A quelque chose, malheur est bon.
Un jour, à la foire, deux vieux amis se rencontrèrent. Ils ne s'étaient
pas vus depuis longtemps et avaient donc beaucoup de choses à se raconter. Selon l'usage, la
conversation débuta sur le temps :
« Voilà donc à nouveau le mauvais temps. Il ne cesse de pleuvoir », dit l'un, tandis que le second
répliquait aussitôt :
« Je ne vois pas pourquoi je trouverais cela fâcheux. Tu devrais voir comment poussent mes choux avec
cette pluie, Seigneur ! Ils ont des têtes aussi grosses que des têtes d'hommes, et avec leur chapeau
par-dessus le marché »
« C'est bien. Tu es donc satisfait de ce mauvais temps », sourit le premier.
Mais le deuxième soupira :
« Ça pourrait être un bien, mais la chèvre, cette sale bête, a grignoté tous mes choux. »
« C'est vraiment regrettable », estima le premier, mais le second rectifia :
« Eh bien, ce n'était pas si fâcheux que ça. J'ai égorgé la chèvre, l'ai coupée en morceaux et ai fait
fumer la viande. »
« C'est très bien. Tout va pour le mieux, alors ? »
« Comment veux-tu que ça aille, mon gars ? » se renfrogna le tueur de chèvre. « Imagines-toi que la
corde à laquelle pendait cette sale bête dans la cheminée a brûlé, la viande est tombée dans le feu, les
tisons se sont enflammés, tout s'est mis à flamber et, avant que j'aie pu réagir, la cheminée entière
était en feu. »
« Oh ! là, là... C'est vraiment très ennuyeux », compatit le premier. Mais le second le rassura bien
vite :
« Pourquoi serait-ce si ennuyeux ? Voilà bien longtemps que j'avais envie de me construire une meilleure
cheminée. A présent, je l'ai. »
« Ah ! bon, cet incendie était donc profitable », se rasséréna le premier, tandis que le second hochait
tristement la tête :
« Ça aurait pu être un bien mais, tandis que je posais la dernière poutre, ma femme m'a bousculé. La
poutre lui est tombée sur la tête et ma femme a perdu la parole. »
« Mon Dieu ! C'est un très grand malheur lorsqu'une femme ne peut plus parler », compatit le premier.
Mais le second leva la main pour protester :
« Ce n'est pas un si grand malheur. J'ai appelé le médecin qui l'a très vite guérie. »
« Parfait. Je suis heureux que tout se soit bien terminé », se réconforta le premier.
C'était un brave homme et les ennuis de son camarade le touchaient.
« Tu parles, si ça finit bien ! » se lamenta le deuxième, « ce jeune médecin a plu à ma femme et elle
s'est enfuie avec lui. »
« La malchance te poursuit, mon pauvre ami ! » regretta son camarade.
« Quelle malchance ? » sourit le second d'un air finaud. « J'ai tellement empoisonné la vie de ce
médecin que j'en ai tiré un plein sac de ducats. »
« Dieu soit loué, mon ami, car enfin tout s'est arrangé : Ta femme infidèle est heureuse et toi, tu as
suffisamment d'argent pour ne plus rien faire jusqu'à la fin de tes jours. »
« Tu crois que ça s'est arrangé ? Mais non, tout a mal tourné. J'ai fait l'acquisition d'un nouveau
champ. J'y ai planté des choux. J'ai travaillé comme un fou et regarde-moi ce temps... », déclara le
second.
« Tu as raison », avoua le premier. « Nous avons bien mauvais temps. »
« Bah ! Est-ce si catastrophique ? Tu devrais voir comment poussent mes choux par ces temps pluvieux !
Seigneur, ils sont pommés comme des têtes d'hommes, et avec leur chapeau par-dessus le marché... »
« C'est bien. Tu es donc satisfait de ce mauvais temps ? » sourit le premier.
Mais le second soupira :
« Ce serait parfait si ma chèvre, cette sale bête, ne les avait tous grignotés. »
« C'est vraiment regrettable », estima le premier.
Et ainsi, les deux camarades continuèrent à discuter sur le point de savoir si quelque chose de fâcheux
succédait à quelque chose d'agréable. On ne sait quand prit fin leur conversation. Jusqu'à ce qu'un
jour, peut-être, vous n'alliez à la foire et ne les y rencontriez... Renvoyez-les donc chez eux, car
leur thé refroidit !
Dans une cour de ferme, vivaient ensemble un jeune coq et une jeune
poule. A vrai dire, la poulette était assez stupide et envieuse. C'est pourquoi, elle jalousait le coq
et lui en faisait voir de toutes les couleurs.
Un jour, le coq eut envie de manger des noisettes. Il se rendit dans le pré où se dressait un noisetier
et, bien entendu, la poule le suivit. Un instant après, ils arrivaient au pied de l'arbuste. Mais les
noisettes poussaient haut et la poule ne pouvait les atteindre.
« C'est toi qui dois les cueillir », cria-t-elle au coq. « Mais prends bien garde de ne choisir que les
plus grosses et les plus tendres, sinon je me plaindrai au maître. »
Le gentil coquelet consentit et commença à cueillir ce qu'il pouvait cueillir. La poule s’emparait
gloutonnement de chaque noisette, sans se préoccuper de savoir si le coq en avait sa part. Finalement,
il ne resta plus sur l'arbuste qu'une seule noisette que le coq lui-même ne put atteindre.
« Donne-la-moi ! Donne-la-moi ! » insista la poule.
Le coquelet finit par se fâcher sérieusement : « Tu ne vois donc pas qu'elle est trop haute ? » dit-il
en colère.
« Tu n'as qu'à grimper, sinon je dirai au fermier que tu as voulu m'embêter »
« Quel poison, cette poule ! » se dit le coquelet en grimpant cependant pour chercher la noisette.
Dieu sait pourquoi, la noisette tomba toute seule, et la poule la reçut précisément sur la tête.
Seigneur, quel drame !
« Tu as voulu me tuer ! Tu m'as crevé l'oeil ! » hurla la poule en se précipitant tout droit dans la
cour de la ferme.
Le fermier se tenait justement sur le seuil de sa maison lorsque la poule fit semblant de tomber morte
devant lui. Dès que le coq fut de retour, le paysan l'interpella en brandissant la canne :
« Qu'est-ce que c'est que cette histoire de noisettes ? »
« Ben ... le noisetier a laissé tomber sa dernière noisette sur la tête de la poule », répondit
calmement le coq.
L'homme s'en fut donc demander au noisetier pourquoi diable avait-il fait une chose pareille.
« Je ne l'ai pas fait exprès, maître, mais je ne parviens pas toujours à faire tomber mes noisettes où
je veux, d'autant plus que je tremble de froid depuis que la chèvre a grignoté mon écorce. »
« C'est donc la faute de la chèvre », dit le fermier, et il se précipita dans l'étable.
Mais la chèvre avait aussi son excuse :
« Comment aurais-je pu manger cette écorce, alors que le berger ne m'a même pas menée au pré ? »
Le berger passait justement par là. Mais le mystère n'en fut pas éclairci pour autant. Il dit :
« J'aurais volontiers mené paître la chèvre, mais la fermière m'avait promis un beignet au fromage
qu'elle ne m'a point donné. Aurais-je dû me rendre au pré l'estomac vide ? »
Cette fois, le fermier en avait par-dessus la tête. Voilà que sa propre femme était responsable de
tout.
« Pourquoi n'as-tu pas donné de beignet au fromage au berger, alors que tu le lui avais promis ? »
cria-t-il par la fenêtre ouverte de la cuisine.
« Comment peux-tu demander une chose pareille, alors que c'est toi qui as tout mangé ? » s'écria-t-on de
l'intérieur.
Le paysan fut comme frappé par la foudre. Il demeura debout, muet, les yeux étincelants et l'esprit en
désordre.
« Ainsi, ce serait moi qui ... », commença-t-il. Mais sa colère se retourna subitement contre la poule
qui, ne se souvenant plus de rien, picorait tranquillement des grains de blé au milieu de la cour. Sa
désinvolture acheva de mettre le fermier en fureur.
« Je vais t'apprendre à être jalouse », cria-t-il. D'un seul bond, il s'empara d'elle et lui tordit le
cou. Puis il la tendit à sa femme par la fenêtre de la cuisine :
« Mets donc cette sale bête au four ! Elle n'a jamais rien pondu, embête tout le monde avec sa jalousie
et s'en est même prise à moi... »
Ainsi en fut-il de cette poule paresseuse. Personne ne la regretta, hormis le coq qui l'avait mieux
connue que les autres. De semblables avatars n'arrivent pas seulement dans les contes. Ils arrivent
parfois dans la vie.
Autrefois, en ces temps anciens et féeriques, à des centaines et même
des milliers de lieux, existaient des gens solitaires.
De larges rivières les séparaient de tout, ainsi que d'impénétrables forêts où pas même un animal
n'aurait pu se frayer de chemin. Ils demeuraient donc dans leurs chalets isolés, et beaucoup d'entre
eux ne voyaient un visage étranger toute leur vie durant. A moins qu'un voyageur ne passe par chez
eux.
Bien sûr, ils n'étaient pas tous ainsi. Malgré leur solitude, certains savaient bien que, par-delà les
forêts et les rivières, existaient non seulement des villages, mais aussi des villes de pierre avec
leurs châteaux, leurs maisons, leurs églises...
Lavri savait cela aussi. Il vivait à l'est, dans un chalet, avec sa jeune et belle femme et ses
parents. Un jour d'hiver, alors qu'il allait chercher du bois dans la forêt, il rencontra un chasseur
tout à fait inconnu qui lui parla de la ville. Comment tous ces gens se déplacent en carrosse et
comment chacun est vêtu de beaux tissus étrangers et non pas, comme Lavri, de fourrure ébouriffée...
Comment ces gens se régalent de bonne nourriture, de boissons et de musique ... Bref, il raconta des
choses tout à fait extraordinaires. Depuis cette rencontre, la curiosité du jeune paysan était tout
émoustillée.
Comme il ne pouvait bien se représenter les choses, il décida de s'en rendre compte de ses propres yeux,
même si le voyage jusqu'à la ville devait durer toute une année.
Mais on ne voulut pas le laisser partir de la maison. Sa femme protesta. Sa mère se lamenta. Et son
vieux père ronchonna contre ces idées stupides, disant qu'il n'avait lui-même jamais vu de ville de sa
vie et que cela ne lui avait pas manqué.
Mais Lavri tenait à son idée. Au printemps, dès que la neige eut un peu fondu et que les loups se
furent retirés au plus profond de la forêt, il sella le seul cheval qu'ils possédaient à la ferme et
s'en fut par les chemins.
Il avança longtemps avant de trouver la bonne route et d'atteindre, bien plus loin, les châteaux de
pierre. Enfin, il accéda à l'une des portes de la ville et il put enfin contempler ces maisons et ces
palais étonnants, ces majestueux habitants des villes et leurs belles dames. Il put observer le
mouvement des rues, les beaux habits, les victuailles que les gens mangeaient dans la première auberge
venue et que lui n'avait jusqu'ici jamais goûtées.
Il réalisa vite que, tandis que chez lui on ignorait ce qu'était l'argent, puisqu'on n'en avait jamais
besoin, ici, en ville, sans lui, rien n'était possible.
Alors, comment en obtenir ? Lavri y réfléchit longuement. « Je sais monter à cheval, aussi bien à cru
qu'avec une selle », se dit-il. Et il se proposa comme cocher au premier homme qu'il rencontra. La
chance fut avec lui : c'était un riche marchand qui cherchait justement un bon cocher. Accord conclu.
Et, comme le marchand n'était pas avare et qu'il appréciait l'honnêteté des gens à sa juste valeur, ils
se plurent tout de suite.
Toute l'année, Lavri transporta toutes sortes de marchandises pour le commerçant, et il travailla avec
tant de sérieux que son maître ne put que se louer de ses services. C'est pourquoi, lorsque notre
transporteur commença à se languir de chez lui et à songer au retour, son maître le supplia de
rester.
Mais Lavri ne pouvait demeurer ici. Donnant, donnant, en échange de ses services, le marchand lui
offrit une pleine carriole de tissus, de chaussures, d'épices rares et encore Dieu-seul-sait-quoi... Il
lui remit un petit sac de pièces d'or et, quand ils se séparèrent, il lui glissa dans la poche un petit
miroir.
« Pourquoi me donnes-tu ça ? » s'étonna Lavri. « Tu m'as déjà fourni plus que le nécessaire. Chez nous,
de toute façon, presque personne ne sait à quoi sert un miroir. » Le marchand se contenta de
sourire :
« C'est justement pour cela. Lorsque au chalet tout le monde se sera vu dans ce miroir, peut-être
reviendras-tu chez moi avec toute ta famille. D'ici un an, je te reverrai ... »
Lavri fut intrigué par ces propos. Pendant tout le voyage, ils lui tournèrent dans la tête. Mais il
n'en trouva pas la signification.
Sa femme fut contente de le revoir et les bijoux qu'il lui avait rapportés lui plurent beaucoup. Mais
ses parents se contentèrent de lui reprocher d'avoir été si longtemps absent alors qu'on avait besoin de
lui à la maison. Ils ne jetèrent même pas un coup d'oeil aux cadeaux qu'il avait pour eux.
Lavri était déçu, mais le pire n'était pas encore arrivé. Le lendemain, lorsque sa femme suspendit le
nouveau manteau de son époux à une patère, il en tomba, d'une poche, un petit miroir. Elle se regarda
aussitôt dedans.
« Aïe !, aïe !, aïe ! » fit-elle, éclatant en lamentations, « c'est donc pour cela que Lavri ne revenait
pas ... Et en plus, il a emporté son portrait ! »
La mère entendit les plaintes de l'épouse et, bien sûr, voulut savoir de quoi il s'agissait.
« Lavri a connu en ville une belle jeune femme, et il a même rapporté son portrait. Regardez donc ! »
dit la jeune épouse en tendant le miroir à la mère.
Dès qu'elle eut regardé dans le petit miroir, la mère se lamenta de plus belle :
« Que dis-tu ? Mais c'est une vraie grand-mère ! Elle a beaucoup de rides ... Ah ! Lavri, Lavri, où donc
t'es-tu fourré ? »
Elles gémirent si bien ensemble que le père entendit. Tout essoufflé, il arriva dans la pièce et on lui
dit aussitôt :
« Regarde, ce scandale ! Lavri s'est lié en ville avec une vieille femme, et de plus, il garde son
portrait. »
Le vieil homme prit le miroir, y jeta un coup d'oeil et faillit en tomber raide de surprise :
« Quelle vieille femme ? » cria-t-il, « mais c'est d'un vieux grand-père qu'il s'agit ! Mon fils a
probablement perdu la raison dans cette ville. »
Ils geignirent et se désolèrent ainsi tous les trois, tant et si bien que, dans la cour, le chien se mit
à l'unisson.
C'est dans cet état que Lavri les découvrit le soir, quand il rentra de la forêt.
Sa femme, sa mère et son père lui demandèrent des comptes, lui montrant le miroir pour preuve que le
scandale avait assez duré et qu'il était allé trop loin. Alors, le jeune homme éclata de rire :
« Vous n'avez fait que regarder votre propre visage ! Ceci n'est pas un portrait mais un miroir très
ordinaire comme en possède en ville le premier imbécile venu. » Et Lavri posta son propre visage devant
cette chose étrange. Les trois autres purent voir par-dessus son épaule qu'il s'agissait bien de
lui.
Quand ils eurent tous compris à quoi servait un miroir, ils se regardèrent à tour de rôle avec
confusion. Puis, ils questionnèrent Lavri sur la façon dont on vivait en ville, sur ce que l'on y
faisait, sur ce qu'on y voyait...
Les questions et les réponses étaient si nombreuses qu'elles durèrent toute une semaine. A la fin, plus
personne ne voulait rester au chalet un jour de plus. Tous voulaient se rendre à la ville.
C'était bien le but recherché par Lavri. Il ne mit dans la charrette que le strict nécessaire. Il
installa ses parents sur la banquette et sa femme près de lui. Et ce n'est que lorsqu'il claqua du
fouet pour faire avancer le cheval sur la route de la ville qu'il comprit enfin pourquoi son ami
marchand lui avait offert ce miroir.