Sage corneille.



Une corneille s'installa sur une grande île, où il y avait assez de nourriture pour les gens et les bêtes. Au printemps, elle pondit trois oeufs mouchetés. Lorsqu'ils éclatèrent pour laisser place à trois poussins affamés, elle ne put que se réjouir qu'il y eût tant de bonnes choses à portée de bec, sans qu'il fût aucunement nécessaire de se fatiguer à voler pour aller les chercher comme partout ailleurs.
Mais son plaisir fut de courte durée. Une nuit, survint une terrible tempête. Les vagues balayèrent toute l'île au point que le flot arriva bientôt jusqu'au nid. La corneille comprit qu'il lui fallait emmener ses petits par-delà la mer si elle tenait à les sauver. Mais voilà : elle ne pouvait en emporter qu'un à la fois. Aussi ne réfléchit-elle pas longtemps. Saisissant le premier qui lui tombait sous les griffes, elle s'envola avec lui hors du nid.
Quand ils furent loin de l'île, elle lui demanda :
« Comment me remercieras-tu lorsque je t'aurai fait traverser la mer ? »
« Je te porterai moi aussi, mais ne me lâche pas ! » répondit le petit.
« Tu mens ! » s'écria la mère avec colère et elle laissa tomber le poussin dans l'eau. Puis elle retourna vers l'île.
Le nid était déjà à moitié noyé. Aussi s'empressa-t-elle d'attraper le second poussin et de s'en aller aussi vite que ses ailes le lui permettaient. Un instant plus tard, elle demanda à nouveau :
« Comment me remercieras-tu de t'avoir sauvé ? »
« Quand je serai grand, je te porterai où tu le voudras. »
Cette fois encore, la mère se fâcha et abandonna le poussin en mer.
Puis elle reprit le chemin du nid. Celui-ci était presque totalement noyé. Seule émergeait la tête du dernier poussin. Au moment même où sa mère lui portait secours, le nid disparut tout à fait.
Elle vola nuit et jour. Ce n'est que lorsqu'elle aperçut la rive lointaine, plantée de bouleaux, qu'elle demanda au troisième poussin :
« Que feras-tu pour moi qui t'ai sauvé de la noyade ? »
« Ce que je ferai ? Lorsque je serai grand, je porterai moi aussi mes petits si cela est nécessaire », répondit la jeune corneille après un moment de réflexion.
La mère fut satisfaite de la réponse.
« Tu dis la vérité. Aucun oiseau ne doit se préoccuper de ses parents. Je t'emmènerai donc jusqu'au rivage. Longtemps je te nourrirai, jusqu'à ce que tu sois capable de t'envoler. »


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Le soleil, le froid et le vent.



Etant donné que tout peut arriver dans les contes, même les choses les plus inattendues, on ne s'étonnera pas si, un jour, le soleil, le froid et le vent partirent ensemble en voyage.
Un mot en entraînant un autre, ils commencèrent à deviser sur le point de savoir qui était le plus fort en ce monde. Le soleil déclara aussitôt :
« Tout le monde me sait gré d'apporter la lumière et la chaleur. Mais je sais aussi être torride. C'est pourquoi l'on me craint. Je suis donc le plus fort. »
« Ne te vante donc pas ! » répliqua aussitôt le froid. « Quel pouvoir as-tu en hiver ? A cette époque, il faut voir comme on me redoute ! J'ai donc un avantage sur vous. »
Ces deux-là continuèrent à fanfaronner. Seul, le vent ne souffla mot, tout en les écoutant avec attention.
Ils ne furent pas longs à rencontrer en chemin un paysan qui revenait de la ville. Dès qu'il les aperçut, l'homme ôta son bonnet et se prosterna devant eux.
« Tu vois ? » dit le soleil, quand ils eurent dépassé le paysan, « il se prosterne devant moi car je suis le plus fort. »
Mais le froid sourit ironiquement :
« C'est ce qu'on dit. Ce salut m'était peut-être destiné ... As-tu remarqué le regard effrayé de cet homme ? »
Ils auraient polémiqué encore longtemps si le vent n'avait eu soudain une bonne idée.
« Hé ! Monsieur ! » lança-t-il au passant.
Quand celui-ci se fut retourné vers eux, le vent ajouta :
« Qui as-tu plus précisément salué ? Le soleil, le froid ou moi ? »
Le paysan les regarda bien. Le froid se renfrogna. Le soleil montra son plus beau sourire, mais ses yeux brillaient comme deux charbons ardents. Seul, le vent ne fit aucun effort particulier. Il se contenta de souffler sur le chemin un air qui s'était rafraîchi au contact du froid et refroidissait même l'ardeur du soleil.
« C'est devant toi que je me prosterne, joli vent », dit le paysan sans avoir besoin de longtemps réfléchir.
Naturellement, cette réponse n'eut l'heur de plaire ni au soleil ni au froid.
« Tu ne connais pas encore notre force ! » crièrent-ils avec colère. Et, avant que le pauvre homme n'ait pu protester, le soleil bondit dans le ciel et se cacha derrière les nuages, tandis que le froid courait à toutes jambes vers la forêt qui se dressait à l'horizon.
Seul, le vent demeura près du paysan et lui dit :
« N'aie peur de rien et va-t'en chez toi tranquillement. Si l'un de ces deux-là cherche à te nuire, il te suffit de m'appeler et je viendrai à ton secours. Je sais comment m'y prendre avec eux ... »
Là-dessus, le vent poursuivit son chemin, et le paysan rentra chez lui.
Il aurait sans doute oublié l'incident si, cette année-là, l'hiver n'avait été aussi soudain. Il gela à pierre fendre. Le pauvre homme ne put mettre le nez dehors sans risquer qu'il se transforme aussitôt en glaçon. Bientôt, le bois manqua dans le chalet. Le jour où le paysan brûla sa dernière bûche, le froid commença à sévir dans sa chaumière.
« Je suis venu te montrer qui est le plus fort ! » cria-t-il en faisant trembler les portes.
De peur et de froid, le sang se figea dans les veines du paysan, tandis que des griffes de glace s'abattaient sur la pièce. Au dernier moment, l'homme se souvint de ce que lui avait dit le vent et il commença à prier :

« Vent, joli vent,
Viens à mon aide !
Le froid me prend,
La mort me guette.
Dépêche-toi,
Je meurs de froid ! »

Mais le froid poussa encore deux fois la porte avant de repartir vers la forêt. Terrifié, le paysan en eut des chandelles de glace au bout de ses moustaches et il commença à soupirer et à se lamenter. Heureusement, une brise tiède souffla de la porte entrouverte et le pauvre homme sentit que son sang se remettait à circuler.
A partir de ce jour, le froid ne se montra plus dans la chaumière et le paysan ne fut pas long à oublier l'incident.
Puis vinrent le printemps et l'été. Il y avait fort à faire dans les champs et les prés. Le paysan ne rentrait chez lui que tard le soir, tout en nage et fatigué.
Un jour, à midi, alors qu'il ratissait le foin, le soleil brillait avec une telle force depuis le matin qu'il semblait à l'homme que l'astre descendait sensiblement du ciel comme pour le brûler et le consumer tout à fait. Il en laissa tomber son râteau de désespoir, se prosterna au sol et appela :

« 0 vent joli,
Prends donc pitié !
Le soleil luit,
Je suis brûlé.
Le soleil cuit,
Je suis rôti ! »

Cette fois, à l'instant où le paysan allait s'évanouir, une brise fraîche passa sur son visage. Et, bien que le soleil brillât de toutes ses forces, ses rayons perdirent de leur intensité. Le pauvre homme se releva, reprit son râteau et se remit au travail.
Depuis, ni le soleil ni le froid n'essayèrent plus de lui faire du mal. Et le paysan se félicita d'avoir justement estimé que le vent était le plus fort.


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L'araignée et la mouche.



Cela se passa il y a très longtemps, à l'époque où les hommes ne connaissaient pas encore le feu et vivaient dans les ténèbres, mangeaient de la viande crue, et s'enroulaient dans des peaux de bêtes pour se protéger du froid.
Cette fois, quand la sublime assemblée des seigneurs du palais royal en eut par-dessus la tête du froid et des ténèbres éternelles, le sage souverain promit la haute récompense de mille ducats d'or à celui qui rapporterait du feu des abîmes de l'enfer.
En ce temps-là, le roi était tout-puissant sur ses terres. Non seulement les gens, mais aussi toutes les créatures vivantes devaient l'écouter et lui obéir. Lorsque le souverain apparaissait, tous les êtres humains devaient tomber à genoux devant lui, tous les animaux rampaient à ses pieds, les oiseaux cessaient de voler et les abeilles et les bourdons de bourdonner...
La récompense promise allécha bien des gens.
Il n'y en eut pas un seul qui ne tenta pas de rapporter le feu au roi, mais plus d'un seul périt dans le gouffre de l'enfer. Même certains animaux, comme le renard futé, le lynx téméraire et le renne sagace se lancèrent dans l'aventure, mais aucun n'en est encore revenu. Même l'aigle essaya de capturer le feu entre ses serres puissantes, mais il se brûla les ailes et fut précipité dans les flammes.
Le roi et ses proches attendirent le feu vainement. Plus personne ne voulut se rendre au gouffre de l'enfer. Alors, un courtisan malin conseilla au roi :
« Tu devrais, Seigneur, augmenter la récompense. Il faudrait annoncer que celui qui apportera le feu aura le droit de s'asseoir à ta table. Un tel honneur ne peut laisser personne indifférent. »
Cette idée ne disait pas grand-chose au roi. Pourquoi devrait-il partager sa table royale ? Puis il modifia tant soit peu son avis et envoya des hérauts colporter dans tous les coins de son territoire que celui qui rapporterait le feu, qu'il fût homme, animal, oiseau ou insecte, aurait le droit imprescriptible de s'asseoir et de manger à la table royale.
De nouveau, quantité d'hommes et d'animaux essayèrent de ramener le feu du gouffre de l'enfer, mais sans succès. Personne n'y parvint.
L'araignée, sans dire mot à quiconque, se mit à tisser une longue corde. Elle travailla trois jours et trois nuits. Puis elle attacha grossièrement un des bouts de cette corde au bord du ravin et commença à se laisser glisser dans le gouffre. Personne ne l'avait précédée. Qui donc aurait pu devancer l'araignée, cette habile ascensionniste ? Il lui fallut sept heures pour atteindre le fond, où elle prit une part de feu. Son retour dura également sept heures, au bout desquelles elle toucha terre, portant toujours le feu. Elle était si fatiguée qu'elle avait du mal à se tenir sur ses jambes.
« Je vais faire un petit somme ici. Pourquoi me presserais-je ? Il fait encore nuit... Je porterai le feu au roi demain matin. Il sera content et moi, je serai la plus riche créature qui soit sous le soleil ! » se dit l'araignée avec raison.
Elle posa donc le feu entre deux pierres, étendit ses jambes qui l'avaient si bien aidée à grimper et s'endormit profondément. Elle était si lasse qu'elle dormit toute la nuit et que le soleil ne suffit pas à la réveiller.
Or, par hasard ce matin-là, une mouche voletait alentour. Sentant la fumée, elle fut curieuse de savoir d'où elle venait. Un instant après, elle aperçut l'araignée endormie et, entre deux pierres, le feu. Quelle aubaine ! Sans faire de bruit, elle s'empara du feu et s'envola avec lui jusqu'au château royal, droit devant le roi.
Ce fut un triomphe ! Tout le monde se réjouit et cria :
« Nous possédons le feu ! Nous avons la chaleur ! Honneur au Roi ! Vive celle qui nous a apporté le feu ! »
Aussitôt, le roi remit à la mouche un document scellé de trois cachets dans lequel il était dit que la mouche et toute sa descendance pouvaient, jusqu'à la fin des temps, s'installer à la table qu'elles se seraient choisie.
Le soir, l'araignée se réveilla enfin. Elle chercha le feu, mais elle ne le trouva pas. En toute hâte, elle se tissa une toile qu'elle maintint au-dessus de sa tête. Grâce à elle, le vent l'emporta jusqu'au château royal. Là, elle apprit ce qui s'était passé. Elle entendit que l'on célébrait la mouche pour avoir rapporté le feu tant désiré du gouffre de l'enfer.
Fâchée, elle se glissa jusqu'au roi parmi les courtisans. Le souverain dînait. Il souriait de satisfaction. Des chandelles éclairaient sa table et le feu flambait dans l'âtre. Sur la table, la mouche se pavanait dans un nouvel habit étincelant et elle se régalait d'un cuissot de sanglier.
« Majesté, c'est moi qui ai ramené le feu des abîmes de l'enfer ! » cria l'araignée, furieuse. « Et cette mouche voleuse me l'a dérobé. »
« Ne la crois pas, ô Roi ! Chasse cette menteuse ! » bourdonna la mouche avec rage, « tu as vu, de tes yeux vu, que c'est moi qui ai rapporté le feu et non cette hâbleuse ! »
Mais le roi était un homme juste. Il écouta sérieusement les propos de l'araignée qui expliquait comment elle avait accédé au fond du gouffre de l'enfer.
« J'ai tissé une longue corde et, grâce à elle, je suis descendue dans l'abîme. Elle y pend sûrement encore ... », argua l'araignée avec sincérité.
Le roi envoya ses serviteurs vérifier si la corde était bien au bord du gouffre. Mais ils ne la trouvèrent pas. Elle avait dû tomber au fond et brûler. Lorsque les serviteurs furent de retour sans la corde, le roi fit confiance à la mouche et chassa la malheureuse araignée.
Depuis ce jour, l'araignée déteste les mouches et tous ceux de leur race. Elle se venge en postant dans tous les coins ses filets, dans lesquels la gent importune se laisse emprisonner pour sa perte.
Cependant, les mouches jouissent toujours du droit de s'installer à la table des gens. Et pour en faire foi, elles possèdent encore le fameux document scellé de trois cachets !


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