Le veneur infernal

 

Il y a mille ans et bien plus (selon les traditions de la montagne) que cette vaste plaine, coupée par des flaques d'eau noire et des fondrières de tourbe mouvante, était couverte de bois épais. Aujourd'hui, c'est le marais du Mont Saint-Michel. Mais au temps de notre récit, on voyait dans ces lieux une forêt magnifique, une forêt vierge, comme on dit en parlant des bois immenses et impénétrables de ce nouveau monde qui est au-delà de l'Océan.
Au milieu de la forêt, il y avait un château superbe, mais presque inconnu au reste de l'Armorique. Le seigneur païen qui l'habitait était assez puissant pour se suffire à lui-même. Valets, chevaux, cerfs et chiens remplissaient son domaine, et de vastes champs cultivés donnaient au baron de Botmeur tous les biens de la terre en abondance. Aucune route ne menait à ce château, et nul n'aurait osé pénétrer dans les profondeurs de cette forêt mystérieuse. Peut-être parfois, la nuit, avait-on cru voir des lueurs errantes briller au-dessus du sombre feuillage ; peut-être avait-on cru entendre des bruits étranges s'élever du sein de cette solitude sinistre. Ce n'étaient du reste que de vagues rumeurs, et il régnait autour de ces lieux comme une ceinture de terreur qui, mieux que bois, ravins et fondrières, en défendait complètement les abords.
Pourtant un soir d'hiver, à la tombée de la nuit, un pèlerin gravissait seul et sans armes le chemin étroit et taillé dans le roc qui conduisait à l'entrée du castel. Sa démarche était légère et noble, sa figure angélique ; sa chevelure d'or flottait avec la brise. Malgré tant de noblesse et de beauté, un archer qui veillait sur le rempart s'apprêtait à décocher un trait au voyageur ; mais un jeune homme ou plutôt un enfant, s'élança au même instant et arrêta la flèche prête à partir.
- Que faites-vous, malheureux Mikélik (petit Michel), s'écria l'archer irrité, que dira votre maître et le mien ? vous savez que tout mortel qui a vu ces tours doit périr.
Mais déjà l'enfant était descendu à la rencontre du voyageur.
- Arrêtez, lui dit-il, il y va de la vie ; fuyez, fuyez dans l'épaisseur des bois et ne reparaissez jamais.
- Je ne crains rien, dit l'étranger ; Jésus est pour moi et me protège.
- Jésus, reprit l'enfant, oh ! le joli nom ! qu'est-ce qu'il veut dire ?
- Salut et bonheur, répondit le pèlerin en soupirant, salut et bénédiction éternelle !
- C'est admirable, murmura Mikélik ! Votre visage est beau comme un jour de printemps ; votre voix est douce comme le bruit du ruisseau sur la mousse de la prairie. Oh ! que je vous aime déjà ! Mais fuyez, car si mon maître nous surprenait, c'en serait fait de nous deux.
- Moi fuir ! Un serviteur de Dieu ne fuit jamais ; je suis venu ici pour vous sauver.
- Je ne puis vous comprendre, mais éloignez-vous pour l'amour de ce Jésus dont vous m'avez parlé et que je voudrais tant connaître.
- Tu le connaîtras, mon enfant. Sous son égide, on n'a rien à craindre des pièges du démon ; c'est pourquoi je demeure.
- Qu'est-ce donc encore que le démon ?
- Hélas ! le démon, c'est l'ennemi du genre humain ; c'est le mal se ruant sur les hommes, avec des pieds fourchus et des ongles de fer ; c'est l'envie avec des serres de chat-huant; c'est la colère avec l'écume aux lèvres, et des dents de loup prêtes à tout déchirer.
- Ciel ! que c'est affreux, s'écria Mikélik, cela ressemble à messire Arvaro, le majordome de ce château, qui dirige à son gré le sire de Botmeur. Oh ! croyez-moi, n'en faites pas l'expérience ; sauvez-vous, sauvez-vous. Malheur ! il est trop tard.
Au même instant, la porte du château s'ouvrit avec fracas, et le châtelain en sortit, suivi de plusieurs compagnons qui avaient l'air de vrais suppôts de l'enfer. Le seigneur, païen ou mécréant, était encore jeune, et l'on voyait que la beauté de sa jeunesse n'avait disparu que sous les coups répétés de tous les vices. A ses côtés, marchait celui que Mikélik avait nommé Arvaro. C'était un homme à la mine sinistre et hideuse, aux prunelles flamboyantes, osseux, décharné comme la mort. Mais, malgré ce terrible appareil, tout son corps, à la vue de l'étranger, fut agité d'un tel frémissement que ses os grelottants firent entendre un bruit semblable aux ossements d'un squelette remué dans sa sépulture. Le sire de Botmeur s'en aperçut.
- Qu'avez-vous donc, messire, lui dit-il, qui vous cause un tel frémissement ?
- Rien, seigneur, rien, en vérité. C'est le vent glacial de la forêt qui remue les branches mortes.
- Par ma dague ! non pas, reprit Botmeur, c'est votre carcasse qui tremble et frissonne.
- Je crois, seigneur, que c'est le pont-levis qui craque sous nos pas ou le ruisseau qui roule des glaçons.
- C'est réellement singulier, dit le châtelain, peu rassuré lui-même, en promenant ses regards alternativement de son majordome blême et frissonnant à l'étranger calme et plein de majesté. Puis il ajouta :
- Enfin, que veut cet imprudent ? Pourquoi n’est-il pas tombé percé de coups avant de m'avoir vu ?
Mikélik allait répondre afin d'attirer sur lui toute la colère de son maître, lorsque l'étranger le prévint.
- Je demande, dit-il simplement et d'une voix touchante, une petite place pour y élever un oratoire, où les bons prieront pour les méchants ; où toi-même, orgueilleux baron, tu viendras arroser les dalles de tes larmes.
Le sire de Botmeur demeura interdit et désarmé à ces paroles inattendues. Qu'allait-il faire ? Pardonner, se repentir peut-être. Hélas ! le génie du mal veillait à ses côtés ; et se penchant à son oreille, l'affreux majordome lui souffla le poison de ses conseils.
- Par ma dague ! j'allais devenir fou, s'écria le baron en se redressant ; cet insensé veut céans une cellule de moine. Eh bien ! qu'on le plonge en un cachot souterrain. Joie et chasse, mes maîtres ! Qu'on régale mes piqueurs et mes chiens, car demain, dans la forêt, ce moinillon nous servira de bête à chasser, et c'est Mikélik qui excitera mes limiers. Enfin, puisqu'il demande une place en nos domaines, je lui en donnerai une en sonnant la fanfare de sa mort !
Le lendemain, au point du jour, des fanfares plus sinistres que joyeuses réveillèrent tous les habitants du château ; hommes et animaux furent bientôt à leur poste à l'entrée de la forêt. Le prisonnier fut conduit en tête. Une meute nombreuse d'énormes chiens fauves, dont douze piqueurs, ressemblant à des démons, contenaient à peine la fureur, fut placée à une faible distance. Mikélik, armé d'une pique et monté sur un cheval rapide, devait exciter cette chasse de damnés.
Le sire de Botmeur parut bientôt avec sa suite et son écuyer, qui grinçait de colère. Ils étaient tous à cheval. Le coursier du majordome hennissait comme un tonnerre ; son haleine était sanglante. On donna cent pas d'avance au prisonnier ; tous les chiens furent lâchés à la fois, et la forêt, toute pétrifiée sous un linceul de neige, s'ébranla au bruit infernal des fanfares, des aboiements, des vociférations.
C'était, vous en conviendrez, une chasse digne de l'enfer, et Satan devait y assister... Pauvre Mikélik ! que va-t-il faire ? S'enfuir ? mais Arvaro le suit et l'observe. Pousser ces chiens féroces contre le doux étranger dont il portait le nom béni ? Le voir déchiré en lambeaux par des dents meurtrières ? Hélas ! qui donc viendra les secourir ?
- Tayaut ! tayaut ! hurlait l'affreux veneur ; et la meute s'élançait plus furieuse et plus rapide. Mais le fugitif courait comme un daim dans les bois.
Tayaut ! tayaut !... le fugitif volait comme un oiseau au-dessus des ravines glacées. Et déjà les chiens haletaient, dévorant l'espace. Le sire de Botmeur demandait merci. Arvaro écumait de rage. Mikélik seul respirait ; il était radieux. Il avait vu son ami déployer ses ailes comme un ange, et ce prodige n'était visible que pour lui.
- Par l'enfer ! nous l'aurons, criait le veneur infernal. Mais la meute était aux abois ; les meilleurs limiers tombaient dans les ravins et ne se relevaient plus. Les accents du cor s'affaiblissaient. Le baron se sentait défaillir ; son cheval s'abattit soudain. Alors le majordome saisit son maître d'un bras de fer et le plaça devant lui, sur la selle de son coursier noir, hurlant sans cesse : « Tayaut ! tayaut ! Par la mort, et par le feu qui me brûle, je remporterai la victoire ! »
Déjà les derniers arbres de la forêt avaient disparu. La chasse gravissait des pentes affreuses, hérissées de rochers, en pleine montagne, comme l'ouragan, montant, montant toujours. Enfin, on toucha au sommet. Là, le fugitif s'arrêta. Mikélik le vit ployer ses ailes et regarder d'un oeil paisible la scène qui s'offrait à sa vue... Plus de cris, plus de piqueurs, plus de chiens. Arvaro seul arrivait, soutenant son maître évanoui ; une écume de sang bordait ses lèvres frémissantes. Il labourait, avec ses talons fourchus, les flancs de son coursier mourant et vaincu.
Le coursier noir, à son tour, vint s'abattre à deux pas de l'étranger, en poussant un hennissement épouvantable ; et quand le sire de Botmeur, revenu à lui, put se rendre compte de ce qui l'entourait, il vit, à la place du fugitif, non pas un enfant de la terre exténué de fatigue, mais un fils du ciel, un ange resplendissant de gloire et de beauté. A la place d'Arvaro et de son infernale monture, rien, rien que des cendres fumantes. Enfin, dans la vallée, à la place du riche domaine, rien encore, rien que d'affreuses bruyères qu'on eût dit brûlées ou rougies par un feu souterrain ; rien que le sombre marécage entouré de noirs taillis...
- Voici donc la place où tu voulais sonner la fanfare de ma mort, dit saint Michel (car c'était l'archange lui-même) au baron éperdu ; c'est ici que tu feras pénitence, et Dieu te pardonnera ; ne cherche plus ton perfide conseiller. Il s'était livré au démon pour te perdre ; Dieu l'a frappé dans sa justice éternelle.
La légende ajoute que saint Michel éleva sur le sommet de la montagne un oratoire où Mikélik, devenu moine et ermite, honora longtemps son saint patron, après la mort édifiante du sire de Botmeur.


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La fontaine de Baranton

 

Il y a dans la forêt de Paimpont (l'antique Brocéliande) un val lugubre et sombre : c'était le val sans retour où les faux amants erraient prisonniers, jusqu’au jour marqué par la tendre Viviane, qui, touchée de leurs larmes, venait enfin les délivrer. Non loin de là se trouve la fontaine, jadis bouillante, de Baranton, dont la margelle était une émeraude. Merlin avait longtemps caché dans ces lieux sa tendresse légendaire pour la fée Viviane. Le récit que nous allons raconter, et que l'on pourrait intituler Les deux Souhaits, ne remonte pas aussi haut que Merlin, et je ne sais si Viviane gémit encore sur la margelle, devenue pierre, de cette fontaine jadis merveilleuse. Toujours est-il qu'au temps, du reste incertain, de notre simple histoire, la source était gardée, disait-on, par une belle fée, tantôt bonne et secourable, tantôt sévère et cruelle, selon la conscience de celui qui osait l'implorer.

I

Sur le bord de la forêt demeurait alors un vieux bûcheron, accablé d'années et d'enfants. Sa seule fortune était son coeur, que remplissait la crainte de Dieu.
Un soir que, chargé d'un faix de bois sec ramassé dans la forêt, il traversait, au clair de la lune, le val redouté, il aperçut, assise sur le bord de la fontaine, une belle dame blanche qui pleurait et dont les larmes d'argent tombaient dans l'eau de la source.
Comme Fiacre avait bon coeur, il déposa son faix, et, s'approchant de la fontaine, son chapeau percé à la main, il dit à la belle désolée :
- Vous pleurez, madame ? Ah ! si un pauvre homme pouvait quelque chose pour vous consoler, me voilà.
La dame le considéra en souriant et lui dit :
- Me consoler, mon ami ? Est-ce possible, moi qui pleure sur la méchanceté humaine, dont je vois les reflets sur la surface de cette eau limpide. Les crimes des hommes y produisent une sorte de tempête ; mais une bonne action en fait sourire le cristal. Tenez, voyez vous-même : la fontaine rit en ce moment. Oui, vous êtes un homme honnête et vertueux ; faites un souhait, il sera exaucé.
- Un souhait, madame ? dit Fiacre ; moi, le pauvre Fiacre, souhaiter quelque chose ? Ah ! je ne souhaite rien que du pain pour mes enfants, et le paradis pour nous tous, à la fin de nos jours.
- Brave coeur, fit la dame, vos voeux seront accomplis ; soyez heureux.
Et Fiacre, portant son faix, comme un chrétien qui porte gaiement sa croix, reprit en chantant le chemin de sa maison.
Avant d'y arriver, il rencontra son voisin Grégoire, qui lui demanda d'où il venait si joyeux.
- Tu chantes, toi, imbécile, lui dit-il, et pourtant on sait que tu n'as pas le sou. Comment fais-tu ?
- Quand j'ai un sou, répondit le pauvre Fiacre, je n'en désire pas deux ; voilà tout.
- Comment ! animal, reprit Grégoire, tu veux te moquer de moi ; et je crois que ce bois a été volé dans mon taillis. Prends-y garde ! Dis-moi d'où tu viens, ou je te fais mettre en prison !
- Je reviens de la forêt, du côté de la fontaine de Baranton, où j'ai rencontré une dame toute blanche, qui m'a dit de faire un souhait.
- Un souhait, à toi, double fourbe ; alors je parie que tu as souhaité de l'argent ?
- Non pas, non pas.
- Ou bien une métairie et des rentes, pour ne rien faire, fainéant.
- Pas davantage.
- De l'or, de l'or plein des tonnes ! s'écria Grégoire.
- Ma foi, non : de l'or, des rentes, ça me gênerait pour dormir, comme des souliers pour marcher ; j'ai demandé du pain et le paradis pour ma famille, la dame me l'a promis, et je suis content. Bonsoir, maître Grégoire.
Là-dessus, Fiacre tourna le dos à son voisin le pince-maille, et s'éloigna en chantant toujours.
Grégoire se mit à réfléchir : Une dame ! un souhait !... si j'allais aussi à la fontaine, moi, pour dénicher un bon magot... mais il est tard, le vent se lève, la nuit sera noire, et le chemin du vallon hanté est difficile. Oh ! je n'irai pas tout seul, au moins.
Il faut dire que Grégoire était un vieil avare peureux, lâche, et, de plus, maigre comme un vrai coucou, et qu'il ne pouvait se décider à se marier, dans la crainte de tomber sur une bourse creuse. Grégoire ne déjeunait pas tous les jours, ou ne déjeunait que le soir.
Ce jour-là, il n'avait pas déjeuné ; mais l'aventure de Fiacre lui revenait sans cesse, si bien qu'oubliant son régal, il se décida pour le voyage de la forêt. Il se mit donc à retourner toutes ses vieilles poches percées et finit par en retirer cinq ou six sous moisis, destinés à récompenser son compagnon d'aventure. Or, ce compagnon était un vagabond sans feu ni lieu, qui gîtait dans une hutte à côté, bâtie avec de la boue sur le terrain de Grégoire.
L'avare, aussitôt, alla relancer le lapin dans son terrier.
- Charlo, lui dit-il, veux-tu gagner trois sous sans peine ?
Charlo, qui ronflait sur un tas de fougères, répondit en grognant qu'il aimerait mieux en gagner six sans rien faire.
- Eh bien ! six tu auras, mon luron ; mais viens vite, car le temps se gâte.
Charlo se leva de mauvaise humeur, et suivit son patron en grattant avec une sorte de rage sa tête ébouriffée.
- Où allons-nous ? fit-il.
- Qu'est-ce que ça te fait ? répliqua Grégoire.
- C'est vrai patron, mais je veux l'argent avant d'aller plus loin, car on vous connaît pour un vieux chiche.
Et notre coquin se campa sur le sentier, comme un cheval rétif qui refuse d'avancer.
- Tiens, attrape, animal, fit Grégoire, en lui jetant les six sous promis ; et partons vitement.
Les deux aventuriers prirent alors le chemin de la forêt, dont Charlo le maraudeur connaissait tous les détours. Chemin faisant, Grégoire informa son compagnon du but de l'expédition. Quand ils arrivèrent sous la voûte des grands chênes, il faisait noir comme chez le diable. La pluie tombait, et le vent, agitant les arbres, poussait en travers des sentiers des branches mouillées qui entravaient à chaque pas la marche des deux coureurs de nuit.
- Vilain temps ! Chienne d'équipée ! dit Charlo ruisselant ; j'ai bien envie de m'en aller.
- Oh ! n'en fais rien, camarade, dit Grégoire, effrayé à l'idée de rester seul dans la forêt.
- Ce brigand de vent vaut plus de six sous, reprit Charlo, même pour un chichard comme vous. Ainsi, voyez : je veux encore de la monnaie, sinon...
- Oui, oui, je te le promets, fit l'avare, dont les dents claquaient de peur et de froid ; je t'en donnerai douze... non, six autres, au retour ; mais ne t'en va pas.
- Au retour, maître Grégoire, allons donc ! Avec ça que vous avez de la parole ! Alors, jurez, jurez tout de suite par votre patron, par le diable, qui vous écorchera un jour, comme tous les avares de la terre...
- Tais-toi, tais-toi, malheureux ! ne parle pas du démon dans un tel endroit et à pareille heure ! Oui, je jure, je jure tout ce que tu voudras. A présent, comme tu es plus fort que moi, marche en avant.
- Quel vieux capon vous faites ! reprit Charlo en soutenant l'avare, qui trébuchait ; tâchez de vous tenir sur vos vieux manches à balai. Mais que le tonnerre m'écrase, si je comprends pourquoi vous allez risquer votre vieille peau à cette satanée fontaine, que le vieux Guillaume doit chauffer ce soir tout exprès pour vous... Du reste, moi je m'en fiche; allez tout droit: la fontaine est là, derrière ces broussailles.
Grégoire, que la convoitise poussait malgré sa terreur, disparut en clopinant.
En ce moment, la nuit était affreuse ; la tempête se déchaînait avec violence et le vent secouait les arbres ; la forêt semblait remplie de gémissements.
L'avare s'approcha de la fontaine, qu'il n'aurait peut-être pas découverte sans une forme blanche qui flottait au-dessus. Bientôt, au milieu de cette vapeur, il distingua la fée, elle pleurait. Ses larmes coulaient dans l'eau fortement agitée. Le vieux grigou, dont les os cliquetaient, ne savait trop comment entamer l'entretien ; mais la fée, ayant relevé sa chevelure d'or, lui demanda ce qu'il voulait.
- Ce que je veux ? fit Grégoire interloqué, ce que je veux ?... attendez, voilà que ça me revient : je veux, comme Fiacre, vous savez, Fiacre sans le sou ? Seulement, je ne serai pas si bête que lui.
- Que souhaitez-vous donc ? dit la dame.
Au même instant, à la lueur d'un éclair qui sillonna le feuillage rouge, on vit bouillir l'eau de la fontaine mais le ladre n'y fit pas attention.
- Je veux, s'écria-t-il, ce que Fiacre a refusé. Je veux...
- Vous l'aurez, dit la fée. Fiacre n'a demandé ni refusé la fortune, mais il a demandé et obtenu le bonheur.
- Pas de bonheur sans argent, reprit le ladre ; ainsi, madame, puisque je suis venu ici, au risque de me rompre le cou, donnez-moi une femme riche, belle ou laide, ça m'est égal, et soufflez-moi le nom du fermier qui a le plus gros magot de la paroisse.
Un violent coup de tonnerre ébranla les rochers, et, au milieu du fracas de l'orage, Grégoire crut distinguer un nom prononcé dans le lointain. La dame blanche avait disparu. Le peureux se trouvait seul au bord de la fontaine et, succombant à la terreur, il roula sur les rochers.
- Que diable faisiez-vous donc là ? dit Charlo, qui survint fort à propos. Un pas de plus, et vous étiez cuit, vilain merle, dans cette eau bouillante. Ma foi, ce n'eût pas été grand dommage... Allons, tenons-nous droit, ajouta le vagabond en redressant rudement le squelette trempé jusqu'aux os.
- Oh ! oh ! oui, balbutia Grégoire, qui avait le hoquet ; mais, dis-moi, n'as-tu pas entendu crier là-bas dans la forêt ?
- Sans doute, à preuve que j'ai cru que vous appeliez Thomas à votre secours.
- Thomas ! s'écria l'avare avec une explosion comique. Thomas ! oui, c'est bien cela ! Voilà le magot trouvé !
Puis ils reprirent, clopin-clopant, le chemin du village ; et, comme Grégoire marmottait à chaque instant le nom de Thomas, Charlo pensait que la cervelle du vieux pince-maille était restée au fond de la fontaine.

II

Or, un mois plus tard, c'était la noce de Grégoire et de la fille à Thomas, Jacqueline, jeune fille de quarante ans, assez bien tournée, sauf qu'elle avait une bosse raisonnable entre les deux épaules et des yeux roux assez mal ensemble ; de plus, brutale comme un routier et aimant l'eau-de-vie autant qu'un calfat de Saint-Malo.
Voilà une jolie fille ! qu'en dites-vous ? et une jolie noce ! un vieux coucou étique et une fresaie ivre et lugubre. Cela ressemblait à un enterrement, car le biniou, auquel on ne donnait pas de cidre, avait des sons pleurards bons pour faire danser les morts. Mais Grégoire tenait le magot, et le dos de Jacqueline ne l'offusquait pas du tout. Pourtant, sur le soir, le nouveau marié s'en alla, faute de mieux, faire un tour dans le verger en méditant sur la grosseur du magot. Alors il entendit, derrière la haie, les finauds du village qui disaient :
- En voilà un avare joliment attrapé avec la bosse de sa femme !
- Encore si elle était d'argent ! disait un autre. Mais va-t-en voir.
- Causez toujours, mes petits, pensait Grégoire moi, je tiens le sac, et ça me suffit.
Mais il paraît que cela ne lui suffisait pas tout à fait, car dès ce moment il devint plus triste et plus maigre que jamais ; il tenait à peine sur les jambes, et l'on voyait le jour au travers de son corps.
Enfin, tourmenté par l'inquiétude, il alla trouver son beau-père et lui dit :
- A présent que je suis votre gendre, nous compterons, si vous voulez, le gros sac qui est là, dans votre armoire.
- Sans doute, sans doute, répondit le rusé bonhomme, nous le ferons dans trois semaines ; et en attendant, vous ferez les avances, afin de bien monter notre métairie... Mais gare, voici Jacqueline qui arrive, et elle n'aime pas rendre ses comptes, vous savez.
Grégoire ne le savait que trop et se sauva en se frottant les épaules. Il était temps, car il y avait du vent dans les voiles, comme disent les matelots, et l'abordage de la Jacqueline eût été rude.
Cependant l'avare, qui n'osait plus ni boire ni manger devant sa femme, attendait vainement le jour où le magot serait compté. Enfin, n'y pouvant plus tenir, un soir que Jacqueline et Thomas étaient allés faire ribote (passez-moi le mot) dans un cabaret du village, avec l'argent de Grégoire et à la santé de Grégoire, le ladre, battu, mélancolique et presque ruiné, se hissa par l'échelle dans le grenier où se trouvait enfermé le sac.
Là, face à face avec l'armoire fantastique et remplie de promesses, l'armoire, unique objet de ses hallucinations, il se livra contre ce meuble tentateur à des voies de fait épouvantables. Un coup de pied, un coup de pied indécent, et l'armoire montra ses arcanes. Il était là le sac, le sac de ses rêves, le sac gonflé par ses calculs avaricieux, le sac qui dorait le dos de Jacqueline et changeait les coups de bâton en caresses ! Il allait l'ouvrir, y baigner ses mains, réjouir ses yeux, réchauffer son vieux coeur !...
Voyez, voyez l'avare : il lorgne le sac avec amour ; il le regarde en soupirant ; sa poitrine est oppressée ; son attente est pleine d'anxiété ; c'est de l'angoisse. Combien y a-t-il dans le sac ? Combien d'écus d'argent ? Combien d'écus d'or ? Bientôt il le saisit, il le caresse, il rompt la ficelle qui le ferme, et le contenu roule sur le plancher. Le contenu... est-ce de l'or ? - non... - Est-ce au moins de l'argent ? - non... Ah ! tu peux te pendre, Grégoire, car se sont, oui, affreux grigou, ce sont des sous, de vilains gros sous, tout couverts de poussière et de vert-de-gris...
Jacqueline, qui rentrait en tirant des bords, selon sa coutume, entendit la chute d'un corps pesant sur le plancher. Elle monta, non sans peine, son bâton à la main, et toute prête à fustiger le délinquant. C'était inutile désormais, car elle trouva le squelette défunt sur le tas de gros sous.
Ainsi finit l'histoire des Deux Souhaits : le bon et le mauvais ; celui du pauvre Fiacre et celui de Grégoire le ladre. Point n'est nécessaire d'en déduire la morale ; elle est rude, mais assez claire sans doute, et à l'usage de tous ceux qui mettent les calculs de la fortune menteuse au-dessus des préoccupations du devoir austère et certain.


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Le casseur de croix


I

Nous avons déjà exprimé ailleurs nos regrets de voir disparaître peu à peu du sol de la vieille Bretagne les ruines des anciennes chapelles, fontaines et croix, vouées jadis par de pieuses mains à la mémoire de quelque bienfait public ou particulier. Nous croyons qu'il peut être utile d'élever du moins d'humbles protestations et de continuer, pour ainsi dire, cette campagne par des exemples. Ces exemples n'attestent-ils point que l'oeil de Dieu ne saurait être indifférent à ces profanations, dont on daigne à peine s'apercevoir aujourd'hui ?
On raconte qu'autrefois un calvaire remarquable s'élevait au carrefour de plusieurs chemins creux qui se rencontraient au pied de la montagne, auprès du village de Bothuan. La croix du Sauveur, taillée dans le plus fin granit des carrières de Kersanton, se penchait entre celles des deux larrons. Le temps et le vent de la montagne avaient livré tant d'assauts à ce monument isolé, qu'il tombait en ruine depuis nombre d'années. Un jour, après un orage affreux, on vit la croix du bon larron couchée sur la terre, celle du Sauveur était plus penchée, tandis que le gibet du mauvais larron, toujours droit sur sa base, semblait menacer la terre et le ciel.
Un soir que le sire de Bothuan chevauchait dans ses bois, il vint à passer par le carrefour des Trois-Croix. Son écuyer le suivait avec un jeune page. Le jour baissait déjà ; le vent gémissait ; une brume froide et épaisse obscurcissait les sentiers. Le cheval de l'écuyer donna du pied contre le chef du bon larron, et à l'instant monture et cavalier roulèrent sur les cailloux du chemin.
- Je vous l'avais bien dit, Argall, murmura le vieux seigneur, il faut marcher doucement et la prière aux lèvres lorsqu’on passe auprès d'un calvaire.
Argall, contenant à peine sa colère, grommela en se relevant :
- Par l'enfer ! j'aurai raison sans tarder de ces morceaux de pierre qui viennent céans de me faire choir si piteusement.
Kado, le jeune page, se signa pour écarter les mauvais esprits qui semblaient souffler aux oreilles de l'écuyer. Le sire de Bothuan, occupé à considérer tristement la croix penchée du Sauveur, n'avait pas entendu les propos de son compagnon. Au reste, on ne sait par quelle influence étrange le méchant serviteur avait pris un tel empire sur son faible et bon maître, qu'il s'était depuis longtemps arrogé le droit de tout dire et de tout faire. Argall continua, en s'adressant au jeune page :
- Oui, Kado, je reviendrai ici cette nuit même avec char et chevaux, afin d'enlever ces belles pierres qui figureront fort bien dans la construction que j'achève en ce moment.
- Dieu vous en garde, maître ! et vous devriez songer...
- Paix ! imbécile ; je n'ai qu'un regret, c'est que la plus haute des trois ne soit pas tombée encore. La pierre est magnifique. Mais patience ! En y aidant un peu...
- Juste ciel ! s'écria le page épouvanté, oh ! jamais vous n'oserez commettre un pareil sacrilège.
A ces mots, il piqua des deux pour rejoindre le vieux baron. Il entendit, en s'éloignant, rire le mécréant, et il lui sembla que du côté de la montagne d'autres rires (de ces rires qui figent le sang) se mêlaient au sifflement du vent dans les rochers de la colline.
Lorsque les cavaliers arrivèrent au manoir, il faisait nuit close. L'orage menaçait et découpait l'horizon par de rapides lueurs. L'écuyer, en chevauchant à l'écart, avait mûri son infernal dessein. Il se rendit aux écuries à la suite du valet qui emmenait sa monture et celle du baron.
- Or çà, job, dit-il au valet en lui glissant une pièce de monnaie dans la main, je prétends faire un bon coup sans tarder. Tu as plus de coeur que ce niais dont le nom est Kado ; j'ai songé à toi pour me seconder.
- Parlez, maître, fit job. De quoi s'agit-il ?
- De bien peu de chose : d'enlever là-bas, au carrefour des Trois... Par l'enfer ! le nom ne fait rien à la chose.
- Vous voulez dire le carrefour des Trois-Croix, je suppose ? Diable ! on dit...
- Qu'importe ce que l'on dit, se hâta d'ajouter Argall. Or donc, je veux aller prendre tout simplement deux ou trois pierres roulantes, qui seront fort utiles pour soutenir l'escalier tournant de ma maison neuve. Veux-tu venir ?
- S'il ne s'agit que de si peu, vous n'avez pas besoin de tant de détours pour m'engager ; mais... mais je crois que c'est tout autre ; et puis, vous savez que du côté de ménez (mont), et surtout au carrefour des Trois-Croix, on peut faire (si l'on n'est pas en état de grâce) quelque mauvaise rencontre.
Poltron et niais, reprit le tentateur en faisant briller un écu d'argent à la lueur de la lanterne. Jagut le braconnier ne fera point tant de cérémonies. Je m'en vais le quérir. D'ailleurs, pour mener la charrette et y porter les pierres, nous ne serons pas trop de trois. Veux-tu venir ? allons...
- Attendez à demain, maître Argall ; voyez, il fera tempête bientôt.
- Impossible ! ce sera cette nuit ou jamais. Nous serons trois, te dis-je ; que crains-tu ?
- Oh ! rien en vérité, répondit le valet séduit ; quand voulez-vous partir ?
- A l'instant.


II

Le braconnier ne se fit pas prier. Ainsi que trop de gens, il n'était ni bon ni mauvais ; cependant, en fin de compte, il ne valait pas grand-chose, puisque pour un salaire inattendu il consentit à suivre les autres avec son attelage sans demander d'explication. Voilà donc nos trois aventuriers rendus au carrefour des Trois-Croix. La nuit est sombre. L'orage gronde au loin. De temps a autre, les éclairs jettent sur les sommets hérissés des traînées de feux fantastiques. Argall s'approche le premier du gibet où pend le larron maudit, et le secoue avec fureur.
- N'est-ce pas une honte, dit-il, de voir debout ce signal réprouvé, tandis que l'autre gît à terre, et que l'arbre du Maître est près de tomber.
- Il est vrai, répondit le braconnier.
- Or çà donc, à bas le mauvais larron, reprit Argall.
Et comme il crut remarquer une certaine hésitation de la part du valet d'écurie :
- Imbécile, continua-t-il, ne vois-tu pas que c'est oeuvre pie que d'abattre un tel mécréant ?
A ces mots, les trois complices se mirent à l'ouvrage. Le bon larron fut placé dans la charrette ; mais celui qui insulta Jésus en croix tenait ferme sur la base. Job, dont les dents claquaient de peur, regardait fréquemment du côté des collines, où les rafales soufflaient d'une manière lugubre, et ne travaillait guère que pour la forme.
- Il faut couper une forte branche, dit l'écuyer ; sans un levier, nous n'aurons pas raison de cette pierre. Cours à la haie voisine, Job, et fais diligence.
- Heu ! heu ! fit Job, qui frémissait à la pensée de s'éloigner de ses compagnons, je n'ai ni hache ni serpe.
- Et surtout point de courage, double lâche ; à preuve que ta mâchoire fait office de crécelle.
- On tremblerait à moins, reprit le valet ; n'entendez-vous pas là-bas des cris qui vous avertissent de cesser vos maléfices ?
- Par l'enfer ! hurla le furieux, nous verrons qui sera le plus fort de ces pierres ou de moi.
Un affreux coup de vent, suivi des roulements de la foudre, répondit à ces paroles impies ; puis la croix du mauvais larron, minée par tant d'efforts, roula à grand bruit sur le sol et se brisa en plusieurs morceaux. Le cheval épouvanté partit au galop, en faisant jaillir des étincelles, et l'on entendit pendant quelques minutes le bruit de sa course affolée sur les sentiers rocailleux.
- Voilà qui va mal, grommela Argall avec colère ; et cette pierre brisée...
- Au diable votre pierre, répondit le braconnier ; mais ma charrette est certainement en pièces et mon cheval assommé au fond d'une ravine.
Le mécréant se prit à rire de nouveau de son rire sinistre ; le braconnier s'éloigna en courant, et Job se laissa tomber, rempli de terreur, au pied de la croix du Sauveur des hommes.


III

Le lendemain, on retrouva les débris du bon larron à peu de distance de la demeure du braconnier, ou la charrette s'était brisée contre un rocher. On releva aussi le cheval, que sa chute avait mis dans un état désespéré.
Vous croyez peut-être que le profanateur renonça complètement à son dessein sacrilège. De tout ce que nous venons de raconter il ne fit que rire, selon sa coutume impie. Rire toujours, rires hélas ! comme on rit si souvent aujourd'hui dans le monde, des choses les plus saintes, des vertus les plus pures, des exemples les plus admirables. Rire et jouir à tout prix et sans cesse, telle est la devise contemporaine la plus en honneur. Heureux ceux qui s'arrêtent sur la pente fatale, avant que le char de leur vie ne soit tombé dans un abîme sans fond où tout se brise, où tout disparaît.
Cependant Argall, que personne ne voulut accompagner une seconde fois, n'osa retourner seul au carrefour des Trois-Croix pour attaquer celle du Sauveur ; mais comme il tenait à consommer, du moins en partie, sa profanation, le mécréant plaça l'arbre de la croix et le chef mutilé du bon larron pour servir de colonne d'appui à l'escalier de sa maison.
Nous ne raconterons pas en détail la triste fin du casseur de calvaire. Argall ne tarda pas à se sentir malade, possédé, dit-on, pour cause de maléfices. Durant sa dernière maladie, chaque nuit on s'apercevait que l'escalier de granit tremblait. Une fois, à minuit, le misérable se souleva tout à coup et s'écria : - Par l'enfer ! c'est ce larron de pierre qui tremble et gémit sous mon escalier.
- Implore la miséricorde de Dieu qui t'avertit, lui dit le sire de Bothuan ; prie, et la croix apaisée ne tremblera plus.
On ajoute qu'en cet instant suprême le moribond murmura Amen et rendit l'esprit ; puis, qu'aussitôt sous l'escalier éclatèrent ces rires funèbres qui lui avaient si souvent répondu, mais que cette fois les rires étaient plus étouffés et semblables à ceux que doivent pousser des démons mis en fuite.
Le sire de Bothuan continua sa vie paisible et charitable en son manoir, et destina la maison du casseur de croix à loger les pauvres qui venaient demander un asile. Il pensait avec raison que la charité, qui lave tant de fautes, écarterait de cette retraite les dernières traces de la malédiction divine.


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La houle de la Corbière

 

Au temps où les grands-pères des plus âgés de la paroisse n'étaient pas encore en culottes, Agnès Depais demeurait avec son mari dans une maison isolée, sur la route de la pointe de la Corbière, et c'était celle qui était la plus voisine de la Houle aux fées dont l'entrée se voit de la mer. Souvent, pendant le silence de la nuit, elle entendait le bruit d'un rouet à filer de la laine, et le son assourdi semblait venir de sous la pierre de son foyer. D'autres fois, un coq chantait sous la terre, un enfant pleurait, ou il semblait à Agnès ouïr le pilon d'une baratte qui battait le lait pour faire du beurre. Mais ni elle ni son mari n'avaient peur de ces bruits souterrains, car ils pensaient que les fées de la Houle de la Corbière étaient cause de tout cela ; elles passaient pour n'être point méchantes, et personne n'avait jamais eu rien à leur reprocher.
Une nuit, un pêcheur de l'Isle vint chercher le mari d'Agnès pour aller pêcher le lançon dans la grève de la Mare. Pendant que son homme s'habillait, Agnès, qui était couchée, dit au pêcheur :
- Sais-tu quelle heure il est ?
- Non, répondit-il, je ne sais pas au juste.
A peine avait-il prononcé ces mots qu'une voix sortit de dessous terre et cria :
- Il est deux heures après minuit.
Loin de s'effrayer, les gens qui étaient là se mirent a rire, parce qu'ils avaient l'habitude d'entendre du bruit sous la pierre du foyer. Ils pensèrent que c'étaient les fées qui avaient répondu, et ils dirent à haute voix : « Merci ! »
A quelque temps de là, l'enfant d'Agnès tomba malade, si malade qu'il semblait prêt à trépasser, et sa mère se désolait, ne sachant que faire pour le secourir.
- Ah ! mon Dieu, s'écriait-elle en pleurant, mon pauvre petit gars va mourir !
Elle entendit un bruit sourd qui venait de la cheminée, comme si quelqu'un heurtait par en dessous les pierres du foyer, et en même temps une voix disait :
- Ton enfant a le croup ; lève-toi, et viens ici je vais te donner quelque chose pour le guérir.
Cette fois Agnès eut peur, et son premier mouvement fut de se blottir sous ses couvertures ; mais elle pensa à son enfant qui souffrait, et elle reprit courage. Elle sauta à bas de son lit, et ayant allumé une chandelle, elle vit remuer une des pierres du foyer, qui se leva lentement. Elle aida à la soulever, et quand la pierre ne toucha plus la terre que par un côté, une main passa par le trou béant, et elle présenta à Agnès une petite bouteille :
- Frotte ton enfant à la gorge et à la poitrine avec cette liqueur, dit une voix qui venait de dessous terre, et conserve soigneusement cette bouteille.
La pierre du foyer retomba et, à la voir, on n'aurait pas cru qu'elle eût jamais été bougée de place. Agnès se hâta de frotter son petit gars, qui aussitôt cessa de se plaindre, et ne tarda pas à être guéri. Elle était si contente qu'elle ne put s'empêcher de tout raconter à ses voisines : la nouvelle se répandit d'oreille en oreille jusque dans les villages, et Agnès, qui était obligeante, prêtait la bouteille à ceux qui avaient des enfants malades, et ils revenaient rapidement à la santé.
Longtemps après cela, la colique prit le mari d'Agnès, et il se tordait, tant la douleur était violente. Agnès alla chez sa voisine chercher la bouteille, qui contenait encore un reste de liqueur ; mais la voisine la laissa tomber, et elle se brisa en mille pièces. La pauvre femme revint chez elle bien désolée, car son mari allait de mal en pis et semblait prêt à trépasser. Elle s'assit près du foyer, et tout en pleurant elle disait :
- Main bienfaisante, qui avez donné la bouteille qui a guéri mon petit gars et tant d'autres personnes, est-ce que vous allez laisser mon homme mourir ?
Elle ne reçut aucune réponse ; alors elle souleva avec un outil la pierre qui se levait, et elle cria au bord du trou en demandant du secours. A la fin, la fée allongea la main et lui donna une bouteille en disant :
- Prends bien garde, Agnès ; voici la dernière bouteille que je puis te donner ; fais bien attention a ne la prêter à personne, et n'en parle à âme qui vive.
Dès qu'Agnès eut frotté son mari avec la liqueur, il se trouva guéri, et cette fois elle ramassa soigneusement la bouteille dans son armoire.
A quelque temps de là, Agnès entendit la nuit un chant qui sortait de sous terre ; il était si doux et si mélodieux que rien qu'à l'écouter elle tombait en extase ; il y avait bien trois ou quatre voix qui chantaient à l'unisson, et elle alla chercher sa voisine pour l'entendre. La nuit suivante, un violon joua plusieurs airs.
Tous ces prodiges donnaient à penser à Agnès, qui se disait :
- A quelque jour, ils monteront tous ici, et arriveront dans ma maison par le trou du foyer.
Toutefois elle reprenait de l'assurance en songeant que les habitants de la Houle ne lui avaient jamais fait que du bien. Et elle pensait à sa vache et à ses deux moutons qu'on lui avait volés pendant qu'ils paissaient dans les champs.
Il faudra, se disait-elle, qu'à la première occasion je demande aux fées qui me les a dérobés ; sûrement elles me le diront bien si elles veulent.
Une autre nuit, elle entendit une voix qui disait :
- Commère, as-tu du feu ?
- Oui, répondit Agnès ; à votre service.
Et voilà la pierre du foyer qui se soulève ; Agnès prit un tison allumé et l'approcha du trou : à sa lueur, elle vit une belle main de femme qui s'en empara, et a chacun de ses doigts il y avait des anneaux brillants.
- Ah ! madame, dit Agnès, si vous vouliez me dire où je pourrais retrouver ma vache et mes moutons, je vous serais bien obligée, moi qui n'ai rien à donner à mes pauvres enfants.
- Tiens, répondit la fée, voici une petite boîte qui contient un onguent fait avec des cornes de vache et de moutons ; graisse les cordes qui attachaient tes bestiaux, et tu auras une vache et des moutons.
La pierre retomba, et le lendemain, dès qu'il fut jour, la bonne femme alla frotter la nâche qui lui avait servi à attacher la vache volée et aussitôt elle vit une vache superbe ; elle frotta le tiers qui servait à mener ses deux moutons à la pâture, et elle eut deux moutons plus beaux que ceux qu'elle avait perdus.
Agnès était bien contente ; toutefois elle regrettait de ne pas avoir demandé du pain. Elle y pensait a chaque instant et disait :
- Comment ferais-je bien pour prier la fée de me donner du pain pour moi et ma famille, du pain des fées qui ne diminue pas ?
Une nuit qu'il ne restait pas une miette de pain à la maison, l'enfant d'Agnès eut faim, et pleurait pour en avoir un morceau ; elle entendit du bruit sous terre, et mit un marteau dans la main de son petit gars, en lui disant :
- Frappe fort sur la pierre du foyer, et demande du pain à la bonne dame qui nous a déjà fait tant de bien.
Elle parlait haut, pensant que sa voix serait entendue. Le petit garçon prit le marteau et frappa de toute sa force sur la pierre, en disant d'une voix câline :
- Bonne dame, donnez-moi du pain ; j'ai faim.
Ils entendirent cogner : pan ! pan ! sous la pierre qui se leva, et une main déposa sur le foyer un tourteau de pain, pendant qu'une voix disait :
- Tiens, mon petit, voilà de quoi manger toute ta vie, si tu sais conserver mon présent et n'en donner à personne qu'à tes parents.
Le tourteau de pain ne diminuait point, et, malgré qu'on en coupât, il restait toujours frais et entier, et cela dura plus de dix ans. Mais un soir que le mari d'Agnès était en ribote, il amena avec lui un de ses amis ; il tira du buffet la tourte des fées et en coupa un morceau pour son camarade. Mais aussitôt le pain des fées disparut, et quoique Agnès et ses enfants aient supplié maintes fois les dames de la Houle de leur donner un autre pain, elles sont restées sourdes à leurs prières.


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