Le pauvre fermier et les animaux.



En ces temps reculés et féeriques, les animaux et les hommes parlaient le même langage. Et, comme ils se comprenaient, longtemps il n'y eut entre eux ni le moindre malentendu, ni la moindre querelle. Pourtant, l'homme était de loin le plus ingénieux, car il n'avait la possibilité de voler comme les oiseaux, ni de nager sous l'eau comme les poissons, et il ne possédait pas la force de l'ours. C'est pourquoi, les autres commencèrent à l'envier.
Un jour, un pauvre garçon construisit un chalet dans une clairière. Mais il ne resta pas longtemps démuni. Bien vite, il posséda des poules et des canards, que le renard se mit à convoiter. Il conduisit au pré un troupeau de moutons, qui excita l'envie du loup. Enfin, il défricha un lopin de forêt, pour en faire un champ à peine grand comme la main, dans lequel il planta des betteraves.
Celles-ci poussèrent, hautes et sucrées à vous en mettre l'eau à la bouche. C'est pourquoi, l'ours commença à leur tourner autour. Et ce qui devait arriver arriva : une nuit, alors que le paysan dormait profondément après sa journée de travail, l'ours se mit à l'oeuvre. Il se remplit tellement la panse qu'il eut du mal à regagner son antre, l'estomac plein à éclater.
Et, tandis que l'ours digérait tranquillement, le paysan découvrait le désastre avec tristesse. Il n'en voulut croire ses yeux. Son instinct lui disait qui était le coupable et dès lors, il ne songea plus qu'à punir le glouton.
A la nuit tombante, il apporta au champ une lourde poutre, dans laquelle il creusa une profonde entaille. Puis il alla se cacher dans un proche buisson.
Il n'eut pas à attendre longtemps. Dès qu'il fit nuit, l'ours revint en hâte vers le champ de betteraves.
Mal lui en prit. Il n'eut pas le temps d'avaler la première bouchée qu'il sentit quelque chose lui emprisonner la queue.
A cette époque, il l'avait encore longue et touffue comme celle d'un renard. C'est pourquoi, elle fut aisément prise dans le piège de la poutre.
Le paysan accourut, avant que l'ours ne parvînt à s'échapper. Et, haro sur l'indésirable ! Il commença à le frapper sur l'échine, entre les oreilles, sur les pattes...
L'ours eut beau gémir, grogner, supplier, le paysan ne s'arrêta point. A la fin, pour se libérer, l'animal tira désespérément de toutes ses forces sur son fier panache, et il n'en resta plus qu'un malheureux petit bout. Puis il s'enfuit à toutes jambes vers la forêt.
Il pleura et se désola jusqu'à ce qu'il rencontrât le loup.
« Que t'arrive-t-il, compère ? Et où est donc passée ta superbe queue ? » demanda celui-ci avec curiosité.
L'ours, à travers ses larmes, ne put que prononcer :
« C'est à cause de ce fermier ... il m'aurait battu à mort ... »
« Le fermier ? » s'étonna le loup. « Il s'est permis une chose pareille ? Mais ne t'inquiète pas. Je te garantis qu'il ne recommencera plus... »
Là-dessus, il quitta l'ours pour se diriger vers le chalet. Il faisait presque nuit. Tout était sombre et silencieux. On n'entendait que le bêlement des moutons dans la bergerie.
Cela donna justement une idée au loup : il se glissa subrepticement dans la bergerie, attrapa le plus proche mouton et regagna avec lui la forêt aussi vite qu'il le put.
Les moutons se mirent alors à faire un tel vacarme dans la bergerie que le fermier, armé de son gourdin, s'empressa de venir voir ce qui s'y passait.
Il n'eut pas besoin de beaucoup de temps pour comprendre la situation. Dans la clarté lunaire, une trace sanglante lui indiquait le chemin de la forêt...
« Nous réglerons cela demain ! » menaça-t-il en claquant la porte.
Et, de nouveau, tout redevint sombre et silencieux.
Le lendemain matin, le loup parcourut la forêt comme un beau diable pour raconter à tout le monde comment il avait vengé l'ours à lui tout seul.
« Et cette nuit même, j'y retournerai et je volerai un nouveau mouton », dit-il pour se vanter.
Il répéta ces mots devant le renard qui, lui, convoitait les poules et les canards du fermier. Comme il était plus malin et plus prudent que le loup, il répliqua :
« Je ne sais, compère, si tu as raison. Qu'arrivera-t-il si le fermier te tombe dessus, comme cela est arrivé à l'ours ? Tu n'as pas autant de force que lui pour retirer du piège ta queue prisonnière. »
« D'accord, je ne suis pas aussi fort que l'ours, mais j'ai autre chose dans le crâne ! Je sais me sauver plus vite et, de toute façon, j'aurai remarqué le piège avant de m'y laisser prendre ! »
« Je ne voulais que te mettre en garde », dit le renard en guise d'adieu. Et il poursuivit son chemin.
Le loup continua donc à se vanter auprès de tous les habitants de la forêt. Lorsque la nuit vint, il se rendit à nouveau à la bergerie pour y commettre un second larcin.
Auparavant, il se souvint de l'avertissement du renard et regarda autour de lui si aucune poutre ne le menaçait. Comme il ne voyait absolument rien, il pénétra dans l'enclos.
Il ne lui suffisait que de faire un pas pour se trouver à l'intérieur. Mais alors, le sol céda sous ses pieds et il tomba la tête la première dans un profond fossé qui se trouvait avoir été creusé là et couvert de branchages. Il y gisait encore, les quatre pattes en l'air, quand le fermier se rua sur lui, à bras raccourcis.
Il aurait pu le battre à mort. Le loup était étendu inanimé dans le trou, et les coups pleuvaient toujours. Finalement, le fermier cessa de lui-même de cogner. D'une poigne puissante, il saisit le misérable voleur par la peau du cou, le jeta sur le sentier et déclara :
« Estime-toi heureux que je te laisse en vie. Je ne le fais que dans un seul but : afin que tu avertisses tous ceux de la forêt de ce qui les attend si l'envie leur prend de venir me causer du dommage ! Je ne les épargnerai point ! »
Plus mort que vif, le loup regagna son gîte au matin, sous un rocher. Le renard l'y attendait.
« Tu sembles bien mal en point, compère, que t'est-il arrivé ? » questionna-t-il avec curiosité.
« Le fermier a manqué me tuer », avoua le loup. « Il avait creusé un fossé couvert de branches devant l'enclos et ensuite... le bâton ! Crois-moi, renard, cet homme est plus fort et plus malin que nous tous. Nous devons le laisser en paix. »
Là-dessus, épuisé et endolori, le loup s'endormit comme une bûche et le renard n'en put tirer rien de plus.
Que l'homme fût plus fort que les animaux, il voulait bien le croire. Qu'il fût aussi plus malin que le loup et que l'ours, encore plus. Mais, plus malin que lui, le renard, c'était encore à voir...
Pour en avoir le coeur net, il résolut qu'il était grand temps de se rendre lui-même au chalet.
Il faisait plein jour lorsqu'il se mit en chemin, une tige de saule entre les dents. Il ne se pressa pas, et chacun put apercevoir de loin son pelage roux.
Le fermier aussi put le voir, tandis qu'il s'affairait dans son champ. Et il s'étonna de constater que le renard se dirigeait vers chez lui. Il abandonna donc son travail, saisit son gourdin que par mesure de sécurité il ne quittait jamais, et s'en fut à la rencontre de son roux visiteur.
Quand il ouvrit le portail, quel ne fut pas son étonnement : le compère se tenait au milieu de la cour avec sa baguette, et les poules et les canards l'entouraient sans la moindre crainte.
« Tant mieux, que tu sois venu », lança le renard au fermier. « Voilà déjà longtemps que j'ai envie de te proposer d'emmener tes canards au bord de l'eau. Il fait bien sec ici pour eux ! »
Pendant un court instant, le fermier regarda le renard avec stupéfaction. Il ne pouvait croire à sa générosité. Mais il finit par proférer :
« Je vois que tu as même pensé à apporter une baguette ... Va-t'en donc avec eux à l'étang dans la forêt, mais revenez avant ce soir ! »
« Pour sûr, pour sûr, fermier, tu peux me faire confiance », grommela le renard en faisant sortir les canards en vitesse de la cour avant que l'homme ne changeât d'avis.
Si quelqu'un avait vu ce jour-là, comment le renard menait la troupe de canards à l'étang, il aurait dû se frotter les yeux, afin de s'assurer qu'il ne s'agissait pas d'une illusion.
Mais cela n'en était pas une. Le compère se comportait comme une experte gardeuse d'oies. Et ce ne fut qu'au bord de l'étang, quand il fut hors de portée de vue du fermier, qu'il jeta aux canards ce qu'il avait réellement sur le coeur :
« Il ne s'agit pas de baignade. Maintenant, je vais tous vous manger ! »
Les canards furent si effrayés qu'ils ne songèrent même pas à fuir et se tapirent dans l'herbe, à demi morts de peur. Seul, un vieux canard, rassembla son courage et dit au renard :
« Bon, tu as réussi à tromper notre maître. Ici, nous ne pouvons espérer son aide. Mais, aie pitié au moins un petit instant et laisse-nous chanter une dernière fois avant de mourir. »
« D'accord », répondit généreusement le renard, flatté que le vieux canard louât sa ruse, « mais le premier qui aura fini de chanter, je le mangerai séance tenante », ajouta-t-il avec sévérité.
Le vieux canard approuva, réunit la troupe autour de lui, et les canards entamèrent alors un tel concert que le renard en eut bien vite les oreilles brisées.
Les canards ne savaient pas chanter le moins du monde. Ils se contentaient de mêler leurs couacs, sans jamais se lasser et sans la moindre intention apparente de jamais cesser.
Ils firent un tel tapage que le fermier ne tarda pas à apparaître sur le sentier, armé de son gourdin. On devine que le renard ne l'attendit pas et préféra disparaître dans la forêt, avec cependant dans l'âme une belle rancune contre le vieux canard futé.
Le fermier aussi fut bien en colère. Bien que le renard n'eût pas touché la moindre plume de ses canards, il fut très contrarié de l'avoir laissé fuir.


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