Les Barbes du Géant
En ce temps-là vivaient deux rois qui étaient bons amis. Leurs noms étaient Nynniaw et Pebiaw. Un soir
d'été, ils se promenaient tous deux sur la montagne alors que les étoiles brillaient dans le ciel. Tout à coup, Nynniaw s'arrêta,
contempla le ciel un long moment, puis, se retournant vers Pebiaw, il lui dit d'un ton hautain :
- Quelle belle campagne est la mienne !
- De quelle campagne parles-tu ? demanda Pebiaw.
- Le ciel tout entier ! répondit Nynniaw.
- En vérité ! s'écria Pebiaw, je ne comprends pas ce dont tu veux parler.
- Ce n'est pas difficile, pourtant, dit Nynniaw, le ciel que je regarde et que tu peux voir est à moi, et on ne trouverait jamais de
campagne plus belle et plus étendue que celle-ci !
Pebiaw fut fort contrarié par l'orgueil de Nynniaw, et il pensa au moyen de prendre sa revanche. Ils se remirent tous deux à marcher.
Puis, au bout d'un moment, Pebiaw s'arrêta et dit :
- Quels troupeaux sont les miens !
Ce fut au tour de Nynniaw de ne pas comprendre. Il demanda à Pebiaw de quoi il voulait parler.
- Ce n'est pas difficile, répondit Pebiaw. Mes troupeaux, ce sont les étoiles, et ils sont innombrables. Et la lune est leur berger.
On ne pourrait jamais trouver de troupeaux plus nombreux, ni de berger plus attentif à les garder.
Nynniaw fut très mortifié de la prétention de Pebiaw. Il réfléchit un instant à la façon dont il pourrait prendre sa revanche, puis il
dit :
- Il me semble que tu commets une injustice ! Tes troupeaux sont en train de pâturer dans ma campagne, et je ne pourrai le tolérer plus
longtemps !
Ils se disputèrent tous deux avec âpreté. Pebiaw prétendait qu'il n'y avait pas de champ plus vaste que le ciel pour ses troupeaux, et
Nynniaw lui répliquait qu'il n'avait aucun droit à laisser ses bêtes sur ses propres pâturages. Ils en vinrent à se faire la guerre.
Chacun d'eux forma des troupes de guerriers et ils se combattirent sans ménagement.
La nouvelle parvint aux oreilles du géant Ritta, qui avait sa demeure sur la montagne du Glyderfawr, près de Llanberis. C'était un être
cruel et orgueilleux qui avait pris l'habitude de couper les barbes de tous ses adversaires malheureux. Ces barbes, il les conservait
précieusement afin de s'en faire le manteau le plus rare et le plus chaud du monde. Quand il entendît que Nynniaw et Pebiaw se faisaient
la guerre à propos du ciel et des étoiles, il alla les attaquer en personne.
Il les vainquit et leur coupa la barbe à tous les deux.
Lorsqu'ils apprirent cela, les rois du voisinage se rassemblèrent et allèrent combattre le géant. Mais ils furent tous vaincus les uns
après les autres. Ritta leur coupa la barbe à chacun et déclara fièrement :
- Voilà les animaux qui ont brouté mes pâturages : je les en ai chassés, et désormais ils n'oseront plus y reparaître.
Puis, avec les barbes qu'il avait conservées, il se fit faire, par les meilleurs artisans qu'il put trouver, un long manteau qui
descendait jusqu'à terre.
- Voilà qui est bien, dit le géant, mais mon manteau aurait encore plus de valeur si je pouvais y ajouter la barbe du roi Arthur.
Il se rendit sans tarder à la forteresse de Tomen-y-Mur, près de Ffestiniog, où résidait alors le roi Arthur qui rentrait d'une
expédition dans le Nord. Là, il se présenta devant le roi au moment où il était en train de dîner en compagnie de ses principaux
guerriers. Il avait revêtu son manteau de barbes sur lequel manquait un emplacement, et d'une voix tonitruante, il cria :
- Roi Arthur ! sache que je suis Ritta Gawr, seigneur des montagnes, et que je me suis donné pour mission de poursuivre l'oppression et
l'injustice des rois déréglés. J'en ai déjà vaincu beaucoup et je leur ai pris leur barbe afin de m'en faire un manteau qui sera
l'insigne de ma puissance. Mais ce manteau serait incomplet sans ta barbe, puisque tu es le plus célèbre, et aussi le plus injuste de
tous les rois de ce monde. Mais je veux que tu sois honoré davantage que les autres rois : je ne te ferai pas l'injure de me battre
avec toi au risque de t'infliger une blessure ou même de te tuer, ce dont je serai vraiment très affligé. Aussi, je te demande, devant
tous ces hommes réunis autour de toi, de me livrer ta barbe de ton plein gré. Fais-la-moi parvenir par deux de tes meilleurs compagnons,
et ensuite, lorsque j'aurai complété mon manteau, viens te présenter à moi pour te déclarer mon vassal. Si tu refuses ma proposition, je
partirai d'ici et je t'attendrai dans la prairie qui domine le lac Llydaw. Là, je te ferai arracher de force ta barbe du menton, et
cela à rebours pour que tu puisses en souffrir davantage.
- J'irai à ton rendez-vous près du lac Llydaw, répondit Arthur.
Et sans ajouter un seul mot, il se remit à manger. Ritta le Géant, un instant décontenancé, quitta les lieux en proférant les pires
menaces contre le roi. Quant aux compagnons d'Arthur, ils dirent tous qu'ils voulaient aller combattre le géant et lui rabaisser son
orgueil.
- Taisez-vous ! leur répondit Arthur. Je suis le seul concerné par cette affaire et c'est moi qui irai combattre le géant.
Les guerriers le suivirent néanmoins jusqu'au lieu de la bataille. Celle-ci fut longue et féroce, mais à la fin, Arthur tua le géant qui
s'écroula avec un grand cri sur les pierres qui bordaient le lac. Alors il ordonna à ses hommes d'enterrer là le géant et d'apporter
une pierre afin de le cacher à tout jamais. Ils firent ainsi, et c'est pourquoi la montagne appelée Snowdon se dresse aujourd'hui
au-dessus du lac Llydaw.
Mais, depuis ce temps-là, il y a des aigles qui tournoient autour du mont Snowdon. On dit que, lorsqu'ils volent très haut dans le ciel,
c'est un signe de victoire, mais que, en revanche, quand ils volent au ras de la montagne, c'est un signe de désastre. C'est du moins
ce qu'on raconte dans le pays, car pour dire la vérité, les aigles tournoient en cet endroit pour guetter le moment où ils pourront se
repaître du corps du géant qui gît sous cet amas de pierres.