La jeune fille au portrait.



Dans une petite maison, au bord de la mer, vivaient un jeune pêcheur et sa mère. La vieille reprisait les filets déchirés et son fils attrapait ensuite des poissons d'argent. Parfois beaucoup et parfois peu selon la générosité de la mer. Ainsi, tous deux vivaient heureux et contents.
Mais une vilaine maladie arriva jusque chez les pêcheurs. La vieille dépérit, se dessécha comme une brindille. Elle ne pouvait plus sortir, de peur que le vent du golfe ne l'emportât. Un jour, elle sembla aller mieux, croisa les mains sur sa poitrine, et s'endormit pour ne plus se réveiller.
Le jeune pêcheur pleura beaucoup car il se retrouvait maintenant seul au monde. Il n'aimait plus rentrer de la pêche dans la chaumière froide et peu accueillante. Aussi prit-il l'habitude de naviguer loin, très loin sur la mer, sans souci de la tempête qui soufflait dans sa voilure rapiécée.
Un matin, la pêche fut mauvaise. Tous les poissons évitaient son filet. Vers midi, alors que derrière lui disparaissait le rivage, d'épais nuages envahirent le ciel et firent rempart devant le soleil. De sombres reflets apparurent à la surface de l'eau. Le vent, d'abord faible, s'amplifia et emporta le bateau de pêche au large sur de hautes vagues. Le jeune homme replia sa voilure afin qu'elle ne fût pas déchirée par le vent. Il retira le filet vide et saisit le gouvernail. Mais il s'efforça en vain de guider le bateau sur le chemin du retour.
Ce ne fut que vers le soir que le vent cessa et les vagues s'apaisèrent. Tout près, le pêcheur aperçut alors de noirs écueils en bordure desquels se tenait un voilier aux mâts brisés. Lorsqu'il se rapprocha du bateau, il vit qu'il était amarré à un rocher et qu'il était abandonné. Qui sait quelle tempête l'avait entraîné jusqu'ici ?
Il grimpa sur le pont. Tout était vide et désert. Aucune souris, aucun rat ne traversèrent son chemin lorsqu'il visita l'immense épave abandonnée. En bas, dans l'entrepont, il accéda à la cabine du capitaine. Il ouvrit difficilement la porte, devant laquelle les algues s'étaient agglomérées en couches épaisses. Là aussi il n'y avait que le vide. Cela sentait le moisi. Seulement, au-dessus d'une étroite couchette, était suspendu un grand tableau, entouré d'un cadre robuste. C'était le portrait d'une très belle jeune fille possédant une opulente chevelure dorée et flottante et des yeux d'un bleu mauve. Leur regard suivait le jeune homme où qu'il se trouvât dans la cabine. Quand il fut remis de sa surprise, il décrocha le tableau du mur et dit à mi-voix :
« Non, non, je ne puis te laisser seule ici. Je t'emporte chez moi. Comme ça, je ne m'ennuirai plus autant. »
Et c'est ce qu'il fit.
La nuit même, arrivé chez lui, il suspendit le tableau sur le mur, face à la porte d'entrée.
« Ainsi, tu m'accueilleras lorsque je rentrerai à la maison », lança-t-il, plein d'admiration à la jeune fille dans le cadre de chêne.
Avant de s'endormir, fatigué et marqué par cette longue journée, il jeta encore un cou d'oeil au tendre visage et il lui sembla que les yeux rêveurs le contemplaient attentivement.
« Tu es sans doute la fille du capitaine qui a fait naufrage contre ces rochers et a péri. Sinon, il ne t'aurait pas abandonnée dans cette épave déserte. Je t'ai aimée dès le premier regard, ma belle, et je suis heureux de te savoir à présent toujours près de moi. » Il souhaita encore bonne nuit à la jeune fille et éteignit la lampe.
Depuis le jour, où il suspendit à son mur le tableau mystérieux, la vie du jeune pêcheur se transforma. Il aimait revenir de la pêche à sa maison. Dès qu'il franchissait le seuil, les yeux mauves bienveillants l'accueillaient et le suivaient tout le long de la soirée.
Avant de dormir, le pêcheur s'asseyait devant le portrait, regardait ce visage suave et parfois, d'une voix paisible, lui parlait de sa mère, de la pêche, des tempêtes, du marchand qui lui achetait ses poissons au port et qui le volait, des coquillages merveilleux, des galets d'ambre doré que le ressac apportait sur le rivage sablonneux et qui avaient la couleur de se cheveux, et des fleurs extraordinaires dans le creux des rochers qui étaient du même mauve que ses yeux...
Ainsi passaient les jours et il semblait que la paix et la lumière fussent revenues dans 1a chaumière.
Un jour, le pêcheur rentra de la pêche fatigué et affamé. Il dîna rapidement, car il devait encore réparer son vieux filet pour la pêche du lendemain. Il le sortit donc du placard et 1e déplia dans la pièce. Mais il y chercha vainement les déchirures. Le filet était soigneusement réparé, comme neuf. « Comment est-ce possible ? » se dit le pêcheur. Sa mère décédé n'avait pu le faire. Lorsqu'il regarda le tableau avant de s'endormir, il lui sembla que le yeux mauves lui souriaient légèrement.
« C'est seulement une impression », dit-il, à moitié endormi et il plongea dans 1e sommeil.
Mais, lorsqu'il rentra de la pêche le lendemain, une nouvelle surprise l'attendait : 1a chaumière était impeccable, la fenêtre ouverte et nettoyée.
« J'ai sans doute oublié de la fermer et la pluie l'aura lavée », se dit le pêcheur pour expliquer ce mystère. Et il posa, sur la corniche en dessous du tableau, un petit bouquet de blanches boules-de-neige qu'il avait cueillies en chemin en revenant du port.
Avant de s'endormir, il raconta encore à la fille-aux-cheveux-d'or comment sa mère tenait la maison propre, chaude, et accueillante. Sans doute tenait-il d'elle son goût de l'ordre. Et il lui sembla à nouveau que les yeux mauves le regardaient avec familiarité et que la jeune fille lui souriait un peu.
Quand le pêcheur rentra de mer le troisième jour, alors qu'il avait fait cette fois très mauvais et orageux et qu'il avait été difficile de ramener le bateau au port, il comprit dès le premier regard que tout ce qui se passait à présent chez lui ne se faisait pas tout seul.
Le visage de la jeune fille sur le tableau avait une expression d'impatience et même d'inquiétude. Les yeux mauves le regardaient aimablement et semblaient sourire. Dans l'âtre, un feu flambait. La table était dressée et une bonne soupe y fumait avec, à côté, du bon pain frais.
Le pêcheur ne pouvait comprendre tout cela et se contentait de hocher la tête. Il regarda le beau visage du tableau, mais la fille-aux-cheveux-d'or ne put que lui sourire mystérieusement. Sa bouche muette ne pouvait rien lui expliquer. Il mit donc encore des fleurs dans un peu d'eau claire sous le tableau et s'en fut dormir. Mais il fut long à trouver le sommeil. Il se retourna longtemps sur sa couche en réfléchissant jusqu'au matin au moyen de trouver la clé de l'énigme.
Quand le soleil se leva à l'horizon, il prit son filet, son carrelet et ses rames et se dirigea, comme d'habitude, vers le port. Là, il rangea ses ustensiles de pêche dans le bateau, puis il retourna chez lui, à pas de loup. De loin, il entendit que quelqu'un appelait les poules pour leur donner à manger dans sa cour. Il s'approcha et, du coin de l'oeil, regarda dans la chaumière. Alors, il ne put en croire ses yeux : le cadre de chêne, sur le mur, était vide, et le portrait de la fille-aux-cheveux-d'or avait disparu. Silencieusement, il franchit la barrière, examina la cour et se figea de surprise. Sur le seuil, se tenait la jeune fille du tableau, tenant dans ses bras une corbeille de grains qu'elle distribuait en souriant aux poules et au coq.
Ce jour-là, le jeune pêcheur ne se rendit pas à la pêche. Il était trop troublé et ne savait que faire pour ne pas dissiper le charme.
A la fin, il décida d'aller demander conseil à une vieille femme savante qui habitait au bout de la baie dans une petite maison de torchis en compagnie d'un chat noir et d'une sage chouette. Cette vieille femme s'y connaissait en souffrances humaines et prodiguait de bons conseils.
« Elle a déjà aidé tellement de gens ... Pourquoi pas moi ? » se dit le pêcheur en cognant à la porte d'écorce bleue.
« Je sais ce qui te tourmente, jeune homme ! » lança la vieille en guise de bienvenue. « Il s'agit de la fille du capitaine, sur le tableau, n'est-ce pas ? Elle te plaît et tu aimerais mieux la voir vivante dans ta maison que peinte dans un cadre de chêne. »
Puis elle lui donna un conseil très simple : dès que la jeune beauté sortirait à nouveau du tableau, il faudrait vite décrocher le cadre, le cacher dans une pièce et l'y enfermer à triple tour.
« Suspends la clé à ton cou et ne t'en sépare jamais ! Lorsque la jeune fille ne trouvera plus le cadre, elle ne pourra plus réintégrer le tableau et se fera un plaisir de demeurer avec toi. »
Le pêcheur s'inclina devant la vieille femme, remercia et lui promit de lui remettre tout le produit de sa prochaine pêche.
Puis il fit les choses exactement comme elle le lui avait conseillé.
Le matin suivant, il retourna chez lui. Il attendit derrière le mur que la voix de la jeune fille se fit entendre dans la cour. Puis il entra dans la demeure par la fenêtre, décrocha le cadre vide, le cacha dans la chambre, ferma celle-ci à triple tour et suspendit la clé à une petite ficelle de chanvre autour de son cou. Tout se passa comme l'avait prédit la vieille femme.
Quand la jeune fille aperçut le mur vide, elle prit peur et se mit à chercher le cadre de chêne. Elle ne le trouva point et fondit en larmes. Mais elle finit par se calmer et par s'installer à la table du pêcheur.
Le jeune pêcheur était un brave homme. Ils vécurent donc ensemble dans la petite maison au bord de la mer, heureux et contents. Plus tard, ils eurent un fils. Il hérita de la beauté de la jeune femme et de la force et de l'amour de la mer de son père. Il grandit, au grand bonheur de ses parents. Lorsqu'il devint adulte, il fut tenté par le voyage et il s'engagea comme marin sur un grand navire. Sa mère se sépara de lui à regret, mais son père lui souhaita de rencontrer en chemin tout ce qui ne lui était jamais arrivé à lui-même :
« Navigue de par le monde, mon fils, fais connaissance avec de nombreux pays et toutes sortes de gens. Tu es robuste, travailleur et intelligent. Peut-être reviendras-tu capitaine ... »
De nombreuses années s'écoulèrent. Le pêcheur était devenu un vieil homme à cheveux blancs, sans forces, et qui ne pouvait plus partir seul en mer. Quant aux cheveux blonds de sa femme, on aurait dit que de la neige argentée était tombée dessus. Mais elle était toujours belle et ses yeux mauves étaient aussi jeunes et aussi brillants que jadis, lorsqu'elle était descendue du tableau.
Le vieux pêcheur avait à présent pour habitude de s'asseoir sur le seuil de sa maison. Ses yeux pâles suivaient les marées. Il attendait patiemment qu'apparaisse à l'horizon le trois-mâts conduit par son fils. Le fils venait en effet quelquefois rendre visite à ses parents. Il leur apportait de nombreux cadeaux de pays étrangers, prenait plaisir à rester quelque temps avec eux et repartait vers d'autres terres lointaines.
Mais, par un jour d'automne, le vieux pêcheur acheva son temps de vie en ce monde. Son bon coeur cessa de battre. Lorsque sa femme le vêtit de ses plus beaux habits, elle aperçut une clé autour de son cou. Elle devina aussitôt qu'il s'agissait de celle de la pièce qui avait été close pendant toutes ces années. Elle prit la clé, ouvrit la porte et trouva le cadre de chêne parmi les filets de pêche. Elle lui sourit comme elle l'aurait fait à un vieil ami. Elle le nettoya, l'astiqua et l'accrocha au mur où il était suspendu autrefois. Puis elle alluma des cierges près du visage de son époux. Elle le caressa une dernière fois du regard de ses yeux mauves et, avec légèreté, regagna son cadre.
Par hasard, le soir même, le fils rentra d'un de ses lointains voyages. Il était devenu capitaine. Il trouva sa maison natale silencieuse et déserte. Dans la pièce principale, son père gisait mort entre les cierges consumés. Mais sa mère ne se trouvait nulle part.
Quand il y regarda mieux, que vit-il alors ? Sa mère, lui souriant sur un tableau accroché au mur. Elle était aussi belle et jeune que jadis, dans son enfance.
« Je ne me doutais pas », se dit-il tandis que les larmes lui venaient aux yeux, « que mon père avait fait faire le portrait de maman. Comme il devait l'aimer ! »
Le jour suivant, le fils du vieux pêcheur s'en alla. Il ferma la maison à clé et emporta le portrait de sa mère et son cadre sur son bateau. Il le suspendit alors dans sa cabine, au-dessus de sa couchette.
Chaque soir, avant que le sommeil ne fermât ses paupières, il regardait sa mère aux blonds cheveux, croisait son tendre regard mauve et conversait doucement avec elle, comme le faisait son père il y a des années. Et le regard maternel, éternellement jeune et souriant, l'accompagna dans tous ses voyages, dans le calme ou dans la tempête.


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