Le combat final


À la suite de son triomphe sur Loch, Cuchulain était si épuisé que son père, le dieu du Soleil Lug, dut venir à son secours. Il le couvrit de son manteau magique et l'emmena en un lieu secret et éloigné où il put dormir trois jours et trois nuits sans être dérangé.
Pendant ce temps, Lug envoya les amis d'enfance de Cuchulain au combat pour défendre l'Ulster. Ceux qui jadis avaient joué avec Cuchulain tuèrent trois fois leur nombre d'ennemis. Mais ils furent tués au bout de trois jours...
Maeve constata ainsi que tous les habitants d'Ulster n'étaient pas frappés par la malédiction de leurs ancêtres. Elle se remit à chercher dans toute Érin des mercenaires qui voudraient s'opposer à eux, ainsi qu'un combattant prêt à défier Cuchulain en combat singulier.
Le souvenir de Fergus lui revint. Et puisque la plus grande vertu de celui-ci était la loyauté, il accepta d'aller voir Cuchulain, mais sans armes.
- Fergus, mon frère de lait ! s'écria en le voyant son vieil ami de la Branche rouge. Ce n'est pas très prudent de faire un tel voyage sans ton épée magique Caladbolg.
- Même si je l'avais emportée, répondit Fergus en secouant la tête, je n'aurais su m'opposer à toi, car jamais je ne pourrai combattre aucun de mes vieux amis. Je suis venu te proposer un marché...
- Que veux-tu dire ?
- Si l'un de nous trouvait la mort, cela ferait le bonheur de Maeve ou de ton seigneur Conchobar, selon le cas. Mais pourquoi leur offrir cette joie ? Nul conflit ne saurait opposer deux vieux amis.
- Ils nous accuseront de lâcheté si nous n'en venons pas aux armes, protesta Cuchulain.
- En effet, approuva Fergus. C'est pourquoi nous feindrons de nous battre. Quand leurs yeux se seront régalés du spectacle de notre combat, tu laisseras tomber ton arme et tu prendras la fuite... Mais ne crains rien, je ne te poursuivrai pas !
Cuchulain réfléchit à cette proposition et répondit :
J'accepte, mais à une seule condition : la prochaine fois que j'aurai besoin de ton aide, tu me rendras la pareille.
Ils tombèrent d'accord et se rencontrèrent bientôt au milieu du gué. Leurs épées et leurs lances s'entrechoquèrent ; les projectiles jetés à la fronde sifflèrent dans le ciel. Les spectateurs, alignés sur les deux rives, observaient attentivement leur lutte, mais nul ne se rendit compte que Cuchulain et Fergus évitaient soigneusement de s'infliger l'un à l'autre ne fût-ce qu'une égratignure. Et, quand le malheureux Cuchulain laissa tomber son épée alors qu'il allait recourir à l'une de ses célèbres bottes, il ne lui resta plus qu'à prendre bassement la fuite pour se réfugier sur la berge.


Les hommes du Connacht exultèrent et couvrirent Fergus de louanges, tandis que Maeve marmonnait entre ses dents :
- Pourquoi ne l'as-tu pas poursuivi pour l'achever ?
Fergus ne jugea pas utile de lui répondre...

La souveraine, dépitée, se creusait la tête : qui pourrait-elle bien convaincre d'aller affronter Cuchulain ? Ses druides prononcèrent le nom de Ferdia. Celui-ci descendait du dieu Fir Domnainn et, comme Cuchulain, il avait acquis ses talents de guerrier auprès de la légendaire Scathach. De plus, Cuchulain, qui était bien plus jeune que lui, avait jadis porté ses armes et ses couleurs.
Ferdia, en vertu de leur vieille camaraderie, refusa d'abord de croiser le fer avec Cuchulain. Voyant cela, les druides de la reine l'incitèrent à entrer dans la tente royale ; ils lui servirent du vin doux et le bercèrent de flatteries pendant des heures pour le convaincre que son devoir était d'affronter Cuchulain. La reine elle-même lui promit de nombreuses récompenses, entre autres les faveurs de sa fille Findabair, avant de changer de stratégie : elle le menaça d'envoyer des bardes satiriques dans toute Érin et toute Albion afin qu'ils raillent sa lâcheté. Enfin, elle agrafa la cape de Ferdia avec sa broche en or en se tenant tout près de lui pour qu'il sente le parfum qui flottait sur son corps délicat. Il tomba sous le charme et promit d'obéir en tout point à la souveraine.
Maeve et les druides ne furent pas les seuls témoins de ce serment : Fergus était lui aussi présent. Quand tous furent endormis, il fit préparer son chariot et se rendit au gué.
- Qu'est-ce qui t'amène à une heure pareille ? demanda Cuchulain.
- J'ai de mauvaises nouvelles, mon cher frère de lait, annonça Fergus.
Et il raconta mot pour mot ce qu'il avait entendu sous la tente de la reine. Cuchulain l'écouta attentivement, puis répondit avec un froncement de sourcils :
- Cela m'afflige, car la reine compte à présent dans ses rangs un combattant égal à moi... qui est mon ami. Que faire ? Je me suis installé près de ce gué lundi dernier, au début de l'hiver, et j'en ai la garde jusqu'au printemps. Je ne peux pas me retirer !
Les deux amis se séparèrent. La nuit tomba, si noire et si profonde que rien ne se reflétait à la surface de la rivière, pas même le feu de Cuchulain.
Si Ferdia avait dormi du sommeil des héros jusqu'à minuit, il eut ensuite du mal à trouver le repos tant était grande son impatience de combattre.
Il ordonna à son cocher de harnacher les chevaux bien avant le lever du jour.
Il arriva le premier au gué où il devait affronter Cuchulain et s'y installa sur des fourrures. Il s'endormit si profondément qu'il ne s'éveilla qu'au bruit du char de son rival. Les deux chevaux, l'un noir, l'autre gris, s'immobilisèrent près de lui et Ferdia salua aussitôt le nouveau venu :
- Sois le bienvenu, Cuchulain, je te salue !
- Merci de ton accueil, même si, selon l'usage, il me revient de te saluer le premier. Mais tu ne comptais peut-être guère être considéré comme le bienvenu en Ulster, toi qui y as surgi armé jusqu'aux dents ! À quoi sont dues ces velléités de combat ? Ai-je attaqué ton pays, mes hommes ont-ils brûlé vos maisons, réduit en esclavage vos femmes et vos enfants, subtilisé vos troupeaux ? Non, non, Ferdia, tu es venu me défier de te combattre jusqu'à la mort tout en sachant très bien de quel côté se trouve la loi de la raison et à qui reviendra la victoire.
- Toi qui as comme moi reçu des leçons de Scathach, toi qui portais mon écu quand je combattais Aifa, tu ne m'as jamais posé de questions, répliqua Ferdia. Mieux vaut commencer le combat. Quelle arme choisis-tu ?
- Tu étais ici avant moi, c'est à toi de choisir.
Ferdia sortit un immense bouclier cerné de huit écus plus petits dont les bords étaient tranchants comme des rasoirs, huit fléchettes et huit javelines légères, premières armes qu'il eut appris à manier auprès de Scathach. Flèches et javelines sifflèrent d'une rive à l'autre du gué et, bien que lancées avec la plus grande précision, toutes furent déviées par le bouclier des deux combattants.
À la fin du jour, les bras rompus, ils cessèrent le combat, se donnèrent l'accolade et s'embrassèrent trois fois. Cuchulain dépêcha sur l'autre rive ses guérisseurs chargés de bandages, d'herbes cicatrisantes et d'onguents afin qu'ils soignent aussi les blessures de son adversaire ; Ferdia partagea ensuite son repas bien arrosé avec Cuchulain. Et, tandis que les deux combattants dormaient de part et d'autre du gué sur des paillasses de roseau souple, leurs chevaux trouvaient abri dans une même écurie.
Le deuxième jour, Cuchulain eut le choix des armes : il opta pour de lourdes lances et des boucliers non moins pesants. Les combattants se jetèrent une nouvelle fois l'un sur l'autre ; ils fondaient comme des faucons, et malheur à celui qui laissait la moindre partie de son corps sans protection ne fût-ce qu'une seconde ! La lance de son rival s'y fichait dans l'instant et le sang jaillissait. Quand le ciel du soir tourna au rouge, ils mirent une nouvelle fois fin au combat ; ils se donnèrent l'accolade et s'embrassèrent.
Ce soir-là, leurs blessures étaient si profondes que les soigneurs eurent de la peine à arrêter le flot de leur sang ; ils leur firent boire des boissons reconstituantes et les endormirent en récitant des formules magiques...
Le lendemain matin, au moment de faire face à son adversaire, Cuchulain dit :
- Tu n'as pas l'air bien, Ferdia ; tes cheveux sont plats, tes yeux ne brillent plus de leur ancien éclat...
- C'est possible, répondit son rival en haussant les épaules, mais ce n'est pas parce que j'ai peur de toi ! Et, pour mettre fin à ce combat, tirons donc l'épée !
Sa volonté fut respectée. Toute la journée, le fracas de leurs lames résonna aux abords de la rivière et, s'ils s'effondrèrent plusieurs fois sous le coup de blessures cruelles et d'un épuisement proche de la mort, ils ne purent se départager. Pour une fois, ils n'échangèrent ni accolade ni baisers de trêve ; ils ne placèrent pas leurs chevaux dans le même enclos et leurs conducteurs de char ne se réchauffèrent pas auprès du même feu. Au lieu de cela, les combattants se séparèrent, comme si la malédiction pesait sur leurs épaules.
Un soleil de sang se leva enfin et, dès les premiers rayons, ils comprirent que, cette fois, ils combattraient à mort. Cuchulain accueillit son rival auprès de la rivière par ces mots :
Même si tu restes mon ami,
Ne te mesure pas à moi aujourd'hui :
Tu serais une brindille dans les mains d'une femme,
Toi le courageux Ferdia !


Ferdia lui répondit :
Un homme tient toujours parole
Ne pense plus à notre amitié
Et, pour t'engager sur le chemin de la gloire,
Choisis ton arme, Cuchulain !

- Nous nous battrons aujourd'hui dans l'eau du gué, annonça Cuchulain.
Mais, avant de sauter de son char, il dit à son cocher Laeg :
- Tu devras me soutenir, mon cher frère : si tu me vois perdre du terrain, encourage-moi de quelques cris, de quelques insultes même, pour que mon sang coule plus vite dans mes veines. Si je mène le combat, soutiens-moi et félicite-moi. C'est là le désir de tout combattant.
Et il s'avança dans l'eau du gué, vêtu des nombreuses tuniques qui constituaient son habit de guerre. Ferdia faisait route vers lui depuis la rive opposée. Il ne portait qu'une blouse de soie couverte d'un vêtement de cuir, le tout protégé sous une impénétrable armure de fer forgé. Pour se prémunir des coups, il avait attaché à sa taille une pierre plate aussi grosse qu'une meule : même lui, Ferdia, redoutait la terrifiante Gae Bulga, capable de transpercer sous l'eau n'importe quelle partie de son corps.
Les deux lourdes armures hérissées de piques se heurtèrent une fois, deux fois, trois fois... Mais ni l'une ni l'autre ne se fendit. Le soleil culminait au-dessus de l'eau ; le lit de la rivière enfla bientôt de la sueur et du sang des deux héros.
Soudain, Cuchulain courut d'un pas mal assuré vers son adversaire ; il fit un bond, dans l'espoir de le frapper d'un coup d'épée par au-dessus. Mais il retomba en arrière, comme repoussé par l'armure de Ferdia. Par trois fois, il attaqua ainsi, mais par trois fois Ferdia le refoula jusqu'à la berge.
Ils se battirent alors au corps à corps ; leurs bras et leurs jambes étaient si bien mêlés que les spectateurs n'auraient su dire qui était où. Le sang de Cuchulain se mit à frémir dans ses veines, à palpiter dans ses tempes, à tel point que, quand Ferdia lui porta un coup d'épée, le liquide bouillant jaillit puissamment pour retomber bien loin dans les flots.
- Mon épée Gae Bulga ! cria Cuchulain à Laeg.
Quelques secondes plus tard, son arme mortelle à la main, Cuchulain plongeait sous la surface de l'eau. Ferdia abaissa son bouclier pour se couvrir les jambes, mais déjà la pierre qui protégeait son corps se fendait sous le coup porté par son adversaire. Il fut frappé en plein ventre. Comme une plante brisée, il sombra et, alors que le voile de la mort commençait à lui brouiller les sens, il se plaignit amèrement :
- Tu n'aurais pas dû me frapper, Cuchulain, car le poids de mes péchés s'abattra désormais sur toi... Tu ne peux même pas t'honorer de m'avoir tué de tes mains : tu n'as fait que projeter la rapière mortelle du bout de ton pied droit !
Sourd, aveugle, insensible à la douleur de ses blessures, Cuchulain porta le corps de son rival sur la rive côté Ulster. Les larmes roulaient sur ses joues et sa bouche pouvait à peine exprimer la profondeur de son chagrin :
- Hélas pour toi, Ferdia, tu n'as pas demandé conseil avant de me livrer bataille. Tu n'as pas plus consulté le sage Fergus que Conall le Victorieux, sans parler des autres combattants qui auraient pu te détourner des capricieuses femmes du Connacht ! Hélas encore, Ferdia, nous ne verrons jamais soldat plus valeureux que toi.
Il déposa le mourant sur le rivage et dit à Laeg :
- Montre-moi la broche, cette broche qui lui a valu la mort !
Le charretier défit le bijou et le tendit à Cuchulain.
- Hélas, trois fois hélas, ce colifichet clinquant n'est rien qu'un appât tendu par une femme pour t'inciter à trahir notre amitié...
Le soleil rouge sang se couchait derrière les lointaines collines. La rivière emportait les traces du combat. Laeg et ses chevaux restèrent aussi immobiles que des statues tandis que Cuchulain se recueillait près de son compagnon inanimé. Avant de s'abandonner à la torpeur, il déclara :
- Les querelles auxquelles nous avions pris part avant le combat d'aujourd'hui n'étaient que chamailleries d'enfants. Et, même si moult blessures couvrent mon corps, ma plus grande souffrance est de savoir que nous ne prendrons plus jamais place ensemble dans un char de guerre.
La nouvelle du triomphe de Cuchulain se répandit alentour et tira les hommes d'Ulster d'un profond sommeil. Ils se mirent à combattre les envahisseurs avec ardeur. L'armée de la reine Maeve fut plongée dans la confusion. En vain, elle tenta d'amadouer ses hommes et les incita à se battre. Mais elle et Ailill durent bientôt quitter leur camp en toute hâte. Les combattants d'Ulster attaquaient le Connacht.
Cuchulain rendit alors visite à Fergus et lui dit :
- Je veux mettre fin aux combats, car de chaque côté le nombre des morts dépasse celui des survivants. Si les troupes de la reine quittent notre province, je te donne ma parole que nous ne vous poursuivrons pas.
- Et comment comptes-tu t'y prendre ? demanda Fergus, curieux. Je ne serais que trop heureux de t'aider.
- C'est ce qui m'amène. Il y a peu, nous avons feint de combattre et j'ai moi-même fait croire que je m'enfuyais. C'est maintenant ton tour, comme convenu. Par ce moyen seulement nous arrêterons la guerre sans plus de sang versé.
Le sage Fergus hocha la tête et, dès le lendemain, les hommes du Connacht assistèrent à un duel entre lui et Cuchulain. Le malheureux Fergus alla jusqu'à lâcher sa légendaire épée et dut quitter le champ de bataille si vite que son chariot souleva sur son passage de gigantesques nuages de poussière. Ses frères d'armes le suivirent sans tarder. Ils prirent la fuite dans le plus grand désordre et, alors que nul ne les poursuivait, ils se hâtèrent en direction de leurs logis. Seuls Maeve et Aillil restèrent sur le champ de bataille.
La reine se sentit d'autant plus dépitée d'avoir acquis le taureau brun Donn Cualgne que son seul souhait était désormais de voir tomber Cuchulain le victorieux. Celui-ci avait retrouvé toute sa santé et chevauchait en direction de son château de Dun Delgan.
Dès son arrivée dans le Connacht, Donn Cualgne poussa trois grognements de joie à la vue des prés d'herbe grasse. Le soir tombait, son rugissement traversa la campagne et gagna le pré où Finnbenach se délassait en compagnie du reste de son troupeau. Quand il entendit Donn Cualgne, ses pupilles se gonflèrent de sang et il se précipita vers le palais de Rath Cruachan en poussant des grondements sonores.
Lorsque les deux bêtes se rencontrèrent, le palais en trembla sur ses fondations. Ils se battirent toute la nuit, et personne à Érin ne put fermer l'oeil tant ils grognaient, claquaient des sabots et entrechoquaient leurs cornes. Peu avant le lever du jour, le silence tomba et chacun attendit de savoir lequel des taureaux avait triomphé.
On dit que le sage Fergus fut le premier à voir Donn Cualgne trotter vers la frontière. Il portait sur son dos le cadavre de son rival Finnbenach et en semait les morceaux partout où il passait.
- Il est furieux, murmura Fergus. Quiconque se trouvera sur son chemin sera tué...
Donn Cualgne parcourut ainsi toute Érin, et chacun prit soin de l'éviter. Il retourna enfin chez lui, en Ulster. Nul ne sait quel berger le vit le premier. Mais quand se répandit la nouvelle, tous, hommes, femmes et enfants, allèrent lui rendre un hommage triomphant pour lui souhaiter la bienvenue. Mais le taureau fit preuve d'une grande ingratitude : il avait perdu la raison pendant son combat contre Finnbenach et il se mit à tuer au hasard dans tout l'Ulster.
Un jour, son regard croisa celui des victimes de sa fureur ; il se trouva soudain face à l'horreur et à l'effroi qu'il avait partout semés. Il leva sa puissante tête vers le soleil qui se couchait au loin, entre les collines, et son coeur se brisa sous le poids du chagrin...
Ainsi prit fin la guerre du taureau brun de Cualgne.