Sainte Foi et Saint Caprais
Il fut un temps où les
chrétiens étaient encore bien peu nombreux, dans la ville
d'Agen et le pays d'alentours. En ce temps-là, les juifs et les
païens commandaient en maîtres. Leur chef était un géant haut
de sept pieds, noir et méchant comme Tartari. Sous peine de
mort, il forçait tout le monde dadorer les idoles d'or et
d'argent, les idoles des faux dieux. Les pauvres chrétiens se
cachaient où ils pouvaient, dans les bois, dans les rochers,
dans les carrières abandonnées.
Si vous voulez savoir où demeurait alors le chef des juifs et
des païens, je suis à même de vous contenter. Il demeurait rue
Garonne, dans la maison qui appartenait autrefois à un
chapellier, et qui depuis est passée à Clerc, le tailleur.
D'ailleurs, tout le monde vous attestera que je dis vrai.
Le chef des juifs et des païens avait une fillette de quinze
ans, appelée Foi, une fillette belle comme le jour, et honnête
comme l'or. Sans que son père en sût rien. Foi s'était fait
baptiser. Par elle, les chrétiens étaient avertis chaque jour
des dangers qui les menaçaient.
Foi faisait aussi de grandes aumônes, aux dépens de la table de
son père. A dîner comme à souper, elle trouvait toujours moyen
d'emporter, chaque fois, deux ou trois plats sous son tablier. Le
père jurait à faire frémir, et tombait, à grands coups de
bâton, sur ses servantes et ses valets.
- Canailles ! voleurs ! gourmands ! Vous me ferez mourir de faim.
Les valets et les servantes supportaient tout, par amitié pour
Foi. Mais un jour, une vieille gueuse parla.
- Maître, nous ne sommes ni des canailles, ni des voleurs, ni
des gourmands ! Si vous mourez de faim, la faute en est à votre
fille qui, à dîner comme à souper, trouve chaque fois moyen
d'emporter de votre table, sous son tablier, deux ou trois plats
pour les pauvres.
- C'est bon. Demain, à l'heure du dîner, je saurai si tu
mas dit vrai.
En effet, le lendemain, à l'heure du dîner, le père ne quitta
pas sa fille de l'oeil.
- Foi, qu'emportes-tu sous ton tablier ?
- Père, ce sont des roses et des fleurs.
- Voyons.
Foi écarta son tablier. Mais il se trouva que, par un miracle du
Bon Dieu, les plats qu'elle emportait pour les pauvres furent
aussitôt changés en roses et en fleurs.
Alors, le père manda le bourreau et ses deux valets.
- Carogne ! sorcière ! Tu as fini de mal faire. Bourreau, prends
cette vaurienne. Va la faire cuire à petit feu, jusqu'à que son
corps ne soit qu'un charbon.
Le bourreau et ses deux valets obéirent. Ils prirent la pauvre
fillette, la menèrent hors ville, juste à l'endroit où plus
tard on a bâti l'église de Sainte-Foi. Là, ils la couchèrent
sur un gril de fer, et la firent cuire à petit feu. Mais Foi
navait pas même l'air de souffrir. Elle chantait des
cantiques, et regardait en l'air la sainte Vierge, et les
angelots prêts à l'emporter en paradis.
Pendant que Foi chantait ainsi sur son gril de fer, un jeune
chrétien, nommé Caprais, regardait, caché dans les rochers du
coteau qui domine la ville d'Agen, juste à l'endroit où l'on a
bâti plus tard l'Ermitage.
Caprais ne pouvait revenir de tant de courage et pensait :
- Mon Dieu ! Cette fillette de quinze ans chante, en cuisant à
petit feu. Et moi, un homme, je crève de peur, et je me cache
dans ces rochers, comme un grand lâche que je suis. Mon Dieu, si
je dois mourir comme Foi, faites un miracle. Faites qu'aussitôt
jaillisse, de ce rocher, une source vive et claire.
Aussitôt, jaillit du rocher la source vive et claire, qui depuis
coule et coulera jusqu'au jour du jugement.
Alors, Caprais comprit qu'il était marqué pour mourir.
Sans peur ni crainte, il descendit du coteau de l'Ermitage, et
s'en alla trouver le chef des juifs et des païens.
En ce moment, le bourreau revenait de son travail avec ses
valets.
- Bonjour, maître. Vous êtes obéi. J'ai fait cuire votre fille
à petit feu. Son corps nest plus quun charbon.
- Bourreau, voici cent pistoles. J'ai fait exemple sur ma propre
fille. Avant peu, les autres chrétiens y passeront.
Alors, Caprais parla.
- Chef des juifs et des païens, je suis chrétien comme ta
fille. Fais de moi ce que tu voudras.
- Bourreau, coupe la tête à ce bandit.
Le bourreau et ses valets obéirent. Ils amenèrent Caprais sur
la place Caillives, lui coupèrent la tête, la prirent par les
cheveux, et la jetèrent dans un puits, creusé juste à
l'endroit où vous voyez maintenant une pompe entre quatre
bornes.
De la fenêtre d'une auberge, trois ouvriers regardaient.
Cette auberge appartient maintenant à Couleau.
Son travail fini, le bourreau partit avec ses valets. Alors, les
chrétiens prirent le corps de saint Caprais, et l'emportèrent
secrètement au Martrou, entre les églises de Saint-Caprais et
de Sainte-Foi, juste à l'endroit où l'on a bâti depuis la
chapelle des Pénitents gris. Le Martrou contenait aussi les
reliques de beaucoup d'autres saints et martyrs, qui maintenant
reposent dans les églises et les nouveaux cimetières.
Voilà où les chrétiens emportèrent secrètement le corps de
saint Caprais. Mais ils ne purent retrouver sa tête.
Pendant longtemps, bien longtemps, nul ne savait où étaient les
reliques de sainte Foi. Voici comment on les découvrit.
Un soir, un chiffonnier cheminait, avec son âne, juste à
l'endroit où la pauvre fillette était morte, grillée à petit
feu.
Le chiffonnier heurta du pied un gros charbon, noir et brillant
comme le jais.
- Bon. Voici une trouvaille quil vaut la peine de ramasser.
Le chiffonnier ramassa le gros charbon, noir et brillant comme le
jais, le jeta dans son sac, et le chargea sur son âne.
C'étaient les reliques de sainte Foi.
Le chiffonnier repartit, en suivant la route de Toulouse. Partout
où il passait, les cloches des églises sonnaient, sans que
personne les mît en branle.
Enfin, le chiffonnier arriva jusquà Moissac, ville du pays
de Quercy, et s'en alla souper et dormir dans une auberge.
A Moissac, comme partout, les cloches des églises sonnaient,
sans que personne les mît en branle. Alors, les gens de Moissac
se dirent :
« Voici qui est bien étonnant. Cherchons quelle peut
être la cause de tout ce bruit. »
Il cherchèrent, cherchèrent partout. Enfin, ils finirent par
découvrir le chiffonnier dans son auberge.
Les cloches des églises sonnaient toujours, sans que personne
les mît en branle.
- Chiffonnier, qu'as-tu dans ton sac ?
- Gens de Moissac, j'ai dans mon sac un gros charbon, noir et
brillant comme le jais.
- Chiffonnier, fais-nous le voir.
Le chiffonnier obéit. Les cloches des églises sonnaient
toujours, sans que personne les mît en branle.
- Chiffonnier, ce sont là, peut-être, les reliques de sainte
Foi d'Agen.
- Gens de Moissac, je ne vous démentirai pas. Si vous dites
vrai, prions Dieu quil fasse taire vos cloches.
Les gens de Moissac et le chiffonnier prièrent Dieu.
Aussitôt, les cloches se turent.
- Chiffonnier, va remettre ces reliques où tu les a prises.
Surtout, ne manque pas d'avertir l'évêque d'Agen.
Le chiffonnier obéit. Il alla remettre les reliques où il les
avait prises, et avertit l'évêque d'Agen, qui vint les chercher
en procession, et les porta dans sa cathédrale.
Voilà comment furent découvertes les reliques de sainte Foi.
Voici maintenant comment fut retrouvée la tête de saint
Caprais.
Quand ils eurent vu travailler le bourreau et ses valets, de la
fenêtre de l'auberge de la place Caillives, les trois ouvriers
dont j'ai parlé déjà, réglèrent leur dépense avec
l'hôtesse. Chacun paya son écot en monnaie de cuir, comme il
était d'usage en ce temps-là. Ces pièces étaient de forte
valeur, et l'hôtesse rendit leur reste aux trois ouvriers,
toujours en monnaie de cuir.
Cela fait, les trois ouvriers allèrent se promener sur le coteau
de l'Ermitage. Là, ils se couchèrent et s'endormirent.
Les trois ouvriers dormirent ainsi durant sept cents ans.
Les gens d'Agen, qui regardaient d'en-bas vers le coteau de
l'Ermitage, voyaient trois hommes couchés, et dormant à terre.
Mais quand ils s'en approchaient, ils ne voyaient plus que trois
grandes pierres blanches.
Au bout de sept cents ans, les trois dormeurs se réveillèrent.
- Ah ! Nous avons dormi longtemps. Lheure est venue d'aller
manger la soupe à l'auberge de la place Caillives.
Tous trois redescendirent du côteau de l'Ermitage.
Dans la ville d'Agen, tout le monde les regardait, à cause de
leurs longs cheveux, de leur longues barbes, et de leurs habits
à la mode du temps passé.
- Bonjour, hôtesse. Vite, trois écuelles de soupe. Vite trois
bouteilles de vin.
- Avec plaisir nos amis.
Leur repas fini, les trois ouvriers tirèrent chacun sa monnaie
de cuir.
- Tenez, hôtesse. Payez-vous.
- Mes amis, vous voulez rire. Ce n'est pas là de la monnaie.
- Hôtesse, comment, ce nest pas là de la monnaie ? Que
vous faut-il donc ?
- Mes amis, il me faut de bonnes pièces blanches d'argent. Il me
faut de bons sous de cuivre.
- Hôtesse, la monnaie que nous vous offrons, vous nous l'avez
donnée hier vous-même, en nous rendant notre reste.
- Mes amis, vous ne savez ce que vous dites.
- Hôtesse, nous disons la vérité. Aussi vrai que le bourreau
et ses deux valets ont jeté dans ce puits la tête de Caprais,
vous nous avez donné hier en nous rendant notre reste la monnaie
que nous vous offrons.
- Mes amis, vous ne savez pas ce que dites.
- Hôtesse, laissez-nous faire. Vous allez voir.
Aussitôt, l'un des trois ouvriers enroula la corde du puits à
sa ceinture, et ses deux camarades le descendirent au fond. Cinq
minutes après, il remontit avec la tête de saint Caprais.
Alors, le peuple assemblé se mit à battre des mains et à crier
:
- Au miracle ! Au miracle !
Le même jour, l'évêque d'Agen vint chercher en procession la
tête de Caprais, et la porta dans l'église bâtie en l'honneur
de ce saint.
Sous cette église, il y a la mer. Des mariniers agenais se sont
trouvés passer par là, un soir de dimanche, à l'heure des
vêpres. Ils ont entendu la musique de l'orgue, et reconnu les
voix des enfants de choeur et des chantres.