Comment le diable apprit à ronfler.
Quand, dans les larges plaines, la fenaison commença, on eut vraiment besoin de tous les bras. Du plus
riche au plus pauvre, on se mit à faucher l'herbe.
Ensuite, le paysan restait seul pendant de longues journées, avant de pouvoir engranger tout le foin sec. Mais ce n'était pas une tâche
bien pénible. C'est pourquoi, même ce maudit paresseux de Brencis se mit à l'oeuvre, lui qui ne savait rien faire, hormis ronfler comme
une scie.
Ce ronflement plaisait précisément énormément à un certain diable. C'était encore un jeune diable. On venait juste de l'envoyer de
l'enfer dans le monde, afin de se mettre un peu de plomb dans la tête, lui qui n'en avait pas du tout.
Quel ne fut pas l'étonnement de ce jeune diable, lorsqu'il sortit de son trou d'enfer, d'entendre le ronflement de Brencis ! Il voulut
aussitôt savoir qui produisait ce bruit merveilleux.
En effet, Brencis ronflait superbement. Il était couché dans le foin odorant, sans se soucier de ce qui se passait dans le monde, tandis
qu'au-dessus de lui, les poutres de la grange vibraient sous l'effet de ses ronflements. Le jeune diable tourna autour de lui dans
l'obscurité, l'éclaira avec des tisons incandescent et poussa un soupir d'admiration.
Sur ces entrefaites, Brencis se mit à rêver qu'il attrapait un chat. Il tendit soudain la main et saisit le gentil démon par la
queue.
Tous deux furent aussi surpris l'un que l'autre. Et le sang de Brencis se glaça dans ses veines lorsqu'il reprit enfin ses esprits et
se rendit compte qu'il tenait un diable dans sa main. Mais ce démon était incroyablement pacifique. Il était même plutôt timide et, au
lieu de s'amuser à lui faire peur, le supplia de devenir son maître. Il lui promit de le dédommager du temps qu'il lui consacrerait.
« Que racontes-tu là ? Dois-je t'apprendre comment sèche le foin ? » s'étonna Brencis.
Le diable secoua la tête :
« Je désire bien peu de chose. J'aimerais apprendre à ronfler aussi bien que toi. Même Belzébuth ne sait pas le faire. Aussi, en
enfer, n'en serais-je que plus estimé... »
« Tu me parais être un drôle de lascar », pensa Brencis, mais il dit pourtant à voix haute « D'accord, j'essaierai de t'apprendre à
ronfler, car je n'ai pas beaucoup d'élèves en ce moment. Mais cela te coûtera un bonnet plein de ducats. » Et il désigna son vieux
couvre-chef rapiécé.
« Je veux bien te payer, mais je ne puis ramener un sac plein de ducats en une seule fois de l'enfer », dit le diable avec tristesse,
« tu comprends, on ne donne pas tant d'argent aux diablotins. Mais dans un mois, je pourrai avoir réuni la somme. Afin que tu me
croies, je te propose de sécher ton foin pendant tout un mois ... »
Brencis fit semblant de réfléchir à la proposition. C'est pourquoi, il prit son temps avant de répondre :
« Cela me désole qu'un diable soit obligé de marchander, mais que faire d'autre en ce qui te concerne ? Apporte au moins demain matin un
premier acompte et puis ton travail me servira de gage. Pour l'instant, laisse-moi dormir. » Là-dessus, il se retourna sur l'autre flanc
et recommença à ronfler de tout son coeur.
Le diable aurait bien aimé l'écouter ainsi jusqu'au matin mais, bon gré, mal gré, il devait s'en retourner aux enfers pour y quérir la
somme due avant que le maître ne changeât d'avis.
Il se dépêcha donc de revenir à l'aurore et, tandis que Brencis dormait encore profondément, il fit tinter les pièces d'or à son
oreille.
« Qu'est-ce qu'il y a encore, par tous les diables ! » fit le dormeur en ouvrant un oeil.
« Je t'ai apporté dix ducats », susurra le diablotin. « Tu vois comment un démon tient parole. Quand commences-tu ton enseignement ? »
« Lorsque tu auras rentré tout le foin qui est dans la prairie. Ne reviens pas avant », trancha Brencis en s'étirant et en replongeant
dans le sommeil.
Qu'est-ce que le diable aurait pu faire d'autre ? Il se démena toute la journée sous le soleil avec son râteau, tandis que Brencis se
prélassait dans le foin. Ce dernier ne le laissa entrer dans la grange que le soir et lui dit :
« Je vais encore dormir. Dès que je ronflerai, prends exemple sur moi. Mais ne me réveille pas, tant que tu n'auras rien appris ! »
Puis, Brencis tomba à la renverse, ferma les yeux et bientôt, le jeune diable put commencer son apprentissage. Il ne pouvait se coucher
sur le dos. Aussi se pelotonna-t-il comme un chat et respira-t-il aussi profondément qu'il le put. Mais aucun ronflement d'envergure
ne se fit entendre. Juste un petit bruit, comme lorsque les souris froufroutent dans le foin.
Vexé et fatigué par sa longue journée de travail, le diablotin finit par s'endormir, en songeant toutefois qu'il ferait attention le
lendemain que cela ne se passât pas ainsi, sinon ça risquait de barder !
Malgré ces bonnes résolutions, le second jour finit comme le premier et le troisième comme le second. Les ducats étaient toujours dans
le bonnet et tout le foin avait été amassé en meules.
Le dernier jour ne fut certes pas meilleur. Le diable eut beau réveiller Brencis plusieurs fois en prétendant avoir enfin appris quelque
chose, il reçut toujours cette luéponse moqueuse :
« Tu me déranges pour une chose pareille ? Est-ce cela que je t'ai enseigné ? »
Durant un mois entier, le diable ne réussit à faire sienne la moindre parcelle du savoir de Brencis. Pendant ce temps, le bonnet s'était
empli de ducats et le foin était tout récolté et Brencis continuait à se moquer sans vergogne, jusqu'au jour où :
« Tu devrais me rendre ces ducats, puisque je n'ai rien appris », dit le démon sur un ton de reproche, le dernier jour.
C'en fut trop pour Brencis, à qui cet idiot de diablotin inexpérimenté commençait à taper sur les nerfs :
« La bêtise aussi, cela se paie ! Aussi ne compte pas sur moi pour te rendre la moindre pièce. Je ne peux que te donner un bon conseil
afin qu'il ne t'arrive plus dorénavant une pareille mésaventure. »
« Que me conseilles-tu donc ? » demanda le diablotin.
« Aucun diable n'a jamais réussi à ronfler, car aucun n'a jamais pu, à cause de sa queue, s'endormir sur le dos. A moins que tu ne
coupes la tienne et puisses ainsi t'allonger comme tout le monde ... »
Quelle fut la décision finale du diable, je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est que Brencis pense toujours à lui avec plaisir
car, grâce à ses ducats, tout alla bien pour lui jusqu'à la fin de ses jours.