Jean de Calais
Il y avait, une fois, un homme
riche de cent mille pistoles, et aumônier autant que riche. Cet
homme avait perdu sa femme, et vivait avec son enfant, appelé Jean
de Calais.
A vingt ans, Jean de Calais était un jeune homme fort et hardi,
aumônier comme son père, mais grand batteur de pavé, ribotteur
et coureur de gueuse. Cela vint au point que son père lui dit un
jour :
- Jean de Calais, tu empruntes à Dieu et au Diable. Tu jettes
l'argent par les fenêtres. Je n'entends pas que tu me ruines,
pour des maquereaux et des putains. Tiens. Voici sept mille
pistoles. Paie ce que tu dois, et tâche de mener meilleure vie.
- Père, vous serez obéi.
Mais Jean de Calais oublia sa promesse. Au lieu de payer ce
quil devait, il se remit à battre le pavé, à ribotter,
à courir les gueuses. Cela revint au point que son père lui dit
un jour :
- Jean de Calais, tu ne m'as pas obéi. Mes sept mille pistoles
sont fricassées. Toujours tu empruntes à Dieu et au Diable.
Toujours tu jettes l'argent par les fenêtres. Tes dettes seront
payées. Mais je n'entends pas que tu me ruines, pour des
maquereaux et des putains. Tiens. Voici sept mille autres
pistoles. Va courir le monde, et tâche de faire fortune.
- Père, vous serez obéi.
Jean de Calais salua son père, sauta sur son cheval, et partit
par la route de Bordeaux.
Trois jours après, il cheminait plus loin que Marmande. Il
traversait un village, tout proche de la Garonne. Au bord de l'eau,
gisait, nu comme un ver, un pauvre mort, rongé des chiens.
Alors, Jean de Calais devint tout bleu de colère.
- Mille Dieux ! Suis-je donc dans un pays de païens et de juifs
? N'avez-vous pas honte, canailles, de laisser ainsi ce pauvre
mort, nu comme un ver, et rongé des chiens ?
- Passant, tâche de mieux parler. Sinon, gare à toi.
Jean de Calais tira son épée.
- Je parle comme il me plaît, ivrognes. Avancez. Tous, tant que
vous êtes, je vous emmerde, à pied et à cheval. Voyons,
bandits, avancez un peu.
Alors, les gens du village baissèrent la voix, et répondirent
honnêtement :
- Passant, ne te fâche pas. Cet homme n'a que ce quil
mérite. Il est mort sans payer ses dettes. En pareil cas, la
coutume de ce pays veut que le corps soit jeté tout nu sur le
bord de l'eau. Les chiens le rongent, en attendant que la Garonne
monte et l'emporte. Le reste profite aux poissons.
- Cochons ! Vous n'êtes donc pas chrétiens ? Combien devait le
pauvre mort, salauds ?
- Passant, le mort devait six mille pistoles.
- En voilà sept, valets de bourreau. Payez-vous. Le reste est
pour faire des messes. Maintenant, racaille, courez chercher le
curé, et en route pour le cimetière.
- Passant, tu seras obéi.
Le pauvre mort enterré, Jean de Calais retourna chez son père.
- Bonjour, père.
- Bonjour, Jean de Calais. Te voilà bientôt revenu. As-tu
déjà fait fortune ? Conte-moi ça.
Jean de Calais obéit. Jusqu'à la fin, le père écouta sans mot
dire.
- Jean de Calais, tu as bien fait. Je te pardonne. Tâche de
mener meilleure vie.
- Père, vous serez obéi.
Mais Jean de Calais oublia sa promesse. Il se remit à battre le
pavé, à ribotter, à courir les gueuses. Cela revint au point
que son père lui dit un jour :
- Jean de Calais, tu ne mas pas obéi. Toujours tu
empruntes à Dieu et au Diable. Tu jettes l'argent par les
fenêtres. Tes dettes seront payées. Mais je nentends pas
que tu me ruines, pour des maquereaux et des putains. Tiens,
voici sept mille autres pistoles. Va courir le monde, tâche de
faire fortune, et ne reviens pas de sitôt.
- Père, vous serez obéi.
Jean de Calais salua son père, sauta sur son cheval, et partit
par la route de Bordeaux. Trois jours après, il cheminait plus
loin que Marmande. C'était au temps du mois mort, au temps de la
grande froidure.
Tout en cheminant, Jean de Calais pensait :
- Je ne suis pas loin du village où j'ai payé sept mille
pistoles, pour faire enterrer le pauvre mort. Certes, j'ai
souvent plus mal employé l'argent de mon père.
Quand il traversa le village, tout le monde dormait. La lune
montait dans le ciel, et les étoiles marquaient minuit. En
passant devant le cimetière, Jean de Calais tira sur la bride,
et mit pied à terre.
- Attends-moi là, mon bon cheval. Le temps de réciter un Pater
pour le pauvre mort.
Jean de Calais entra, sans peur ni crainte. Il s'agenouilla sur
la fosse, et récita son Pater.
Comme il se relevait, un grand Oiseau Blanc vint se poser tout en
haut de la grande croix du cimetière.
Le grand Oiseau Blanc se mit à parler.
- Jean de Calais, je suis l'âme du pauvre mort. Jean de Calais,
tu m'as fait service. Compte que je ne l'oublierai pas.
Et le grand Oiseau Blanc s'envola je ne sais où. Jean de Calais
remonta sur sa bête, et repartit. Trois heures après le lever
du soleil, il descendait, mort de froid et de faim, sur le seuil
d'une bonne auberge, en face de la rade de Bordeaux.
- Hô ! Valets ! Ici fainéants. Vite, ce cheval à l'écurie.
Servantes, vite, un fagot dans la cheminée. Vite, un bon
déjeûner sur table.
Une fois repu et dégelé, Jean de Calais monta dans sa chambre,
se mit au lit, et dormit comme une souche, jusqu'à l'heure du
souper. Alors, il redescendit, frais et gaillard dans la salle
commune. A côté de lui vint s'attabler un capitaine de navire.
- Eh bonjour, Jean de Calais.
- Eh bonjour, capitaine.
- Jean de Calais, je suis bien heureux de te retrouver ici. Que
de fois tous deux, nous avons battu le pavé, ribotté, couru les
gueuses.
- Capitaine, il y a temps pour tout. J'ai fini de mal faire. Je
veux courir le monde, et tâcher de faire fortune.
- Jean de Calais, je veux t'en donner le moyen. Ecoute. Demain
matin, viens me voir sur mon navire, au beau milieu de la
Garonne. Là, je te dirai des choses qui valent la peine d'être
écoutées.
- Capitaine, compte sur moi.
Le lendemain matin, Jean de Calais était sur le navire, au beau
milieu de la Garonne.
- Bonjour, capitaine. Donne-moi le moyen de faire fortune.
Dis-moi les choses qui valent la peine d'être écoutées.
- Jean de Calais, je parlerai, si tu me jures par ton âme que tu
n'en rediras pas un mot.
- Capitaine, je te le jure par mon âme.
- Jean de Calais, tu veux faire fortune. Viens avec moi. Ici, je
commande à cent pirates forts et hardis. Les pirates sont des
mariniers qui courent le monde, pour piller partout où ils
peuvent. Viens avec moi. Dans un an, tu gagneras ton pesant d'or.
- Capitaine, ce serait de l'or mal gagné.
- Jean de Calais, quand tu paies, les gens ne te demandent pas
d'où vient ton or. Ils regardent s'il nest pas faux. Viens
avec moi. Si tu mets la main sur quelque belle fille, nous la
garderons ici prisonnière. Tu en feras à ta volonté, si mieux
tu n'aimes la vendre cher. Tiens, pas plus tard que le mois
passé, moi, j'ai volé les deux filles du roi de Lisbonne, en
Portugal. Suis-moi. Je veux te les montrer.
Jean de Calais suivit le capitaine des pirates. Dans une
chambrette du navire, deux filles, plus belles que le jour,
priaient Dieu, et pleuraient comme des Madeleines.
- Jean de Calais, regarde. Laînée marche vers ses
dix-huit ans. La cadette nen a pas sept. Si bientôt je
nai pas trouvé marchand à trois mille pistoles par fille,
je les jette à l'eau. Autant de gagné pour les poissons.
- Capitaine, ces deux filles sont à moi. Menons-les à mon
auberge. Là, je te compterai six mille pistoles.
- Jean de Calais, j'en veux douze.
- Capitaine, ce qui est dit est dit. Obéis, ou faisons bataille.
Le capitaine des pirates eut peur. Il mena les deux filles à
l'auberge, où Jean de Calais lui compta les six mille pistoles.
- Capitaine, voilà plus d'argent que tu n'en vaut. File, et
tâche de ne plus te trouver sur mon chemin.
Alors, Jean de Calais se retourna vers la fille aînée :
- Demoiselle, je suis amoureux de vous. Parlez. A votre volonté,
je vous ramène avec votre soeur à Lisbonne en Portugal, ou je
vous conduis dans la maison de mon père.
- Jean de Calais, conduis-nous dans la maison de ton père.
- Demoiselle, nous partirons dans trois jours.
Aussitôt, Jean de Calais manda les couturières et les modistes.
- Demoiselle, commandez vite tout ce quil faut pour vous et
pour votre soeur. J'ai encore mille pistoles en bourse.
Trois jours après, Jean de Calais et les deux filles quittaient
Bordeaux. Trois jours plus tard, ils étaient au bout de leur
voyage.
- Bonjour, père.
- Bonjour, Jean de Calais. Te voilà bientôt revenu. As-tu
déjà fait fortune ? Raconte-moi ça.
Jean de Calais obéit. Jusquà la fin, le père écouta
sans mot dire.
- Jean de Calais, tu as bien fait. Et maintenant,
quentends-tu faire de ces deux filles ?
- Père, écoutez-moi. J'entends épouser l'aînée. J'entends
reconnaître la cadette pour mon enfant. Si vous dites non, je
repars, et vous avez fini de me voir.
- Jean de Calais fais à ta volonté. je consens à tout.
- Père, merci. Que le Bon Dieu vous récompense.
Jean de Calais épousa donc l'aînée des filles, et reconnut la
cadette pour son enfant. Au bout de neuf mois, sa femme
accouchait d'un beau garçon. Un an plus tard, le père de Jean
de Calais était mort.
Le temps du deuil fini, Jean de Calais manda un peintre fameux.
- Peintre, voilà de l'or et de l'argent. Tire le portrait de ma
femme. Tire le portrait de sa soeur. Tire le portait de mon
enfant.
Un mois après, Jean de Calais était obéi. Alors, il se fit
apporter trois coffres, le premier pour le linge et les habits,
le second pour l'or et l'argent, le troisième pour les
portraits.
- Valets, attelez ma voiture, et chargez-y ces trois coffres.
Cela fait, Jean de Calais embrassa toute sa famille.
- Adieu, femme. Adieu, mes enfants. Je pars pour un grand voyage.
Quand je serai de retour, vous en saurez davantage. Pensez à
moi. Si je puis, je vous manderai de mes nouvelles.
Jean de Calais partit. Trois jours après il s'embarquait à
Bordeaux. Un mois plus tard il arrivait, avec ses trois coffres,
à Lisbonne, en Portugal. Là, il loua un beau logement, sur la
plus grande place de la ville, juste à mi-chemin entre le Louvre
du roi de Lisbonne, en Portugal, et la cathédrale. Il loua aussi
une belle voiture, attelée de quatre chevaux blancs, avec un
cocher et deux laquais galonnés d'or.
Jean de Calais avait son plan. Le dimanche suivant, il cacha sous
ses habits deux pistolets chargés à poudre, et cloua les deux
portraits sur le côté droit de la voiture. Cela fait, il dit au
cocher :
- Touche du côté de la cathédrale. Le roi et la reine vont
revenir de la grand'messe. Tâche de passer ras de leur voiture,
en leur montrant le côté droit de la mienne.
- Maître, vous serez obéi.
En passant près de la voiture du roi, Jean de Calais déchargea
ses deux pistolets en l'air. Alors, le peuple s'ameuta.
- A mort, l'étranger ! A mort, l'assassin ! Il a tiré sur le
roi et la reine. A mort ! A mort !
- Etranger, dit le roi, que t'avons-nous fait ? Pourquoi as-tu
voulu nous tuer, moi et la reine ?
- Roi, ces deux pistolets nétaient chargés qu'à poudre.
J'ai voulu vous forcer à regarder ces trois portraits.
Alors, le roi et la reine regardèrent ces trois portraits, et se
mirent à pleurer.
- Etranger, parle. Parle vite. Parle-nous de ces trois portraits.
- Roi, voici ma femme. Roi, voici notre fils. Roi, voici la soeur
cadette de ma femme, que j'ai reconnue pour mon enfant.
- Etranger, ces deux filles sont les miennes.
- Roi, je les ai payées six mille pistoles au capitaine des
pirates qui vous les avait volées.
- Etranger, comment t'appelles-tu ?
- Roi, je mappelle Jean de Calais.
- Jean de Calais, monte dans ma voiture, et viens dîner avec
nous.
Jean de Calais obéit. Le roi le fit attabler à sa droite, avant
les plus grands nobles du pays.
- Mes amis, voici mon gendre. Voici l'homme qui vous commandera
quand je serai mort. Jean de Calais, ce soir même, tu vas partir
pour un grand voyage. Ainsi, bois, mange, ne te laisse manquer de
rien. Ce soir même, tu vas retourner dans ton pays, et ramener
ici mes deux filles et mon petit-fils.
Ce qui fut dit fut fait. Le soir même, Jean de Calais
s'embarquait sur un beau navire, plein de beaux messieurs et de
belles dames, qui s'en allaient à Bordeaux. Parmi ces passagers,
se trouvait un jeune homme, honnête et serviable comme pas un. Jean
de Calais en fit vite son grand ami, et lui confia tous ses
secrets.
Une nuit, tous deux devisaient, à l'accoutumée, penchés sur le
bordage du navire. Le temps était superbe, et la lune montait
claire et brillante dans le ciel.
- Quel bonheur ! mon grand ami, disait Jean de Calais. Chaque
jour me rapproche de Bordeaux. Bientôt, je reverrai ma femme et
mes enfants. Bientôt, nous repartirons tous quatre, pour vivre
heureux à Lisbonne, en Portugal. Mon grand ami, je
noublierai jamais tes services. Ne nous quittons plus. J'ai
de quoi te faire riche.
- Jean de Calais, je le veux bien.
Mais cet homme était un traître, qui depuis longtemps guettait
l'occasion de faire un mauvais coup. Il fit semblant de ramasser
quelque chose à terre, empoigna vite Jean de Calais par les
jambes, et le lança dans la mer grande. Le malheureux nageait,
en criant au secours. Nul ne vint. Déjà le navire filait à
perte de vue. Jean de Calais nageait toujours. Mais il sentait
que cela ne pouvait durer.
- Sainte Vierge, ayez pitié de moi.
En ce moment, un grand Oiseau Blanc volait dans la nuit, en
rasant la mer grande.
- Jean de Calais, je suis l'âme du pauvre mort. Jean de Calais
tu m'as fait service. Je ne l'ai pas oublié. Mon secours ne te
manquera pas.
Et le grand Oiseau Blanc s'envola je ne sais où. Jean de Calais
nageait toujours. Mais il sentait que cela ne pouvait durer.
- Le grand Oiseau Blanc a menti. Sainte Vierge, ayez pitié de
moi.
En ce moment, une poutre passa flottant sur la mer. Vite, Jean de
Calais la saisit, et monta dessus.
- Merci, Sainte Vierge. Vous avez eu pitié de moi. Le grand
Oiseau Blanc n'a pas menti.
Pendant trois jours et trois nuits, Jean de Calais flotta, sans
manger ni boire, sans rien voir que le ciel et l'eau. Enfin, il
aborda presque mort sur un rocher, sur un rocher sans arbres ni
verdure, au milieu de la mer grande.
- Sainte Vierge, ayez pitié de moi. Sur ce rocher, je mourrai de
soif et de faim.
En ce moment, un grand Oiseau Blanc volait, en rasant le rocher.
- Jean de Calais, je suis l'âme du pauvre mort. Jean de Calais,
tu m'as fait service. Je ne l'ai pas oublié. Mon secours ne te
manquera pas. Tiens, voici une miche de pain et une jarre de vin.
Compte qu'une fois par semaine je t'en apporterai autant.
Et le grand Oiseau Blanc s'envola je ne sais où.
Mais il revint une fois chaque semaine, avec une miche de pain et
une jarre de vin. Cela dura longtemps, bien longtemps.
Pendant que Jean de Calais vivait ainsi, le traître qui avait
surpris tous ses secrets, et qui l'avait jeté dans la mer
grande, s'était rendu petit à petit maître et seigneur dans
son château. D'abord, il s'était présenté vêtu de deuil.
- Bonjour, Madame. Je vous apporte de tristes nouvelles. Jean de
Calais est mort.
Alors, tous les gens du château se prirent à crier et à
pleurer.
- Oui, Jean de Calais est mort. J'étais son grand ami. Il m'a
dit tous ses secrets. Interrogez-moi. Je suis en état de vous
répondre sur tout. Oui, jean de Calais est mort, noyé dans la
mer grande. Gardez-moi chez vous. Je serai votre intendant ; mais
je ne veux pas de gages. Chaque matin et chaque soir, nous
prierons Dieu de mettre en paix lâme de mon grand ami.
Ce qui fut dit fut fait. Au bout de quatre ans, l'intendant
commandait en maître et seigneur dans la maison. Devant lui,
maîtresses et valets tremblaient comme la feuille, et n'osaient
pas souffler mot.
Un jour, l'intendant dit à sa maîtresse :
- Madame, Jean de Calais est mort, et bien mort, noyé dans la
mer grande. Il faut nous marier.
La maîtresse se méfiait, mais elle avait peur de dire non.
- Intendant, je te demande un an pour y penser.
- Madame, je vous donne un an.
Au bout d'un an, l'intendant dit à sa maîtresse :
- Madame, il est temps de nous marier.
La maîtresse se méfiait ; mais elle avait peur de dire non.
- Intendant, je te demande encore un an, pour filer mon
trousseau, avec ma soeur et mes servantes.
- Madame, je vous donne encore un an.
Au bout d'un an, l'intendant dit à sa maîtresse :
- Madame, il est temps de nous marier.
La maîtresse se méfiait ; mais elle avait peur de dire non.
- Intendant, je te demande encore un an, pour coudre mon
trousseau, avec ma soeur et mes servantes.
- Madame, je vous donne encore un an, mais pas plus.
Pendant que ces tristes choses se passaient dans sa maison, Jean
de Calais vivait toujours sur son rocher, sur son rocher sans
arbres ni verdure, au milieu de la mer grande. Chaque semaine, le
grand Oiseau Blanc lui apportait une miche de pain et une jarre
de vin.
Un matin, à la pointe de l'aube, le grand Oiseau Blanc parla.
- Jean de Calais, il se passe chez toi de tristes choses.
Aujourd'hui même, ta femme sera forcée d'épouser son
intendant, d'épouser le traître qui t'a jeté dans la mer
grande. Jean de Calais, promets-moi la moitié de ce que tu aimes
le mieux, et dans une heure je te porte sur le seuil de ton
château.
- Grand Oiseau Blanc, je te promets la moitié de ce que j'aime
le mieux.
Alors, le grand Oiseau Blanc planta son bec et ses serres dans
les cheveux de Jean de Calais, et partit comme un éclair
au-dessus de la mer grande. Une heure après, il le déposait sur
le seuil de sa maison.
- Jean de Calais, j'ai tenu ma promesse. Le temps est proche, où
je te demanderai de tenir la tienne.
Et le grand Oiseau Blanc s'envola je ne sais où.
Depuis sept ans que Jean de Calais vivait sur son rocher, sur son
rocher sans arbres ni verdure, jamais il navait fait couper
ses cheveux, ni raser sa barbe. Ses habits tombaient en lambeaux.
Le pauvre homme s'en allait, comme un mendiant, jusquà la
porte de la cuisine, où les servantes avaient fort à faire pour
préparer le dîner de noces.
- Une petite aumône, s'il vous plaît, servantes, pour l'amour
de Dieu et de la sainte Vierge Maire. Pater
noster, qui es in coelis...
- Au large pouilleux. Garde pour toi ta vermine. Tiens, prends
cette écuelle de soupe, ce morceau de pain, cette bouteille, et
va te rassasier à l'écurie.
Jean de Calais obéit. Pendant qu'il buvait et mangeait, la soeur
de sa femme entra dans l'écurie, portant une assiette pleine de
fricot.
- Pauvre, nos servantes sont des riens qui vaille. Elles t'ont
chassé de la cuisine, sans te donner tout ce quil faut. je
t'en demande pardon. Tiens, voici pour toi ; mais prie Dieu pour
nous.
Jean de Calais pria Dieu, et tomba sur le fricot. Depuis sept ans
passés, il n'avait rien mangé de pareil.
- Merci, mie. Que le Bon Dieu te récompense. Tu ne me reconnais
pas. Mais moi, je te reconnais. Tu es la fille cadette du fils du
roi de Lisbonne en Portugal. Moi, je suis Jean de Calais, le mari
de ta soeur.
- C'est vrai, Jean de Calais. Je te reconnais maintenant.
- Mie, méfions-nous. Va dire à ma femme que je reviens de loin,
et qu'elle vienne ici me parler en grand secret.
La demoiselle obéit ; mais sa soeur ne voulait pas croire ce
qu'elle entendait.
- Ma soeur, ce pauvre ment. Pour mon malheur, Jean de Calais est
mort. Il ne reviendra jamais, jamais. Pourtant va regarder ce
pauvre, et lui parler encore une fois.
La demoiselle obéit, et revint presque aussitôt.
- Ma soeur, tu peux m'en croire. Jean de Calais est revenu.
Alors, les deux soeurs descendirent secrètement à l'écurie, et
l'aînée reconnut jean de Calais.
- Tu es mon mari ! Tu es mon mari !
- Tais-toi, pauvre femme. Nous deviserons plus tard. Maintenant,
montons vite dans ta chambre.
Ce qui fut dit fut fait. Une fois dans la chambre, Jean de Calais
poussa les verroux, et ferma la porte à double tour.
- Femme, vite une épée. Bien. Et maintenant, vite, des ciseaux.
Vite, un rasoir et du savon. Vite, du linge blanc, et de beaux
habits. Bien. Et maintenant, hâte-toi de t'habiller en mariée.
La femme obéit. Pendant quelle s'habillait en mariée, Jean
de Calais coupait ses cheveux, rasait sa barbe, mettai du linge
blanc, passait ses beaux habits, et ceignait son épée.
- Eh bien, femme, ai-je toujours l'air d'un pauvre mendiant ?
En ce moment, un grand bruit de tambours et de trompettes se fit
entendre. Devant le château, trente mille hommes vinrent se
ranger en bataille, trente mille hommes commandés par deux rois
couronnés d'or, et montés sur des chevaux blancs.
- Femme, regarde. Regarde ton père, le roi de Lisbonne en
Portugal. Depuis sept ans, le vieux brave homme s'est lassé de
nous attendre. Le voici qui vient nous chercher, en compagnie du
roi de France. Ecoute, femme, cours vite les trouver. Fais comme
si tu voulais épouser l'intendant. Fais comme si je
nétais pas là, et compte sur moi pour arriver au bon
moment.
La femme obéit.
- Bonjour, roi de France. Bonjour, père. Tenez, voici ma soeur
cadette. Toutes deux nous sommes heureuses, bien heureuses de
vous revoir.
- Embrassons-nous, mes filles, et remercions le roi de France.
Sans lui, je vous chercherais encore. Et maintenant,
préparez-vous à me suivre. Dans trois jours, nous serons à
Bordeaux. Dans quatre, nous serons embarqués pour Lisbonne en
Portugal.
Alors l'intendant parla.
- Roi de Lisbonne en Portugal, écoutez. Voilà trois ans, jour
pour jour, que votre fille aînée m'a promis mariage. J'entends
qu'elle acquitte sa promesse.
- Ma fille, réponds. Cet homme dit-il la vérité ?
- Père, cet homme dit la vérité. Mais je lui ai promis
mariage, parce qu'il me faisait peur, et parce qu'il m'a juré
par son âme que mon mari, Jean de Calais, était mort noyé dans
la mer grande.
- Madame, je le jure encore par mon âme. Jean de Calais est mort
noyé dans la mer grande. Vous mavez promis mariage.
J'entends que vous acquittiez votre promesse. Roi de France,
jugez-nous.
Alors, Jean de Calais parut.
- Roi de France, juge-nous. Cet homme en a menti comme un chien
qu'il est. Je suis Jean de Calais. Soyez témoins, maîtresses et
valets de ce château.
- Oui, oui, cet homme est Jean de Calais.
- Merci, braves gens. Roi de France, je reprends ma femme. Mais
vous navez pas fini de juger. Roi de France, j'avais fait
de cet homme mon grand ami. Par trahison, il me jeta dans la mer
grande. Mais je ne m'y noyai pas. Un grand Oiseau Blanc me
secourut. Sur une poutre je flottai trois jours, sans manger ni
boire, sans rien voir que le ciel et l'eau. Enfin, j'abordai sur
un rocher, sur un rocher sans arbres ni verdure. Là, pendant
sept ans, le grand Oiseau Blanc m'a nourri. Chaque semaine, il
mapportait une miche de pain, et une jarre de vin. Ce
matin, à la pointe de l'aube, le grand Oiseau Blanc m'a dit : Jean
de Calais, il se passe chez toi de tristes choses. Aujourd'hui
même, ta femme sera forcée d'épouser son intendant, le
traître qui t'a jeté dans la mer grande. Jean de Calais,
promets-moi la moitié de ce que tu aimes le mieux, et dans une
heure tu seras sur le seuil de ton château. J'ai promis, et le
grand Oiseau Blanc m'a tenu parole. Roi de France, jugez-nous.
- Roi de France, répondit l'intendant, cet homme en a menti. Je
le jure par mon âme.
- J'en ai menti, traître. Il y a un Bon Dieu au ciel. Le Bon
Dieu est juste. Tire ton épée, et faisons bataille.
En ce moment, un grand Oiseau Blanc vint se percher sur la plus
haute tour du château. Du haut de la tour du château, le grand
Oiseau Blanc parla.
- Roi de France, écoute. Je suis bon témoin. Ceux qui sont en
paradis nen reviennent pas pour mentir. Roi de France, je
suis l'âme d'un pauvre mort. Plus loin que Marmande, mon corps
gisait au bord de la Garonne, nu comme un ver, et rongé des
chiens. Ainsi le veut la coutume de ce pays, quand un homme meurt
sans payer ses dettes. Jean de Calais a payé pour moi. Il
ma fait porter au cimetière. Il m'a fait dire des messes.
Il est venu, à minuit, prier Dieu sur ma fosse. Voilà comment Jean
de Calais ma fait service. Je ne l'ai pas oublié. Voilà
pourquoi je l'ai secouru sur la mer grande, et nourri sept ans
sur un rocher, sur un rocher sans arbres ni verdure. Voilà
pourquoi je l'ai porté, dans une heure, sur le seuil de ton
château. Roi de France, Jean de Calais a bon droit. Je ne veux
pas quil fasse bataille contre le traître qui l'a lancé
dans la mer grande.
Le grand Oiseau Blanc se tut. Alors, le roi de France manda le
bourreau et ses valets.
- Bourreau, voici cent pistoles. Prends ce rien qui vaille, et
fais-le périr écartelé.
Le bourreau et ses valets attachèrent un cheval à chaque bras
et à chaque jambe de l'intendant, et tombèrent sur les quatre
bêtes à grands coups de fouet.
- Hue ! hue ! rosses ! Hue ! carcans ! Hue, donc.
Voilà comment l'intendant périt écartelé.
Alors, du haut de la tour, le grand Oiseau Blanc parla.
- Roi de France, tu as commandé selon la justice. Pourtant, tu
nas pas fini de juger. Devant toi, Jean de Calais a
confessé qu'il m'avait promis la moitié de ce quil aime
le mieux. J'entends qu'il acquitte sa promesse. Ce qu'il aime le
mieux, c'est son enfant. J'entends quil le coupe en deux,
et qu'il m'en donne la moitié.
- Jean de Calais, dit le roi de France, tu as promis. Il faut
payer. Tire ton épée, et fais deux portions de ton enfant.
- Roi de France, je veux payer double. Tiens, grand Oiseau Blanc,
prends mon enfant tout entier.
- Jean de Calais, tu m'en as promis la moitié. Je nen veux
que la moitié. Obéis au roi de France. Tire ton épée, et fais
deux portions de ton enfant.
Jean de Calais tira son épée. Il était pâle comme un mort.
- Jean de Calais, arrête, cria le grand Oiseau Blanc. Ce que tu
mavais promis, je te le donne. Garde ton enfant tout
entier. Jean de Calais, tu m'as fait service. Je t'ai payé. Nous
sommes quittes. Adieu. Je men retourne en paradis.
Et le grand Oiseau Blanc s'envola. On ne l'a revu jamais, jamais.
Le lendemain, Jean de Calais et tous les siens s'embarquaient à
Bordeaux. Un mois après, ils étaient à Lisbonne en Portugal.
Alors, le roi dit à son gendre :
- Jean de Calais, je suis vieux. Désormais, j'entends que tu
commandes à ma place.
Ce qui fut dit fut fait. Jean de Calais commanda selon le droit
et la justice, et vécut longtemps heureux parmi les siens.