Le taureau brun de Cualgne


Un matin, le roi Ailill et la reine Maeve s'assirent dans leur grand lit d'or et Ailill demanda à son épouse :
- Dis-moi, est-il agréable d'être la femme d'un souverain ? Je dirais même plus, d'être celle qui règne sur le Connacht, un cinquième de la fabuleuse Érin...
- Cela me plaît, pourquoi en serait-il autrement ? répondit-elle en souriant.
- Tu n'as pas toujours eu tant de chance, continua Ailill.
À ces mots, la belle ne put dissimuler une certaine irritation.
- Que veux-tu dire ? Ne suis-je pas, comme toi, de noble naissance ?
Le roi lui tint tête et prolongea cette petite escarmouche :
- Je n'ai pas dit cela. Je dis seulement que ta vie est aujourd'hui bien supérieure à celle que tu menais jadis...
- Oh ! Mensonge que tout cela ! protesta Maeve.

Et, agenouillée sur le lit, elle commença son récit :
- Comme tu le sais, mon père Eochaid Fedlech, fils de Findoman, fils de Rogen, fils de Rigen, fils de Blatacht, fils de Botacht, fils d'Agnech, fils d'Angus, était roi des Rois d'Érin tout entière. De ses six filles, j'étais la plus belle, la plus douée pour le combat et la plus généreuse. J'avais sous mes ordres quinze cents des meilleurs combattants de la province où nous vivons aujourd'hui et quinze cents venus des autres provinces d'Érin. Chacun de ces soldats avait huit hommes sous ses ordres, eux-mêmes accompagnés de sept autres, qui eux-mêmes en dirigeaient six...
La reine palabrait sans fin, tant et si bien qu'Ailill décida de plaquer deux coussins sur ses oreilles. Quand il les écarta un instant, elle n'avait toujours pas fini son fastidieux inventaire :
- Comme je disposais d'une puissante armée, mon père me confia la tutelle du Connacht, comme tu le sais. Et combien ai-je eu de prétendants, avec qui ma vie eût été aussi agréable qu'avec toi ? Ils venaient d'Ulster, du Leinster, du Munster...
- Et pourquoi n'as-tu pas choisi d'épouser l'un d'eux ? ironisa le roi.
- Je n'ai pas choisi mon époux en fonction de son patrimoine, mais au vu de sa personne. Loin de chercher un douaire opulent, je tenais à ce qu'il ait trois qualités, confia Maeve. Je n'aurais su vivre avec un avare, car je suis dépensière. Je n'aurais su vivre avec un lâche, car je me jette au combat sans hésiter. Je n'aurais su vivre avec un jaloux, car j'aime la compagnie des hommes... Et toi, Ailill, tu étais le seul qui me convint. J'ai donc choisi de t'épouser et je t'ai même donné des biens, alors qu'à Érin cette charge revient au futur mari. L'as-tu oublié ? Il s'agissait de douze armures complètes, d'un char de guerre aussi coûteux que douze esclaves, d'un plateau d'or rouge derrière lequel tu te cacheras si un jour tu te déshonores. Tout cela devrait te suffire à comprendre qui de nous deux était le plus riche...
- Je ne dirais pas que c'était toi, railla Ailill.
À ces mots, Maeve jeta au loin plusieurs luxueuses fourrures, se leva et frappa dans ses mains.
- Que t'arrive-t-il ? demanda le roi, surpris. Que fais-tu ?
- Pour en finir avec cette vaine querelle, je vais te montrer lequel de nous deux a raison ! annonça-t-elle d'un ton brusque.
Quand les domestiques se présentèrent, la reine leur ordonna d'apporter tous les trésors, toutes les richesses des deux époux afin qu'ils puissent les estimer et les comparer. La chambre ressembla bientôt au marché de la fête de Lughnasa à Tara. Ce furent d'abord des plateaux de bois, de fer et de bronze, des bols et des gobelets, des vases et des seaux, que le roi et la reine possédaient en nombre identique. Ils comptèrent les bagues, les bracelets et les colliers, des plus simples aux pièces rares faites d'or incrusté de pierres semi-précieuses. Puis Maeve fit apporter ses tuniques et ses capes de toutes les couleurs, dans l'espoir d'en accumuler plus que son mari. Mais elle ne parvint pas à prouver qu'elle avait raison.
Ils continuèrent ainsi à inventorier leurs richesses respectives. Ils en arrivèrent aux troupeaux : moutons, chèvres, porcs et sangliers. Ils mesurèrent et calculèrent la surface de leurs terres, de leurs champs, de leurs bois. Ils en vinrent à compter les épingles. Mais ils s'aperçurent qu'ils étaient de richesse égale.
Toutefois, Ailill possédait un taureau légendaire du nom de Finnbenach, tandis que les troupeaux de Maeve ne comptaient nul animal comparable. Elle tenta alors de prouver que Finnbenach était à elle.
- En vérité, cet animal est né d'une vache qui m'appartient, il n'a fait que rejoindre ton troupeau ! cria-t-elle avec colère.
- Tu dis vrai, ricana Ailill très amusé, mais un taureau de cette célébrité ne saurait rester propriété d'une femme ; c'est pour cela qu'il s'est pris d'amitié pour mon troupeau. Il est à moi.
Le roi avait raison en ce qui concernait la notoriété de Finnbenach. Cet animal à tête blanche était sans rival dans tout le Connacht. C'était le taureau le plus puissant et le plus fécond qui fût, son grondement s'entendait à des kilomètres à la ronde. Maeve se savait en mauvaise passe, mais elle refusa de s'avouer vaincue. Elle fit venir un vieux et sage druide et lui demanda :
- Y a-t-il à Érin un taureau qui puisse rivaliser avec Finnbenach, voire le vaincre au combat ?
- On ne voit pas souvent des bêtes telles que lui, répondit le sage après mûre réflexion. Il n'est autre que la réincarnation du porcher d'un chef sidh qui régna jadis sur toute Érin. Quant à savoir s'il existe un taureau digne de se mesurer à lui, j'ai une bonne nouvelle pour toi : il y en a un ! Il se nomme Donn Cualgne et a lui aussi appartenu au roi des sorciers de la province. Son nom signifie « taureau brun ».
- Et à qui appartient-il ? interrompit la reine avec impatience.
- À un nommé Daire mac Fiachna, de la province d'Ulster.
À peine la reine eut-elle entendu cela qu'elle fit venir son messager mac Roth.
- Va trouver Daire sans tarder et demande-lui de me céder son taureau pour au moins un an.
- Je saurai faire preuve de courtoisie, dit le messager.
Mais la reine le fit taire d'un geste impatient et ajouta :
- Dis-lui qu'il recevra cinquante génisses pour ses frais. Mais, s'il accompagne lui-même son taureau jusqu'ici, je lui donnerai assez de terres pour doubler les parcelles en sa possession, ainsi qu'un chariot aussi précieux que sept femmes esclaves !
Maeve hésita un instant, puis elle ajouta avec détermination :
- Et si tout cela ne le satisfait pas, je peux aussi lui offrir les plaisirs de mon étreinte...
Mac Roth, accompagné de son escorte de neuf hommes, porta ce message vers l'Ulster et le délivra à Daire mac Fiachna. Celui-ci fut saisi d'une hilarité si violente que son souffle rasa les fourrures précieuses qui recouvraient son lit.
- En vérité, tu es porteur de bonnes nouvelles venues de la plus belle des blondes reines d'Érin. Moi, fils de Fiachna, je te promets solennellement que nul homme d'Ulster ne pourra m'empêcher de lui amener Donn Cualgne.
Mac Roth fut enthousiasmé d'une telle réponse. Par le passé, nombre de conflits, disputes et guerres interminables avaient opposé les deux royaumes. Pour cette raison, ou peut-être parce qu'il était ravi de cette généreuse et inattendue proposition, Daire offrit un festin magnifique à la délégation royale du Connacht. Du matin au soir, ils se régalèrent généreusement et burent plus encore. La forte bière d'orge et l'hydromel eurent des conséquences néfastes. Les invités et les gens de Daire éprouvèrent bientôt de plus en plus de mal à parler, et même à penser, avec sagesse. Quelques remarques malheureuses que la sobriété eût retenues furent prononcées. Ainsi, deux des gens de mac Roth bafouillaient dans un coin :
- Daire mac Fiachna est un roi sage et généreux.
- Un roi ? Tu sais bien qu'il n'est que le vassal de Conchobar, qui lui-même doit allégeance au roi des Rois de Tara. Et les quelques gouttes de bière et d'hydromel que nous avons bues, à qui sont-elles ? Notre reine paie fort cher un monstrueux bovin !
- Tiens ta langue ! Tu devrais savoir gré à Daire de nous avoir invités en son palais, d'avoir patiemment écouté ce que nous avions à lui dire et d'avoir accepté notre proposition !
Vexé par ces remarques, son interlocuteur haussa le ton : - Que serait-il arrivé s'il avait refusé ? Nous aurions saisi le taureau par la force pour l'emmener dans le Connacht ! Cela nous aurait coûté moins cher...
À cet instant passait devant eux un serviteur de leur hôte, chargé d'un pichet de vin. Daire s'entendit bientôt répéter leurs paroles. Il fut saisi de rage contre la reine et ses messagers mais cacha soigneusement son courroux.
Le lendemain, quand mac Roth vint chercher le taureau, Daire lui lança :
- Vous avez de la chance, car j'observe scrupuleusement les lois ancestrales de l'hospitalité et je traite les messagers avec courtoisie. Sans quoi, vous ne seriez plus de ce monde, tout prêts à rentrer au pays ! Vous direz à votre reine qu'elle n'obtiendra le taureau que sur le champ de bataille. Je ferai tout pour le garder en ma possession, même si le Connacht me déclare la guerre !
Stupéfait, le messager parvint à poser une question :
- Pourquoi avez-vous changé d'avis depuis hier ? Après avoir bu avec nous pendant un jour et une nuit, voilà que vous devenez notre ennemi.
- L'insolent, il me demande pourquoi ! Les aigrefins que vous êtes ont trouvé plus fort qu'eux !
Et il répéta mot à mot ce que son serviteur lui avait rapporté. Mac Roth plaida sa cause en vain et tenta de lui faire comprendre qu'il ne devait pas ajouter foi aux élucubrations des envoyés de la reine. Daire refusa obstinément ses excuses et lui fit sèchement ses adieux. Bon gré mal gré, la délégation rentra au pays les mains vides.
Entendant le récit de cet épisode, Maeve n'en crut pas ses oreilles. Puis la beauté s'effaça de son visage tordu par la colère.
- Que vos hommes chevauchent dans tout le Connacht et rassemblent ceux qui voudront prendre les armes ! ordonna-t-elle à mac Roth. Que la guerre décide à qui appartiendra le taureau !
- Parles-tu sérieusement ? demanda le roi, jusque-là silencieux. Comptes-tu réellement plonger toute Érin dans un abîme de calamité simplement pour avoir le dernier mot ? Veux-tu voir des torrents de sang humain, des maisons roussies par le feu, des champs stériles, des troupeaux rendus fous par la famine, veux-tu entendre résonner partout les pleurs des femmes et des enfants, tout cela pour satisfaire ton orgueil égoïste ? Reprends mon taureau Finnbenach, je reconnaîtrai avec plaisir que tu as toujours possédé plus de richesses que moi !
Ailill parlait avec raison et sagesse, mais Maeve resta sourde. Elle ordonna à mac Roth d'envoyer des dizaines d'éclaireurs dans tout le pays avec pour seule mission de recenser les ressources de l'ennemi et de localiser leurs camps.
Avant longtemps, un grand quartier militaire apparut devant le palais royal d'Ailill, Rath Cruachan. Des guerriers des quatre coins du Connacht, des îles et des pays étrangers y convergèrent. Pendant quinze jours, ils mangèrent et burent à volonté. Les éclaireurs revinrent peu à peu, et l'un d'eux était porteur d'une extraordinaire nouvelle...
Avant de sonner l'attaque contre l'Ulster, Maeve traversa son camp en char afin d'inspecter ses troupes au grand complet. Ses yeux brillaient d'un éclat sauvage et ses lèvres rouges souriaient fièrement. Devant elle s'alignaient sans fin des soldats puissants, le crâne rasé, habillés de tuniques vertes ourlées d'argent ; certains portaient du gris, du blanc ou d'autres teintes. Mais la dernière cohorte était composée de soldats entraînés de main de maître, revêtus d'un gilet pourpre et couronnés de longs cheveux blonds qui leur tombaient en cascade jusqu'au milieu du dos.
- Ce spectacle vous réjouit plus que tout, n'est-ce pas, Madame ? demanda soudain une voix provenant d'un chariot qui suivait le sien.
Les yeux de la reine se posèrent sur une jeune femme d'une divine beauté. Celle-ci, voyant que la souveraine, surprise, restait sans voix, lui dit :
- Je suis la prophétesse Fedelma.
- Alors, dis-moi quel sera le résultat de notre bataille contre les hommes d'Ulster, dit la reine après quelque hésitation.
- Je vois un champ de guerre... répondit Fedelma. Les combattants se noient dans un flot cramoisi, rouge sang... Mais vous, Madame, ne périrez point.
- Nous allons donc vaincre ? Nous allons remporter la victoire !
- Je l'ignore, je ne vois plus que ce rouge cramoisi jusqu'à l'horizon...
- Comment, tu l'ignores ? Tu connais la malédiction du pays d'Ulster, j'en suis sûre, ce triste sort qui l'afflige depuis toujours et le prive de la moindre victoire. Moi-même je n'en savais rien jusqu'à ce que l'un de mes éclaireurs me la révèle...
- Quelle est cette malédiction ? interrompit Fedelma.
- Jadis vivait dans les collines d'Ulster un homme riche du nom de Crundchu. Peu après la mort de sa femme, une fée, venue comme toi des sidhe, s'installa chez lui. Elle s'appelait Macha, c'était la déesse danann de la guerre. Mais Crundchu n'en savait rien. Ils vécurent d'amour et de bonheur jusqu'au jour où le roi d'Ulster organisa une fête et un tournoi en son palais, où il invita Crundchu. Macha le supplia de ne pas y aller et, voyant qu'il ne cédait pas, elle lui dit adieu et l'avertit :
« Va-t'en, puisqu'il le faut. Mais souviens-toi : si tu fais allusion à moi ne serait-ce que d'un simple mot, c'en sera fini de notre bonheur... »
Crundchu promit d'être muet comme une carpe et il tint parole, du moins au début. Mais, les deux chevaux blancs du roi ayant remporté toutes les courses, le fier souverain posa une question :
- Y a-t-il à Érin des montures plus rapides que les miennes ?
- Ma femme Macha court plus vite que vos chevaux », rétorqua Crundchu.
Vous imaginez la suite : en dépit des supplications de Crundchu, tous les invités de la fête convergèrent vers sa demeure, sur ordre du roi. Ils annoncèrent à Macha qu'elle devait se préparer à participer à la course suivante, sous peine de mort. Mais Macha ne tenait guère à entrer en compétition, car elle portait un enfant sur le point de naître. Elle dut toutefois se soumettre. Elle finit première devant tous les chevaux, mais nul ne la vit jamais plus dans la province. Avant de disparaître, elle maudit les hommes d'Ulster pour neuf générations. S'ils ont toujours veillé à ne pas révéler cette malédiction aux étrangers, ils ont voulu en réduire les effets. D'année en année, le sortilège s'obstine sur eux. C'est pour cela qu'ils redoutent les affrontements : ils ont maltraité et déshonoré la déesse Macha. À l'endroit où eut lieu la course, ils ont élevé leur palais royal d'Emain Macha, croyant ainsi se racheter. Mais cela ne leur servira à rien dans leur combat contre nous...
Maeve acheva ainsi son récit. Elle posa un regard interrogateur sur Fedelma, qui haussa les épaules et répéta :
- Je ne saurais prédire le résultat de ce combat, car tout ce que je vois est écarlate, rouge sang...
- Eh bien, si ce que je viens de te dire sur la malédiction des hommes d'Ulster ne te suffit pas, j'ajouterai qu'ils ne peuvent pas compter sur le légendaire Fergus mac Roigh, car il a rejoint notre camp avec ses soldats. Tu sais certainement ce qu'il a dit à Conchobar après la mort de Deirdre des mille douleurs et des frères d'Usnach...
- Je ne le sais que trop, répondit Fedelma en dissimulant ses yeux derrière sa main.
La fée leva alors sa baguette magique, puis, après un instant de silence, elle murmura :
- Je ne vois toujours rien, hélas, rien qu'un immense carnage où se perdent les deux armées... Mais attendez ! Voici un héros qui se lève tel le soleil à l'horizon, il frappe ses ennemis par centaines avec son épée, sa lance et sa fronde... Prudence ! Ne croisez pas son chemin ! Il se bat dans le camp de l'Ulster, rien de ce que tu m'as dit à leur propos ne s'applique à lui ! Cet homme porte le nom de Cuchulain : chien de Cullan.

Et Fedelma disparut comme une ombre dans le soleil de midi. Maeve la chercha du regard ; ce fut en vain.
Cette prophétie ne découragea pas la reine de se lancer dans l'aventure militaire. Elle désirait tant prendre possession du taureau noir que la débâcle annoncée ne la dissuada en rien.
Fergus, qui connaissait les plus petits chemins de la province d'Ulster, mena d'abord l'offensive à la tête des principaux corps d'armée. Mais certaines phalanges et même quelques chars avaient déjà franchi la frontière dans l'espoir de remporter la victoire le plus tôt possible et de se couvrir de gloire. Et, s'il haïssait la traîtrise du roi Conchobar du tréfonds de son âme, Fergus désirait par-dessus tout éviter de se battre contre ses anciens compagnons de la Branche rouge. Il mena donc les troupes du Connacht, dont il était le chef, de-ci de-là : vers le nord, vers l'est, vers le sud, en évitant soigneusement de pénétrer sur le territoire d'Ulster.
Cuchulain, lui, affrontait dans son char de guerre des colonnes entières. Ceux qui le trouvaient sur leur chemin ne s'en sortaient pas vivants. Pour marquer son passage, il plantait le long des gués et des chemins des branches sur lesquelles il fichait la tête tranchée de ses victimes. Bientôt, toutes les troupes ennemies tremblèrent à l'idée de le rencontrer.

Maeve comprit qu'un homme osait, seul, jeter le gant à ses formations ; elle comprit pourquoi Fergus lui-même louvoyait sans combattre. Elle prit la tête de ses troupes et désigna ceux de ses soldats qui se mesureraient à Cuchulain. Puis elle dépêcha d'autres hommes à la recherche du taureau de Cualgne.
La mission d'Eochaid Buide, composée de vingt-quatre hommes, passa au crible toute la pointe nord d'Ulster. Enfin, ils trouvèrent l'animal dans le vallon des Taures et le ramenèrent dans le Connacht, accompagné d'un troupeau de cinquante génisses.
Maeve était folle de joie. Son souhait était exaucé ! Mais elle ne renonça pas à l'offensive militaire, sachant qu'à présent seul Cuchulain s'opposait à elle.
Cuchulain continuait à exécuter les soldats de Maeve par centaines. La peur incontrôlable qui se propageait parmi eux était de mauvais augure. Maeve décida donc d'aller trouver le vaillant Cuchulain sur le champ de bataille afin de passer un pacte avec lui : elle dépêcherait à sa rencontre, non plus des phalanges entières, mais un seul volontaire par jour. D'une part, cela éviterait de nombreuses pertes ; d'autre part, les soldats d'Ulster ne pourraient plus lui reprocher d'opposer des groupes de soldats à un homme seul.
Cuchulain accepta cette nouvelle règle, mais il s'en tint là. Maeve la capricieuse, enchantée par sa beauté et sa jeunesse, n'aurait pas refusé de substituer au combat la faveur de son amitié et de son affection... Il repoussa ses avances et nul ne s'étonnera d'apprendre que la reine en conçut un dépit rageur. En rentrant au camp, elle alla trouver Fergus et, sous peine de mort, exigea qu'il se mesure à Cuchulain. Fergus refusa.
Maeve promit alors la main de sa fille Findabair à quiconque accepterait de rencontrer Cuchulain au combat. Une forêt de mains s'éleva...
La reine mit longtemps à décider qui affronterait Cuchulain le lendemain. Son regard se posa enfin sur Loch, fils de Mofebis, dont l'habileté aux armes était aussi légendaire que l'expérience sur le champ de bataille. Mais Loch fit remarquer :
- Je n'affronte pas les jouvenceaux imberbes. N'oubliez jamais cela, vous tous !
Personne ne sait comment Cuchulain prit connaissance de cette pique, mais il ordonna à son cocher Laeg de peindre une fausse barbe sur son menton en utilisant du jus de mûre. Ainsi grimé, il se présenta à Loch le matin suivant, sous les encouragements des femmes d'Ulster.
La reine fut stupéfaite de constater qu'une telle barbe avait poussé en une nuit. Loch, non moins étonné, saisit malgré tout sa lance tranchante et entra dans la rivière pour s'avancer vers Cuchulain. Leurs armes ne s'étaient pas encore rencontrées que déjà un cri d'avertissement résonnait sur la rive où se tenaient les partisans de l'Uster. Ils avertissaient Cuchulain qu'une génisse aux oreilles rouges se jetait sur lui par-derrière, toute prête à l'embrocher d'un coup de corne. Cuchulain se retouma au dernier moment ; il projeta un tathlum avec sa fronde, et la génisse disparut soudain. Mais pendant ce temps, Loch lui avait sauvagement planté son poignard dans l'épaule !
Cuchulain rassembla son courage ; il s'apprêtait à riposter quand il sentit qu'une puissante anguille s'enroulait autour de ses jambes dans le but de le faire tomber. Il frappa la tête du poisson et s'en trouva débarrassé. Mais l'épée de Loch s'était profondément enfoncée entre ses côtes ! Il retira l'arme de sa poitrine et la rendit à son ennemi.
Et voici qu'il entendit derrière lui un grondement terrible : un vieux loup rachitique bondissait sur lui, les babines retroussées. Cuchulain lui décocha une pierre à la fronde. Mais Loch l'avait poignardé dans le dos !
Malgré la terrible souffrance infligée par ces blessures, Cuchulain se redressa dans les flots et n'hésita pas. Du bout de son pied, il catapulta son épée Gae Bulga et le corps transpercé de Loch s'enfonça lentement dans l'eau...
Cuchulain, épuisé, regagna la rive. Il ne put que s'écrouler dans l'herbe et les gens d'Ulster furent impuissants à juguler le flot de sang qui giclait de ses blessures. Soudain s'agenouillèrent à ses côtés trois druides et trois rebouteuses en tunique blanche. Au lieu de lui poser un pansement frais ou de lui offrir à boire, ils sortirent des dagues acérées. La reine Maeve avait envoyé ces usurpateurs avec pour mission d'achever Cuchulain. Mais, une fois de plus, notre héros se dressa sur le sol ; une fois de plus, il leva son arme et les balaya tous les six d'un puissant coup de lame. Puis il retomba, inerte.
Une vieille femme borgne et boiteuse s'approcha de lui suivie d'une vache, celle-là même qui avait tenté de le transpercer d'un coup de corne alors qu'il se tenait au milieu du gué. Sans un mot, la vieille s'assit et se mit à traire sa vache. Elle emplit un gobelet entier en ne tirant que sur un mamelon et le tendit à Cuchulain. Il le vida d'un trait et ses blessures cessèrent de saigner. Il but ensuite un deuxième gobelet, tiré du deuxième mamelon de la vache, et ses coupures cicatrisèrent. Le troisième et dernier gobelet, empli du lait du troisième mamelon, lui permit de se lever, entièrement rétabli et plus décidé que jamais à éradiquer l'envahisseur. Entre-temps, la vieille et sa vache avaient disparu. À la place, il vit le char d'or de la déesse danann Morrigu qui filait vers l'horizon. Celle-ci, vêtue d'une cape pourpre, souriait doucement.

C'était elle qui avait tenté de tuer Cuchulain quand il se tenait au milieu du gué. Mais, impressionnée par sa bravoure, elle avait eu pitié et lui était venue en aide en ce moment difficile, sans être reconnue de lui.