Comment le maçon se joua du diable.



Le maçon a un dur travail. Tout le long du jour, il se tient sur un échafaudage et respire la poussière des briques et de la chaux. Pendant ce temps, le soleil cogne dur sur sa tête. C'est pourquoi, le soir, le pauvre homme est sec comme une morue. Pas étonnant dans ces conditions qu'il soit toujours assoiffé.
Ainsi en était-il du maçon Ans. Ce jour-là, il fallut donc qu'il allât étancher sa soif à l'auberge. Il ne se contenta pas de verser une seule chope dans son gosier poussiéreux avant de s'en retourner chez lui. Pas étonnant que la route ondulât devant lui comme le linge qui sèche sous le vent. Il se trompa donc de chemin et s'égara vers le cimetière. Là, il heurta du pied un obstacle et plongea directement dans une tombe fraîchement creusée. C'était d'ailleurs plutôt encore un profond fossé qu'une vraie tombe. Ans y chuta de plus en plus profond, jusqu'à ce qu'il atteignît l'enfer.
Cela ne l'effraya pas tant que ça, car il lui était déjà arrivé de tomber de son échafaudage. D'ailleurs, les diables ne lui prêtèrent guère attention. Ils étaient plongés dans leur tâche infernale. Certains apportaient du bois pour le feu, d'autres le lançaient dedans, d'autres encore mélangeaient quelque chose dans leur chaudron. Quant à ceux qui ne faisaient rien, ils jouaient aux cartes en bavardant.
Tout d'abord, le maçon observa cette activité diabolique avec curiosité. Puis il songea au moyen de retourner sur terre. Au bout d'un moment, il sourit car il venait d'avoir une bonne idée.
Chacun sait qu'un bon maçon porte toujours un sac de cuir en bandoulière, dans lequel il y a ses outils les plus importants. Ans fouilla donc dans le sien et en retira un mètre pliant et un petit marteau de maçon.
Puis, sans avoir l'air de rien, il commença à mesurer et, avec son marteau, à planter des petits piquets. Il tira même Lucifer et son siège qui trônaient au milieu de la salle et poursuivit ses mesures. Il inscrivit des chiffres sur un calepin à l'aide d'un crayon de charpentier. Il scruta le plafond. Puis il hocha la tête avec satisfaction.
Alors seulement les diables commencèrent à prêter attention à cet étrange garçon. Bien entendu, ils furent curieux de savoir ce qu'il pouvait bien mesurer ainsi, chez eux, en enfer. A la fin, Lucifer n'y tint plus et s'adressa brutalement à Ans :
« Que fabriques-tu avec ce mètre, bouffon ? »
« Je ne suis pas bouffon, je suis maçon », répliqua calmement Ans. « C'est notre évêque qui m'a envoyé ici pour y construire une église. Je dois donc mesurer les plans. »
« Fi ! Fi ! » protestèrent en choeur tous les diables en soufflant l'un après l'autre sur le feu jusqu'à ce qu'il sifflât comme un régiment de vipères. Par ce geste, ils voulaient conjurer la menace de l'édification d'une église.
« Possèdes-tu encore toute ta raison, mon garçon ? » gronda Lucifer. « Qui a jamais entendu parler d'une église en enfer ? Votre évêque a-t-il bien une tête sous son chapeau ? »
« Bien sûr », expliqua calmement le maçon, « notre évêque est un homme intelligent et saint. Il dit qu'on peut construire une église n'importe où et c'est pourquoi il m'a envoyé ici. »
Les diables comprirent que c'était sérieux.
Tout d'abord, ils s'adressèrent aimablement au maçon afin qu'il cessât ses mesures. Puis il tentèrent de l'acheter en lui glissant dans la poche des marrons chauds bien grillés. Mais cela ne servit à rien. Gravement, Ans poursuivit son travail : là, il planta un piquet, là il gratta une rainure du parquet à l'aide de son marteau de maçon ...
Tant et si bien que Lucifer, à bout de patience, bondit de son trône et, saisissant le maçon par le col de sa chemise, le jeta dehors par le trou même qu'il avait emprunté pour venir.
Ans se retrouva ainsi dans le cimetière, tout content d'être sorti si facilement de l'enfer. Il ne lui restait de l'aventure que deux bosses au front qu'il avait récoltées dans l'étroit couloir où Lucifer l'avait précipité pour le chasser de l'enfer.
Maintenant, le maçon ne flâna plus. Il se dirigea tout droit vers l'auberge, tout fier de ce qui lui était arrivé.
Là, dans l'auberge, il s'assit parmi ses compagnons, commanda une chope et soudain, tout lui sembla plus léger et plus gai, Mais, un instant plus tard, ses camarades se mirent à se moquer de lui, car il empestait le soufre. L'un d'eux plaisanta même :
« Regardez, les gars, il lui pousse même des cornes ! Notre Ans aurait-il fraternisé avec le diable ? »
Toute l'auberge se mit à rire. Seul, Ans se rembrunit. Il finit de boire, paya son dû et rentra chez lui. Il en voulait à Lucifer de lui avoir fait ces bosses qui lui faisaient honte à présent devant les hommes.
« Tu me revaudras ça, Satan ! » gronda-t-il.
Et ce qu'il avait souhaité arriva. Le dimanche suivant, il organisa un repas chez lui. Il invita tous ses parents et connaissances proches ou lointaines. Il invita même Lucifer et le Jupiter des montagnes avec lequel il avait vidé bien des chopes à l'auberge.
Jupiter, - certains l'appellent Tonnerre -, n'aime pas beaucoup les diables depuis que l'un d'eux a volé sa chère cornemuse au cours d'un orage dans les montagnes.
Cette fois-là, Jupiter était si fatigué qu'il dormait à moitié et avait posé sa cornemuse près de lui. Juste à ce moment, passait un diable. La cornemuse lui plut et il la déroba. Seulement, son propriétaire avait beau dormir, il avait tout de même posé par prudence sa main sur l'instrument. Quand l'imprudent tenta de le retirer, Jupiter s'éveilla et cela faillit aller mal. Mais le diable sut aussitôt quoi faire. Comme il était tout crasseux, il retira un gros pou de sa chevelure poisseuse et le lança dans la chemise de Jupiter. Au bout d'un moment, après avoir fait connaissance avec sa nouvelle demeure, le pou commença à se mouvoir. Bon gré, mal gré, Jupiter fut obligé de se gratter.
Dès qu'il leva la main, le diable s'empara de la cornemuse et s'enfuit, ne laissant derrière lui qu'une odeur de soufre qui permit à Jupiter de n'avoir aucun doute sur l'identité du voleur. Depuis ce jour, il déteste les diables.
Ans le savait bien. C'est pourquoi il invita Lucifer et Jupiter à son banquet afin de les faire s'affronter.
Jupiter était un brave homme. Les gens l'aimaient bien mais le craignaient un peu lorsqu'il était par trop bruyant. Pour toutes ces raisons, ils burent à sa santé à ce banquet. Au bout d'un moment, le vin monta à la tête du Tonnerre, il devint plus gai et commença à faire des farces : il leva la main droite et des éclairs apparurent. Il leva la main gauche et il se mit à tonner au point de faire se décrocher les tableaux des murs. Le diable prit peur et se glissa sous la table, tout tremblant. Alors, Jupiter frappa dans ses mains et la table se renversa. Le pauvre Lucifer blêmit comme un linge et supplia le maçon de le cacher quelque part.
« Saute par cette fenêtre ! Devant ma maison, dans le pré, il y a une meule de foin. Glisse-toi dedans et personne ne te trouvera », conseilla Ans en souriant dans sa moustache : « Mon cher, tu vas voir ce que tu vas voir ! »
Le diable obéit au maçon. Il plongea la tête la première par la fenêtre, directement dans la meule.
Pendant ce temps-là, Jupiter tout émoustillé ne savait plus quoi inventer pour épater l'assistance. Il éternuait, et des étincelles lui sortaient du nez. Il toussait et le tonnerre se déchaînait. Il soufflait, et les éclairs jaillissaient de tous côtés. Tout le monde applaudissait d'émerveillement.
« Cela n'est encore rien », protesta Jupiter. « Apportez-moi donc mon petit canon à main que j'ai laissé dans l'entrée. Alors là, vous allez voir quelque chose ! »
On tira donc le canon à l'intérieur de la pièce, et alors, quel amusement !
« Dans quelle direction puis-je tirer ? » demanda courtoisement Jupiter.
« Par la fenêtre, dans cette meule de foin juste devant la maison, si tu peux l'atteindre », conseilla le maçon en se frottant mentalement les mains de plaisir.
« Bien sûr que je peux l'atteindre ! » se vanta Jupiter.
Il pointa son canon et l'enflamma. Un coup terrifiant éclata, qui fit trembler toute la chaumière.
Lorsque la fumée se dissipa, le tas de foin avait disparu, et Lucifer avec lui !
Personne ne sait ce qu'il est advenu de lui. Est-ce que le choc l'a brisé en morceaux ?
Est-ce qu'il a été pulvérisé avec le foin jusqu'aux nuages ? Dieu seul le sait !


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