La Pardonnée
Cette légende d'amour ne peut être que d'autrefois. Elle a pour
origine Naucelles, qui se situe non loin d'Aurillac.
Il était une fois, au temps des invasions anglaises, une petite troupe de soldats qui arriva un jour
à Naucelles, où se trouvait une haute tour. Les soldats étaient chargés de surveiller la campagne, et
de prévenir en hâte le comte-évêque d'Aurillac au cas où l'ennemi se présenterait.
Un sergent commandait le détachement. Il se prénommait Hugues ; toutes les jeunes filles du village le
trouvaient beau garçon.
Mais l'officier ne leur jetait pas même un regard, ne pensant qu'à sa mission, ne quittant la tour que
pour aller à la messe, le dimanche à Naucelles.
À l'église, il rencontrait chaque fois une jeune fille appelée Luce, une orpheline dont s'occupait le
curé, chargée d'entretenir les autels, d'y déposer des fleurs dans les vases, au pied des statues. Pour
cette raison, Luce était surnommée : la Mongette, c'est-à-dire : « la petite religieuse ».
Le beau sergent ne regardait pas plus la Mongette que les autres filles, mais la Mongette, elle, ne
faisait que regarder le beau sergent, le coeur empli d'un sentiment nouveau, qui la rendait à la fois
heureuse et mélancolique.
Un jour, le sergent s'éloigna quelque peu du village, pour voir si un repli de terrain pouvait servir
de cache aux Anglais, ou pour une autre raison du même genre. Soudain il aperçut la Mongette en train
de cueillir des fleurs dans un champ.
Il s'approcha d'elle, lui demanda ce qu'elle faisait là.
- C'est pour orner la statue de la Sainte Vierge, répondit-elle.
- Il ne faut pas sortir de Naucelles, l'ennemi rôde.
Hugues raccompagna Luce, qui tremblait un peu. À partir de ce jour-là, l'officier changea de
comportement : non seulement il s'efforçait de rencontrer la jeune fille, le dimanche, en allant à la
messe, mais il lui arriva souvent de quitter la tour pour se promener dans les rues du village. De
loin, la Mongette avait un sourire pour lui, et le sergent pressait le pas, le visage empourpré.
Et puis, arriva le temps où le sergent dut repartir pour Aurillac avec son détachement. D'autres
soldats venaient prendre la relève, conduits par un autre sergent.
Ce matin-là, Hugues passa avec ses hommes devant la maison de Luce. Il ne put s'en empêcher, et se mit
à chanter une vieille chanson qui disait à peu près :
« Adieu, la belle, je m'en vais,
Mon coeur saigne de regret.. »
La Mongette entendit la chanson, cachée derrière son rideau. Elle comprit que l'officier l'aimait,
autant qu'elle l'aimait, elle, en cachette...
Elle ne put résister, fit un baluchon de ses affaires, se glissa jusqu'à l'église sans être vue de
personne. Au pied de la statue de la Vierge, elle déposa ses clefs, fit une prière, demandant à la
sainte de lui pardonner et de veiller sur elle.
Puis elle se sauva, prit la route d’Aurillac. Elle se sentait décidée, mais pleine de honte : en ce
temps-là, il n'y avait pire déshonneur pour une fille que de se jeter au cou des garçons...
Arrivée en ville, elle réussit à retrouver son sergent. Quand elle fut devant lui, un même élan les
réunit dans les bras l'un de l'autre.
Ils vécurent ensemble et furent heureux. Hélas, un soir, tandis que le sergent était de service, il fut
envoyé avec d'autres soldats séparer deux groupes d'ivrognes en train de se battre. Hugues reçut un
coup de couteau, et mourut en prononçant le nom de la Mongette.
Celle-ci éprouva un tel désespoir qu'elle en tomba malade et dut être hospitalisée. Le temps fit son
oeuvre, calma peu à peu l'horrible chagrin. La Mongette fut prise par un profond désir de retrouver
Naucelles. Elle hésita longtemps : que diraient les gens en la revoyant ? Ils devaient la juger si
mal !
Finalement, elle ne put résister, reprit le chemin de son village natal. Elle y arriva le soir tombé,
se dirigea tout naturellement vers l'église. Le sacristain bêchait dans le jardin. Elle s'approcha de
lui, le visage dissimulé par un fichu. Elle ne savait comment l'aborder ; que lui dire ?
Alors, timidement, elle lui demanda s'il se souvenait d'une jeune fille appelée Luce qui travaillait
ici, dans le temps.
Étonné, le bonhomme releva la tête :
- Bien sûr que je m'en souviens. Elle est toujours là. Même que si vous voulez la rencontrer, elle
s'occupe des fleurs en ce moment, à l'intérieur de l'église.
Luce crut le sacristain devenu un peu fou. Elle pénétra pourtant dans l'édifice. Au pied de la statue
de la Sainte Vierge, elle aperçut une autre jeune fille. Celle-ci se tourna, et Luce vit qu'elle lui
ressemblait comme deux gouttes d'eau. L'inconnue lui dit seulement d'une voix très douce :
- J'attendais ton retour, la Mongette. Reprends ta place, personne ne s'est aperçu que tu étais partie,
puisque je t'ai remplacée. Personne ne te fera donc le moindre reproche sur ta conduite. Tu vois, tu
me l'avais demandé, j'ai veillé sur toi comme j'ai pu.
L'ombre s'évanouit, Luce se retrouva seule ; elle prit les fleurs amassées devant elle au pied de la
statue de la Vierge, releva la tête. Dans l'ombre, auréolée d'une pâle lumière, la Vierge lui
souriait.
Si vous passez par Naucelles, vous pourrez voir les ruines de sa tour, sur la route de Jussac. En
revanche, je crois qu'a disparu du cimetière la dalle qui portait jadis l'inscription : « Pierre de la
pardonnée ».
Il était si petit de taille qu'il tenait dans le creux d'une main.
Pour cela, du côté de Brioude on l'appela : Plein-Poignet.
La terre restait en friche à cause des guerres, le peu qu'on en tirait allait aux seigneurs. Les
paysans, eux, devaient manger de l'herbe. Pas étonnant, compte tenu de cette situation, que la pauvre
paysanne décide de se débarrasser de son plus jeune enfant : Plein-Poignet. Pourtant, le malheureux, de
taille minuscule, ne mangeait que peu. Peu, c'était déjà trop, Plein-Poignet n'étant capable de rien
faire pour gagner sa vie.
La femme dit à ses deux autres enfants, en train de pleurer famine :
- Allez perdre votre frère au fond de la forêt...
- Et nous, mère, comment ferons-nous pour en revenir ?
- Semez des cailloux blancs tout le long du chemin.
Les trois enfants s'en allèrent donc. Au coeur du bois, les deux grands dirent à leur frère de les
attendre, et se sauvèrent en courant.
Planpougnis attendit, puis s’inquiéta, les autres ne revenaient point. Comme il n'était pas bête, il
remarqua les petits cailloux blancs, se mit en route en suivant leur trace.
Ainsi put-il retrouver la chaumière familiale, où sa mère soupirait de profonde tristesse devant le feu,
ses autres enfants endormis, le ventre creux.
Plein-Poignet frappa à la porte. La pauvre paysanne vint lui ouvrir, cria de bonheur en le revoyant.
Elle lui fit manger un restant de soupe à l'eau, et l'envoya se coucher.
Mais le lendemain, le problème se posa de nouveau : elle ne pouvait plus le nourrir, il fallait perdre
son petit pour essayer de sauver les deux autres... Elle demanda donc aux trois enfants de repartir en
forêt, et recommanda aux plus grands d'y laisser leur frère, et de telle sorte qu'il ne puisse retrouver
son chemin.
Cette fois, les garçons, en abandonnant Planpougnis, ramassèrent les cailloux derrière eux. Si bien que
le tout-petit, resté seul, ne sut plus où aller... Plein-Poignet erra dans la forêt profonde des heures
durant. Il finit par se retrouver au bord d'un champ, dans un endroit inconnu.
Il pénétra dans ce champ, voulant le traverser. Soudain, il entendit du bruit, un bruit proche, assez
effrayant pour qu'il se cache au milieu d'une belle touffe d'herbe. Le bruit était celui que faisait le
boeuf Morel ou Gaillard, on ne sait plus, en train de pâturer tranquillement. Le boeuf approcha de la
belle touffe, et, hop, l'avala d'un seul coup, Planpougnis avec. Pendant ce temps, la pauvre paysanne
pleurait à nouveau, assise auprès de son feu, le coeur débordant de chagrin et de remords. À chaque
bruit qu'elle entendait dehors, elle relevait la tête, pleine d'espoir. Mais cette fois Plein-Poignet
ne revenait pas.
À la fin, elle sortit de sa cabane et s'en alla dans le bois, où elle erra toute la nuit à la recherche
de son fils. Et le vent, et les arbres, semblaient lui répéter sans cesse :
- Mauvaise mère, mauvaise mère...
À l'aube, elle rentra chez elle, désespérée.
Planpougnis se débattait en vain dans le ventre du boeuf Morel ou Gaillard. Il n'aurait jamais réussi à
en sortir tout seul. Par bonheur, le matin, un paysan vint chercher l'animal, l'amena dans la cour de
sa ferme où l'attendait le boucher.
Le boucher tua le boeuf, emporta la viande, jeta les boyaux. Un loup passait par là ; faute de mieux,
il avala la tripaille, Planpougnis compris. « Ce sera mieux que rien, pensait le loup. En attendant que
je rencontre un bel agneau ou une tendre chevrette... »
Plein-Poignet était passé d'une prison à une autre. N'arrivant toujours pas à se délivrer seul, il eut
recours à la ruse.
Le loup, affamé, cherchait une proie à travers la campagne. Seulement, dès qu'il approchait à la
dérobée d'un troupeau, Planpougnis se mettait à crier de toutes ses forces :
- Au loup, berger, au loup. Attention à tes bêtes !
Bien que minuscule, Plein-Poignet ne manquait pas de voix. Les bergers alertés brandissaient leurs
bâtons, lançaient leurs chiens, le loup n'avait plus qu'à fuir.
À la fin, le loup alla consulter le renard :
- Il faut que tu m'aides... Je ne sais pas ce qui se passe dans mon ventre, j'ai dû avaler quelque chose
de mauvais, et qui crie, en plus, dès que j'approche d'un mouton, d'une brebis ou d'une chèvre. Dis-moi
comment faire pour m'en débarrasser, sinon, je vais mourir de faim.
Le renard réfléchit. Malin, il trouva un moyen, et dit au loup :
- Tu vois ces deux arbres là-bas, qui se touchent presque ? Eh bien, tu vas passer entre eux. Tu auras
du mal, soit, mais tu te débarrasseras de ce qui t'encombre le ventre.
Le loup obéit... Oh oui, il eut du mal à glisser sa carcasse entre les deux troncs épais qui lui
écrasaient la peau. Ses côtes en craquaient, il pensa en mourir.
Mais son effort aboutit. Planpougnis, expulsé, se retrouva par terre, aussi satisfait que le loup, en
train de fuir en compagnie de son compère le renard.
- Voilà une bonne chose de faite...
Un ruisseau coulait là, Plein-Poignet y prit un bain bien nécessaire. Ensuite, il décida de rentrer à
la maison. Comme il n'en connaissait pas le chemin, il monta au sommet d'un gros hêtre, essayant de se
repérer.
Tandis qu'il scrutait l'horizon, il entendit du bruit au pied de l'arbre : deux voleurs venaient de
s'arrêter et commençaient à partager le contenu d'une bourse emplie de pièces d'or :
- Une pour toi, une pour moi...
Planpougnis cria alors de sa voix retentissante :
- Vous êtes pris, voleurs ! Rendez-vous !
Les bandits, croyant à l'arrivée des gendarmes, se sauvèrent à toutes jambes, abandonnant leur butin.
Planpougnis dégringola de sa cachette... et se gratta la tête, ennuyé : il y avait devant lui un tas de
pièces d'or, et une grosse bourse de cuir. Seulement, une fois les pièces rangées, il se sentait
incapable d'emporter sa nouvelle fortune, bien trop lourde pour lui.
Par bonheur, au même instant, sa mère parut. Au matin, elle avait repris ses recherches, et venait
d'entendre la voix de son fils.
- Je l'ai retrouvé ! cria-t-elle en sanglotant de joie.
Ils s'embrassèrent bien fort. La pauvre paysanne ramassa l'argent, et ils prirent ensemble le chemin
de la maison, sûrs de pouvoir manger tout l'hiver.
Ce conte mystérieux a pour cadre la forêt de Crouzilhac, dans la
Haute-Loire, près de Tence et d'Yssingeaux.
Le soir tombe sur le château, les ombres s'allongent. C'est l'heure où le trouble envahit les
esprits, l'émotion serre les coeurs, la peur gagne.
Comme chaque soir, le châtelain tente de réagir :
- Qu'on lève le pont-levis ! ordonne-t-il.
- C'est fait, seigneur.
- Qu'on mette en place les hommes de garde !
Bardés de fer, armés de puissantes arbalètes, les soldats s'installent aux mâchicoulis...
Qu'ordonner encore ? Le seigneur réfléchit. Portes et fenêtres sont barricadées, les fermetures
renforcées par de solides madriers. Chaque serviteur, chaque garde est à sa place, prêt à réagir...
« Mais, peut-on réagir ? » songe le châtelain avec angoisse. Et voici la comtesse, et sa fille. Les
deux femmes sont pâles, leurs lèvres tremblent ; pourtant, elles tentent de faire bonne figure.
- Allons-nous sur le balcon, mon ami ? demande la comtesse.
La fenêtre, la seule ouverte de tout le château, donne sur le parc et la forêt. Tout semble paisible,
rien ne bouge.
- Peut-être ne viendra-t-il pas ce soir ? murmure la comtesse.
Son époux soupire ; il n'ose y croire, ce serait trop beau, le calme retrouvé, la malédiction éteinte.
Non, elle dure depuis des siècles, cette malédiction, il n'y a aucune raison pour qu'elle s'achève...
Le soleil disparaît à l'horizon, maintenant chacun retient son souffle. Et soudain, la comtesse étouffe
un gémissement.
- Le voilà...
À l'orée du bois, vient de paraître un petit homme vêtu de blanc, un esprit, un fantôme, le petit homme
de Crouzilhac. On distingue mal son visage, il marche à pas pressés, tenant dans ses bras, sans effort
apparent, une énorme pierre, blanche, elle aussi.
Les gens du château regardent, fascinés, cette ombre familière. Un tressaillement de rage agite le
seigneur. Il hurle :
- Tirez ! Mais tirez donc !
Les lourdes arbalètes lancent leurs flèches aiguisées, qui sifflent dans les airs.
Le petit homme de Crouzilhac continue imperturbablement sa marche, sans même tourner la tête. Pourtant
deux ou trois traits semblent l'avoir traversé, les soldats sont des tireurs habiles...
- Vous savez bien, mon ami, qu'on ne peut rien contre lui, dit la comtesse d'une voix faible.
Sa fille approuve, l'émotion lui tire des larmes des yeux. À nouveau, le seigneur soupire, sans
répondre.
Le petit homme s'enfonce dans la forêt, on ne voit plus parmi les arbres que sa pierre blanche haut
levée, qui paraît par moments avant de disparaître.
- On dirait qu'il se rapproche du château chaque jour davantage, reprend la comtesse.
Le lendemain de ce jour, semblable à tous les autres, un cavalier arrive au château. C'est un voyageur,
qui réclame l’hospitalité. On la lui accorde d'autant plus volontiers que le voyageur est un homme
jeune, beau garçon, qui semble ne manquer ni de coeur ni d'esprit.
Il ne faut pas longtemps pour que naisse un sentiment d'amitié entre le nouveau venu et les châtelains.
Et la jeune fille, elle, s'étonne, en écoutant son coeur battre plus fort que d'habitude.
Tout naturellement, le soir venu, le seigneur parle à son hôte du petit homme de Crouzilhac.
D'ailleurs, c'est l'heure de son passage quotidien.
- Venez le voir avec nous, chevalier.
Le petit homme, ce soir-là, quitte l'orée du bois, et pénètre quelque peu dans le parc. Ainsi, on peut
mieux distinguer sa silhouette, son visage aux traits figés, ses yeux fixes qui semblent regarder sans
voir... Le petit homme ne s'arrête pas et finit par s'évanouir dans l'ombre.
- Mais enfin, c'est insensé ! s'exclame le visiteur. Et on ne peut vraiment rien contre lui ?
Le seigneur raconte : les flèches sans effet, comme les pièges, les expéditions lancées et se terminant
chaque fois par la fuite des poursuivants apeurés, la malédiction qui dure depuis des siècles...
Le visiteur regarde la jeune fille du château, la tristesse inscrite dans ses yeux. Il lève les bras et
déclare :
- Moi, je vous débarrasserai du petit homme !
Dès la pointe du jour, il se met en chasse, battant la forêt à cheval, effrayant les sangliers, faisant
fuir les oiseaux. Et soudain, par hasard, ou grâce à une chance merveilleuse, dans l'après-midi, au
sortir d'un sentier, il tombe nez à nez avec le petit homme.
Tous deux s'arrêtent, aussi surpris l'un que l'autre. Le cavalier tire son épée du fourreau. Un pâle
sourire passe dans le regard du fantôme :
- Tu ne peux pas me tuer, chevalier, puisque je suis déjà mort, dit-il.
- Si tu es mort, pourquoi ne pas reposer dans la paix d'un cimetière, au lieu de troubler les
vivants ?
Le petit homme explique tristement : il ne veut de mal à personne, trois cents années auparavant il
était un riche paysan ; un jour il avait déplacé une borne marquant les limites de ses terres, pour en
gagner quelque peu au détriment de son voisin. Alors, à sa mort, la justice divine l'avait condamné à
remettre la borne en place avant de trouver le repos éternel.
- Voilà pourquoi je marche depuis, portant la pierre dans mes bras... Seulement, je ne retrouve plus sa
place exacte. J'ai beau chercher, j'ai perdu la mémoire...
- Ça tombe bien, dit le chevalier, la place de la borne est ici.
Il montre le pied d'un arbre.
- Tu es sûr ? demande le petit homme, étonné.
Le chevalier n'est sûr de rien, mais il pense qu'après trois cents années, la punition est suffisante.
Il confirme donc.
Le petit homme dépose sa pierre ; un immense soulagement est inscrit sur son visage.
- Merci, dit-il seulement.
Et il s'en va... Jamais plus on ne le reverra.
Quant au chevalier, il retourne au château, fort satisfait, annoncer la fin de la malédiction. Bien
entendu, le seigneur lui offre sa fille en mariage.
Des loups, un lion, un renard, une chèvre, mais aussi une abeille,
un crapaud et des puces... Lisez plutôt.
LE RETOUR DU LOUP
Le loup rentre chez lui et trouve fermée la porte de son antre. Pas possible, quelqu'un est à
l'intérieur.
- Ouvrez ! crie-t-il. Qui est là ? Sortez de ma maison !
Une voix répond :
- Je suis chevrette, cornes sur la tête, si tu entres, je t'éventrer...
« Ben, voilà autre chose », se dit le loup mécontent.
Ne sachant que faire, il va consulter le renard. Celui-ci, d'habitude plein de ruse, ne sait que dire
ce jour-là. Et puis, une chèvre décidée, avec de bonnes cornes sur la tête, ça peut faire des dégâts,
mieux vaut s'éloigner.
- Excuse-moi, le loup, j'ai beaucoup d'occupations aujourd'hui...
Prudent, le renard se sauve, laissant l'autre fort dépité. Survient alors une abeille.
- Hé, le loup, que se passe-t-il ? Tu fais une drôle de tête.
Le loup lui explique ses ennuis, et ajoute avec un dédain :
- Tu es bien trop petite pour m'aider.
- Qu'en sais-tu ! Regarde plutôt.
L’abeille bourdonne à la porte :
- Toc, toc, ouvrez-moi...
- Passe ton chemin, réplique la chevrette, cornes pointées sur la tête : si tu entres je t'éventre.
Mais l'abeille, sans s'effrayer du discours, se glisse par le trou de la serrure, pénètre dans la
maison, et s'en va piquer la chèvre aux fesses.
Chevrette bêle de douleur, fait un grand bond en avant, défonce la porte de ses cornes, et fuit dans la
campagne. Elle court encore.
- Merci, dit le loup à l'abeille. Je suis aussi étonné que content : je ne t'aurais pas crue capable
de me rendre un tel service.
- C'est que tu ne connais pas le proverbe : « On a souvent besoin d'un plus petit que soi ».
(Conte du Puy-de-Dôme)
LES PUCES
Dieu se promène avec saint Pierre dans les gorges de la Loire, entre Chamalières et Vorey. Ils
discourent gravement, évoquant les grands problèmes de notre monde.
À un moment donné, ils suspendent leur marche, en apercevant une femme assise au bord de l'eau,
désoeuvrée, inactive, et dont l'attitude reflète un profond ennui.
Assez mécontent, Dieu l'observe en réfléchissant. Et puis, son regard s'éclaire. Il s'en approche,
tire de sa poche une poignée de puces. Il vient de les créer. Il les lance sur la femme en disant :
- Voilà qui va t'occuper maintenant. Remercie-moi : l'oisiveté est la mère de tous les vices...
NAISSANCE DU CRAPAUD
Il était une fois, à Fraisses, dans le Forez, près du Velay, trois frères, assis autour d'une table,
prêts à se partager un poulet succulent.
Tout à coup, on frappe à la porte.
- C'est notre père, disent les enfants.
Aussitôt, avant de le laisser entrer, ils s'empressent de cacher le poulet dans le buffet... Une fois le
père reparti, ils ouvrent le meuble. Seulement, ils trouvent dans le plat, au lieu du poulet, un animal
inconnu, visqueux, qui leur provoque un haut-le-coeur : un crapaud.
LE RENARD ET LE LOUP
Les loups de l'Aubrac étaient jadis aussi bêtes qu'ailleurs. Et les renards aussi malins.
Un jour, un loup affamé vint trouver un renard :
- J'ai faim. As-tu une idée à me souffler pour que je puisse me restaurer ?
Facile, répondit le renard. Accompagne-moi.
Les deux compagnons se retrouvèrent bientôt près d'un poulailler. La porte en était soigneusement
fermée ; seulement une brèche venait de se faire dans le mur, que le renard avait, bien entendu,
remarquée tout de suite.
Les yeux du loup brillèrent :
- On y va ? demanda-t-il.
- On y va.
Et voilà les deux bandits dans la place. Le renard attaque, et mange une poule, puis s'arrête ; mais le
loup, lui, se goinfre, avale tant et tant de volailles que son ventre se remplit, enfle, devient
énorme.
Soudain, du bruit se fait entendre à la porte. Le renard, d'un bond, franchit la brèche du mur, et
s'enfuit. Le loup, lui, se hisse tant bien que mal jusqu'à l'ouverture, mais ne peut plus la passer à
cause de la grosseur de son ventre.
Le fermier entre dans le poulailler, se précipite vers le loup, son gourdin à la main. Aïe, aïe, aïe !
La gourmandise est un vilain défaut.
LE LOUP, LE LION ET L’HOMME
Le loup va à la foire. En chemin, il rattrape le lion à la longue crinière, et le salue avec
respect.
Je vous admire, lui dit-il, d'être grand et puissant. Et quelle allure fière, décidée. Vous ne
craignez donc personne.
- Personne, confirme le lion.
- Moi, reprend le loup, j'ai peur de tout. Voilà pourquoi je me terre le jour, et ne sors du bois que
la nuit. Je m'attaque aux oiseaux, faibles créatures sans défense, pourtant ce sont là des proies sans
beaucoup d'intérêt. Voyez-vous, j'aime surtout les moutons, mais les moutons sont protégés par les
hommes...
- Tu as donc peur des hommes, si je comprends bien ?
- Oh oui, soupire le loup, j'en ai peur, en effet.
- Moi, je ne connais pas les hommes, je n'en ai jamais vu un seul. Tu devrais me les faire connaître.
- Avec plaisir, Sire, dès que l'occasion se présentera.
Les deux animaux poursuivent leur chemin. Un peu plus tard, ils rencontrent un enfant.
- Celui-là, je ne le crains pas, explique le loup. Ce n'est pas encore un homme.
- En effet, dit le lion. J'ai à peine pu l'apercevoir : il avait déjà disparu en courant...
Après un autre temps de marche, les animaux rencontrent un vieillard.
- Celui-là non plus je ne le crains pas, dit le loup. Ce n'est déjà plus un homme.
- Je te crois, à notre approche il s'est laissé tomber dans le fossé, et il est si bien enfoui sous les
feuilles que je ne peux même pas voir de quoi il a l'air...
Ils vont plus loin et rencontrent un soldat, son fusil sur l'épaule.
- Celui-ci est un homme, bégaie le loup tout à coup effrayé. Excusez-moi, je me sauve.
Le lion reste seul, regarde le soldat : « Il n'a pas l'air si terrible que ça », se dit-il.
Il rugit donc, s'élance vers lui à grands bonds. Mais le soldat l'a vu, a empoigné son arme, tire une
première balle. Surpris par la douleur, le lion blessé s'arrête un instant avant de repartir à
l'attaque. Une seconde balle l'envoie au sol. Le roi des animaux se relève à nouveau, furieux...
Le soldat n'a plus de munitions dans son fusil. Il sort son sabre du fourreau, et, d'un seul coup,
tranche la patte de son adversaire.
Cette fois le lion a compris, il recule, se sauve à grand-peine, emportant la patte coupée dans sa
gueule.
Plein de douleur et de faiblesse, il va trouver le loup qui l'attend plus loin, caché derrière un
arbre :
- Maintenant je connais l'homme, lui dit-il seulement, avant de s'allonger à terre pour mourir.
(Conte de Vorey, dans la Haute-Loire)
Aventures d'un garçon qui n'avait pas froid aux yeux, telles qu'on
les raconte dans le Cantal, à Aurillac et ailleurs.
Il était une fois un seigneur qui avait trois fils. Il possédait aussi auprès de sa maison, un
superbe verger auquel il tenait beaucoup, car les arbres produisaient des fruits remarquables, des
pommes, des poires, des prunes, savoureuses comme nulle part ailleurs.
Un matin, le seigneur s'aperçut qu'on lui avait volé un plein panier de poires fondantes, mûres à point,
qu'il s'apprêtait justement à cueillir. Furieux, il ordonna à son fils aîné :
- La nuit prochaine, tu resteras à veiller dans le verger.
- Oui, mon père.
Le soir venu, le fils aîné prit son fusil se cacha près d'un arbre, et attendit. Seulement, en plus du
fusil, il avait également emporté une bonne bouteille de vin pour lui tenir compagnie. La bouteille
vidée, il s'endormit, d'un sommeil si profond qu'il n'entendit pas les voleurs revenir, escalader les
poiriers, et emporter cette fois un plein sac de bonnes poires.
Fureur du seigneur, le lendemain. Il traita son aîné d'incapable, et dit que le deuxième fils prendrait
sa place la prochaine nuit.
Hélas, le deuxième fils ne fit pas mieux que son frère aîné. Lui aussi but sa bouteille, lui aussi
s'endormit. Cette fois, les voleurs emportèrent deux sacs emplis de fruits...
Bien entendu, le seigneur eut au matin un nouvel accès de rage. Le plus jeune des trois frères
s'appelait Pierre. Ce fut son tour d'aller garder le jardin. Lui ne prit que le fusil, pas la
bouteille, si bien qu'il resta éveillé et vit, au clair de lune, une ombre escalader le mur du
verger.
Il attrapa son fusil, visa, appuya sur la gâchette. Le voleur tomba raide mort.
Au bruit, le seigneur accourut. Il leva les bras au ciel, et prit peur pour son fils :
- On risque de t'arrêter... Sauve-toi, malheureux, tu n'aurais pas dû tirer, mais seulement effrayer le
voleur.
Pierre se sauva, emportant pour tout bagage un cadeau de son père : un sac miraculeux, capable de
contenir n'importe quoi, ou n'importe qui.
Pierre marchait dans la forêt lorsqu'il vit descendre du haut d'un chêne un homme à l'aspect étrange,
effrayant même, blanc comme la cire... C'était un revenant ! Mais Pierre en le voyant n'éprouva nulle
crainte, car il n'avait pas peur de grand-chose :
- Qui es-tu ? demanda-t-il seulement.
- Un pauvre malheureux ! Jadis j'ai volé dans une église des objets du culte. Et je n'irai au paradis
qu'une fois les objets rendus par quelqu'un qui les déterrera de leur cachette et ira les reporter.
- Je le ferai !
- Tu n'as donc pas peur de moi comme tous les autres ?
- Non.
- D'habitude, qui me voit, se sauve...
- Pas moi.
Pierre laissa le revenant, alla frapper à la porte du presbytère voisin. Le curé lui prêta pelle et
pioche... Pierre retrouva sans peine les objets volés voilà très longtemps par le revenant. Tout
heureux, le prêtre s'en fut les remettre à leur place dans l'église. Au même instant, par le portail
ouvert, les deux hommes virent passer dans le ciel une étoile filante : le voleur pardonné allait au
paradis.
- Puisque tu es si brave, dit le curé à Pierre, tu devrais te rendre au château, en haut de la montagne.
Monsieur Ropotou, le diable, s'y est installé. Chasse-le !
- J'irai, dit Pierre. J'ai déjà un sac miraculeux donné par mon père ; j'y ajoute un bon bâton, et je
ne crains plus personne.
Le garçon alla donc au château d'un pas assuré. La forteresse semblait déserte. Pourtant un feu
brûlait dans la cheminée de la grande cuisine. Pierre s'installa près de lui et se réchauffa
tranquillement les mains.
Tout à coup, un grand bruit se fit entendre, et un diable noir, cornu et laid surgit des flammes.
- Que fais-tu là ? cria-t-il en grimaçant.
- Tu le vois bien, je me chauffe, répondit Pierre.
Le démon parut surpris par la réaction du garçon, qui ne criait pas à sa vue, qui ne fuyait pas, et ne
semblait guère le craindre.
- Veux-tu manger du cochon rôti ?
- Non, merci, répondit Pierre, qui se doutait bien que la nourriture offerte par le diable serait
ensorcelée.
- Tant pis, dit monsieur Ropotou. En ce cas, on va jouer.
Il fit un geste de la main, et des diablotins parurent, portant un jeu de quilles. Seulement, les
quilles étaient des ossements humains, et la boule, un crâne.
Pierre joua avec le diable et gagna la partie.
Tu me dois un gage, dit-il. Entre là-dedans.
Le démon n'eut pas le temps de réagir : Pierre le fourrait déjà dans son sac magique. Ropotou eut beau
se démener de toutes ses forces, il n'arriva pas à en sortir.
- Tu ne seras libre, dit Pierre, que lorsque tu signeras un papier disant que tu quittes à jamais ce
château.
- Je ne signerai pas ! cria le diable.
- À ta guise !
Pierre attrapa son bâton et se mit à frapper le démon dans le sac. Monsieur Ropotou hurla longtemps
avant de céder et de signer le papier du garçon. Ensuite, il s'enfuit, ses diablotins à sa suite.
Pierre retourna au presbytère raconter sa victoire au curé, lequel, tout heureux, voulut à toute force
le présenter au véritable propriétaire du château.
Ce dernier avait une fille, aussi belle que sage. Dès qu'elle vit Pierre, la jeune fille en tomba
amoureuse. Le garçon aussi l'aima tout de suite. Pourtant, il lui déclara d'un air fanfaron :
- J'épouserai seulement qui saura me faire peur !
- Je vous ferai peur, promit-elle.
- Ca m'étonnerait.
La fille essaya de vingt façons, sans y parvenir ; Pierre en riait... À la fin, elle fit semblant de
renoncer, mais demanda qu'on mette dans le pétrin du château, cent pigeons vivants. Une toile couvrait
le coffre.
Au matin, elle demanda à Pierre :
Aidez-moi, je vous prie, à ôter la couverture. On va pétrir la pâte, faire le pain.
Il obéit, tira la toile. Et cent pigeons à la fois lui sautèrent brusquement au visage ! Cette fois, il
eut peur.
Voilà comment il épousa la fille du seigneur. Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d'enfants.