara et se dirigea vers la grande salle.

Le roi Nuada, entouré des Dananns et des fils de Tuireann, était assis sur son trône. Ils parlaient de la bataille qui allait les opposer aux Fomoires.
Lug ne prit pas place sur son siège d'honneur. Il demanda au roi des Rois la permission de secouer la Chaîne du silence, garnie de nombreuses clochettes. Lorsque celles-ci retentirent, chacun se tut et Lug prit la parole :
- Oyez, héritiers de la déesse Dana ! Je vous suis reconnaissant de la générosité que vous m'avez témoignée et je vous demande de répondre à une question de la plus haute importance. Que doit faire un fils à celui qui a tué son père alors qu'il était sans défense ?
À ces mots, la salle résonna de cris et de grondements de réprobation. Le roi Nuada se leva et demanda :
- Veux-tu dire que Cian à la barbe blanche est mort ?
- Oui, répondit Lug.
- Ma foi, je crois que la mort d'un père mérite une vengeance digne d'un combattant. OEil pour oeil, dent pour dent !
À ces mots, les Dananns poussèrent des cris d'approbation. Lug leur dit :
- Vous avez entendu la sagesse par la voix de Nuada à la Main d'argent et je ne doute pas que les coupables l'aient aussi entendue. Mais je ne saurais me protéger derrière la parole royale pour commettre un acte aussi sauvage que celui dont j'ai souffert. Je me contenterai d'une réparation en nature. Mais j'insiste pour en fixer moi-même le montant. Si vous estimez que je demande trop, et dans ce cas seulement, j'accepterai de faire preuve de clémence et je réviserai mes exigences.
Une nouvelle fois, des voix fortes grondèrent dans la salle : on se demandait qui avait pu commettre un acte aussi cruel et aussi méprisable.
Les fils de Tuireann se mirent à discuter. Iuchar et Iuchabar étaient prêts à confesser leur crime sur-le-champ, mais Brian s'y opposa.
- Je ne crois pas un mot de ce qu'a dit Lug. Dès qu'il saura la vérité, il ne parlera plus d'impôt mais, avec la permission du roi, il nous tuera !
Mais ses frères ne l'écoutèrent pas et ils avouèrent leur forfait aux Dananns.
- C'est nous qui avons tué Cian alors qu'il était désarmé. Nous avons été conduits à commettre l'irréparable par une haine héritée du passé. Nous voici prêts à accepter votre verdict.
Alors que la plupart des dieux restaient stupéfaits par cette révélation, Lug répondit avec un sourire forcé :
- Écoutez-moi bien. Voici ce que j'exige de vous : d'abord, vous m'apporterez trois pommes ; ensuite, la peau d'un verrat ; enfin, une épée. Vous me livrerez aussi un chariot et deux chevaux de trait, un jeune chien, une broche à rôtir et trois sons d'écho saisis dans la montagne.
Les frères restèrent un moment silencieux, comme s'ils attendaient que Lug leur en demande davantage, mais, voyant qu'il se taisait, Brian demanda :
- C'est tout ? Nous pourrions t'apporter cent fois plus.
- Ce n'est pas négligeable, répondit Lug. Toutefois, si vous vous engagez à vous acquitter de cette dette devant témoins, je vous promets pour ma part de ne jamais vous en demander davantage.
L'affaire fut entendue. Les deux parties prêtèrent serment et Lug reprit la parole :
- Je vais maintenant vous expliquer en quoi consiste votre quête, car les objets que j'ai mentionnés ne sont pas si insignifiants que vous le croyez.
Sans prêter attention aux regards intrigués de ses spectateurs, il poursuivit :
- Les trois pommes ne sont autres que celles du jardin des Hespérides, à l'autre bout du monde. Comme vous le savez, ces pommes brillent comme de l'or, elles ont le goût du miel et sont douées de pouvoirs magiques, puisqu'elles guérissent tous les maux et exaucent tous les voeux. Mais le jardin est jalousement gardé, car, il y a fort longtemps, une prédiction a annoncé que trois guerriers venus de l'Est viendraient s'en emparer. La peau du verrat, elle, appartient à un roi grec. Elle est aussi miraculeuse : elle transforme en vin la moindre goutte d'eau. L'épée est celle du roi de Perse, Pisear, c'est une lame invincible, nul ne peut survivre à cette pointe empoisonnée qui atteint toujours sa cible. Cela explique que les Perses la protègent comme la prunelle de leurs yeux. Le chariot et les chevaux sont sous la protection du roi de Sicile ; le chien, lui, appartient au roi des Piliers d'or; la broche est celle des nymphes de guerre de l'île de Finchory ; et les trois cris doivent faire écho sur la colline du guerrier Mochaen, à Lochlann. Même cette tâche est un exploit, car la colline est bien gardée. Vous savez à présent quels gages j'exige de vous.
Dans le silence qui suivit ces explications, on aurait presque pu entendre le souffle rapide des Dananns assemblés tant était vive leur appréhension. La mission était en effet difficile, pour ne pas dire impossible, et chacune des personnes présentes dans la salle le savait aussi bien que les trois malheureux frères.
Le coeur lourd, ces derniers quittèrent bientôt Tara afin d'aller rapporter ces événements à leur père. Tuireann l'Ancien écouta ses fils, puis dit amèrement :
- Vous avez commis un crime d'une cruauté inouïe. Ne vous étonnez donc pas que Lug se montre exigeant. Mais vous ne pourrez accomplir aucune de ces missions sans son aide.
- Son aide ? s'écria Brian avec surprise. Qu'est-ce qui vous fait croire que Lug désire nous porter secours ?
- Crois-moi, mon fils, car c'est ainsi, insista Tuireann. Les objets miraculeux que l'on vous somme de rapporter seraient d'un grand secours aux Dananns dans leur lutte contre les Fomoires. C'est pourquoi Lug ne saura refuser de vous aider en vous prêtant le cheval marin Enbarr et le navire magique Seigneur des océans, sans lesquels jamais vous ne pourriez atteindre ces lieux éloignés. Ils appartiennent au roi des Mers, Manannan, mais sachez que Lug les lui a empruntés...

Les frères retournèrent à Tara à contrecoeur. Ils supplièrent Lug de leur apporter son aide. Mais leur père avait vu juste : il ne leur prêta pas le cheval marin, mais ordonna que l'on arme le navire sur la côte la plus proche.
Fous de joie, les jeunes gens annoncèrent cette concession à leur père, mais celui-ci fit montre de prudence :
- Ce n'est pas fini. Si vous ne périssez pas en relevant le plus difficile de ces défis, vous devrez être prudents pour accomplir les autres tâches. Si Lug avait vraiment voulu vous aider, il vous aurait prêté son cheval et non son navire.
Tuireann et sa fille Ethnea firent bientôt leurs adieux aux trois garçons sur la côte où les attendait le navire magique. Ils embarquèrent et hissèrent les voiles. Autour d'eux résonnèrent longtemps les chants de lamentation de leur soeur :

Malheur à vous, mes frères !
Votre cruauté nous vaut Le sort des malheureux.
Partout rôde la mort, je ne le sais que trop
Au bout de l'horizon ou sur la terre d'Érin...

Ces tristes paroles résonnaient toujours dans leurs oreilles quand les fils de Tuireann gagnèrent le large. Brian demanda au navire de les mener là où ils pourraient s'acquitter de leur première tâche : au jardin des Hespérides.
Les flots se mirent immédiatement à rugir et s'ouvrirent pour laisser passer le bien nommé Seiqneur des océans. Il fila dans le jaune comme une flèche, vers le sud-ouest, en laissant derrière lui un large sillon de mousse jaune. Avant même que les jeunes gens aient pu se rendre compte qu'ils étaient arrivés, le curragh ralentit sa course. Brian vit au loin le jardin enchanté où les pommes brillaient et rayonnaient comme autant de petits soleils dorés. Mais il vit aussi que de nombreux soldats lourdement armés montaient la garde.
- Ne risquons pas une bataille avec l'ennemi, leurs troupes sont trop nombreuses. Si nous nous changeons en crécerelles, nous pourrons fondre sur le jardin sans entrave et saisir chacun une pomme.
Iuchar et Iuchabar acceptèrent sans protester la suggestion de Brian. En un instant apparurent, comme venus de nulle part, trois puissants oiseaux de proie qui se mirent à tournoyer au-dessus du jardin. Plus rapides que l'éclair, ils traversèrent le ciel sans être atteints par les flèches qui fondaient sur eux. Lorsque les gardes eurent vidé leurs carquois, les faucons n'eurent plus qu'à cueillir les pommes.

Dès qu'ils eurent accompli leur première tâche, les trois frères reprirent place sur le curragh qui les conduisit bien vite tout près des côtes grecques.
Pour se saisir de la peau du verrat, Brian eut recours à un autre stratagème :
- Nous dirons au roi grec Tuis, à qui appartient l'animal, que nous sommes des bardes et des poètes venus de la lointaine Érin. Il voudra certainement nous gratifier pour notre talent, comme le veut la coutume. Nous n'aurons plus qu'à lui demander la peau du verrat.
- Et s'il refuse de nous la donner ? demanda le benjamin Iuchabar.
- Vous devrez alors m'observer attentivement et m'imiter en tous points, rétorqua Brian sans hésiter.
Les frères prirent aussitôt la route du palais royal. Ils eurent la chance de trouver Tuis dans la salle des banquets, entouré de nobles venus de toute la Grèce. Ils récitèrent des poèmes, à l'admiration de tous et surtout du roi lui-même, qu'ils louèrent comme le plus grand des souverains de ce monde. Puis Brian demanda crânement la peau du verrat sacré.
- Je me vois tenu de vous refuser ce cadeau, répondit Tuis, gêné. Mais je vais vous donner à chacun autant d'or et de pierres précieuses que cette peau miraculeuse pourra en contenir.
Brian remercia le roi d'un aimable poème et lui demanda :
- Pouvons-nous recevoir notre récompense sans délai ?
- Mais oui, répondit le roi en toute confiance. Allez à la salle du trésor et mes valets pèseront les lingots et les pierres qui vous sont dus.
Le souffle coupé, les frères regardèrent les valets emplir de lingots la peau du verrat. Soudain, Brian bondit et arracha la peau des mains des Grecs stupéfaits. Il se fraya un chemin hors du palais à coups d'épée, suivi de ses frères. Ils subirent de nombreuses blessures avant d'atteindre leur navire, mais ils étaient fous de joie, car ils avaient accompli leur mission. Ravis d'avoir remporté cette victoire, ils décidèrent d'utiliser une seconde fois le même subterfuge et de se présenter comme bardes devant Pisear, roi de Perse.
Au début, tout alla très bien. Mais, quand Brian demanda à recevoir l'épée magique à pointe empoisonnée, le roi se mit en colère :
- Nul ne saurait exiger de recevoir le trésor le plus précieux de Perse ! Vous paierez cher cette impudence !
Fou de rage, il tira son épée et se jeta sur Brian. Celui-ci était célèbre dans toute l'Irlande pour ses qualités de fin combattant ; il para sans mal l'attaque du roi et se mit bientôt à le poursuivre comme le chien pourchasse le lièvre. Quand Pisear perdit son arme et sentit la lame de Brian sur son cou, il accepta de céder son épée.
Le bateau prit ensuite la direction de l'ouest et des côtes siciliennes, où un nouveau défi attendait les jeunes gens : s'emparer d'un magnifique chariot tiré par deux chevaux doués du pouvoir de courir plus vite que tous les chevaux du monde, sur terre ou sur mer, à l'exception bien sûr d'Enbarr, le cheval de Manannan. Quant au chariot proprement dit, il n'était pas moins remarquable, car il était le plus magnifique et le mieux façonné de tous les attelages du monde. Quand les frères se mirent à débattre du moyen de s'emparer d'un tel trésor, Brian remarqua :
- En de nombreuses régions, les bardes de l'île d'Érin ont à présent mauvaise réputation, car la rumeur circule bien vite. Cette fois, nous offrirons au roi de Sicile de devenir ses mercenaires, ce qui nous permettra de nous approcher facilement du chariot et des chevaux.
Ils suivirent cette proposition. Le roi de Sicile se montra ravi d'accueillir de telles recrues dans son année et il les gratifia bientôt de diverses faveurs en récompense de leurs actes de courage sur les champs de bataille. Mais il s'écoula beaucoup de temps avant que les frères voient enfin les deux célèbres chevaux attelés au chariot. Et il leur fallut combattre une nouvelle fois pour s'emparer de ce trésor, Mais ils parvinrent à leurs fins.
Quatre tâches avaient ainsi été exécutées. Le navire glissait sur les flots, plus léger qu'un souffle de vent, vers le lieu du cinquième défi, le royaume d'Easal, roi des Piliers d'or. Quand le Seigneur des océans réduisit sa vitesse avant de virer vers la côte, les trois frères constatèrent avec surprise que le roi Easal les attendait avec toute son armée. Ils n'eurent pas le temps d'échafauder une stratégie, mais se refusèrent à faire demi-tour. Ils se présentèrent donc devant le roi et le saluèrent tête basse en signe de respect. Brian prit la parole d'une voix forte :
- Puissant roi, peut-être as-tu entendu parler de nous. Nous appartenons au peuple de la déesse Dana, nous vivons sur l'île d'Érin. Pour avoir abattu son père alors qu'il était sans défense, Lug nous a condamnés à une lourde tâche. Nous devons entre autres capturer un jeune chien capable de rattraper et de tuer n'importe quelle proie. Ce chien est en ta possession, roi tout-puissant. C'est cette mission qui nous amène.
Easal, immobile, les observait. Après un long silence, il répondit :
- Je vous attendais. Une très ancienne prophétie disait que vous viendriez aujourd'hui demander ce jeune chien et vous en emparer. Je suis conscient que nous sommes condamnés à perdre la bataille, même si nous comptons dans nos rangs de nombreux guerriers chevronnés. Nous préférons vous livrer le chien de bonne grâce, en espérant qu'un jour vous nous rendrez la pareille...
À ces mots, Easal se pencha en avant et souleva un panier posé à ses pieds pour le tendre à Brian. Les frères n'eurent même pas besoin de s'assurer que l'animal s'y trouvait, car son doux poil doré brillait à travers l'osier comme une pépite d'or. Ils prirent congé du roi en l'assurant de leur reconnaissance la plus sincère et s'éloignèrent bientôt des rives du royaume des Piliers d'or.
Le curragh navigua longuement, mais, quand il s'arrêta une nouvelle fois, nulle terre n'était en vue par-delà les flots, pas même la moindre falaise. Les frères se demandèrent où pouvait bien être l'île de Finchory, où ils devaient s'emparer d'une broche à rôtir. Car, si cette île n'était pas en vue, pourquoi diable leur navire s'était-il immobilisé ? Brian résolut le mystère. Il couvrit sa tête d'un casque de cristal qu'il emportait chaque fois qu'il prenait la mer, puis monta sur la proue du navire et plongea dans les profondeurs. Il descendit, descendit, descendit et atteignit enfin une île sous-marine. Devant lui se trouvait une sorte de demeure où il entra.
Dans une grande salle étaient assemblées des femmes et des jeunes filles en tenue de combat, toutes plus jolies les unes que les autres. Elles parlaient et riaient, mais firent silence en voyant le fils de Tuireann. Émerveillé et incrédule, celui-ci regarda les nymphes et vit soudain la broche posée sur une table.
À cet instant, la plus âgée des guerrières, dont l'armure et l'apparence altière laissaient à penser qu'elle était leur reine, prit la parole :
- Sois le bienvenu, Brian. J'admire le courage dont tu fais preuve en entrant chez nous. Je sais que tu veux t'approprier la broche, mais tu ignores que nous ne la céderons qu'à celui qui la gagnera au cours d'un combat équitable.
Brian tira son épée, mais la reine lui fit signe de se tenir tranquille.
- Rengaine ton arme, elle ne te sera d'aucun secours. Une seule d'entre nous serait capable de vaincre trois hommes comme toi. Mais tu ne nous déplais pas, ajouta-t-elle, et son regard admiratif glissa du séduisant visage de Brian à son corps élancé. Lug ignore que nous sommes en possession de plusieurs broches identiques...
Brian prit la broche qu'elle lui tendait et, à regrets, il quitta l'île sous-marine pour rejoindre ses frères.

Lug était tenu au courant de leurs progrès et savait qu'ils s'étaient jusque-là acquittés de leurs tâches avec facilité. La colère le faisait grincer des dents et il réfléchissait au moyen de les empêcher de mener à bien leur dernière mission.
Les trois frères voguaient vers Lochlann, quand le Seigneur des océans, qui voguait toutes voiles dehors, changea brutalement de direction. Lug, par sa magie divine, avait fait en sorte que le curragh oublie sa dernière mission. Le navire allait désormais bon train en direction d'Érin, au lieu de voguer vers le nord.
Bien avant l'arrivée des garçons à Tara, Lug conseilla au prince Nuada de prendre possession de leurs trésors en paiement de l'eric et de les lui faire porter. Ce ne fut qu'alors, lorsqu'il fut sûr que les trois frères n'avaient plus à lui opposer que des épées rudimentaires et nulle arme magique, qu'il entra dans la salle des banquets et dit :
- Vous avez accompli six des sept tâches qui vous avaient été confiées. Mais où sont les trois échos qui devaient résonner sur la colline de guerrier Mochaen, à Lochlann ? Votre dette ne sera réglée que lorsque vous aurez accompli cette mission...
Les fils de Tuireann se souvinrent alors qu'ils n'avaient pas rempli leur devoir. La tête basse en signe de honte, ils durent quitter la salle, même si quelques Dananns plaidèrent en leur faveur.
Une fois de plus, le curragh les emmena loin de chez eux et ils reprirent leur quête. Il leur fallut bien longtemps pour atteindre la côte vierge et inhospitalière que dominaient les collines verdoyantes de Mochaen.
À peine les frères avaient-ils posé un pied à terre qu'un guerrier apparut au loin. Il agitait rageusement la lame nue de son épée et criait :
- Vous, là-bas ! Venez donc essayer de vous emparer des trois échos ! Venez et vous verrez comment l'épée de Mochaen l'Ancien vengera la mort de son ami !
Et il se lança à l'attaque de Brian. Après une lutte féroce qui valut aux deux adversaires plus d'une blessure sanglante, il porta à Mochaen un coup puissant. Mais la lutte n'était pas finie. Quand Mochaen s'écroula, ses trois fils dévalèrent la colline en poussant des cris puissants et en brandissant chacun une épée. Ils se battirent à mort. Les trois frères de chaque camp se défendirent comme des sangliers féroces. Le sang avait déjà coulé sur cette grève déserte, mais il jaillissait à présent vers la mer comme un torrent... Les fils de Tuireann vainquirent les fils de Mochaen, mais il ne leur restait plus guère de vie. Parvenus au sommet de la colline, c'est à peine s'ils purent crier assez fort pour qu'un écho se fasse entendre ; c'est à peine s'ils purent ramper jusqu'à leur curragh pour retourner au pays. Ils ne savaient plus s'il faisait jour ou nuit tandis que, le corps endolori, ils naviguaient vers Érin. Enfin, ils virent la colline de Benn Edair, puis la maison de leur père.
Brian, qui supportait le mieux ses cruelles blessures, descendit en rampant du curragh afin d'aller trouver sa soeur et Tuireann l'Ancien. Malgré la douleur, il prononça ces mots :
- Nous avons accompli toutes les tâches qui nous étaient demandées. Mais la vie semble s'enfuir de notre corps comme les vagues quittent la grève à marée basse. Le seul qui puisse désormais nous aider est Lug. Mon cher père, allez vite le trouver et dites-lui que l'eric qu'il avait exigé est à présent payé. Nous mourrons s'il ne nous aide...
Tuireann l'Ancien se rendit à Tara en toute hâte. Il implora Lug de sauver ses fils. Mais, sans un mot, Lug lui tourna le dos...
Brian, prêt à perdre connaissance, écouta le terrible récit de son père. Il put trouver l'énergie de se rendre lui-même à Tara. Là, d'une voix à peine audible qui semblait déjà faire écho aux murmures de l'ange de la Mort, il plaida sa cause auprès du dieu du Soleil :
- Une seule bouchée de la pomme... que je vous ai moi-même apportée... Ne serait-ce que pour l'un d'entre nous... Et celui-là restera votre esclave pour la vie...
- Pas même si tu m'apportais tous les trésors du monde ! gronda Lug, et son visage devint aussi dur que l'enclume qui fait briller le soleil. Non, non et non ! Pas un seul d'entre vous n'a su éprouver de pitié envers mon père, lui qui vous implorait au nom de la fraternité divine de Dana !
Brian comprit alors que les jours étaient comptés pour lui et ses frères. Il décida de retourner chez son père. Il est difficile d'expliquer comment il y arriva, mais il parvint à s'étendre sur l'herbe verte et odorante du début du printemps aux côtés d'Iuchar et d'Iuchabar, eux aussi mourants en raison des blessures subies ; et il entendit peut-être, qui sait, la complainte de leur soeur :

Pour vous, frères bien-aimés,
Je pleure et je me demande
Pourquoi, oui, pourquoi avoir choisi la voie de la mort...